L’euro s’est construit à coups de manipulations comptables et de mensonges bancaires
Par Jean-Luc Gréau
Le discours médiatique et politique qui accompagne le drame de l’euro et celui, concomitant, de l’Europe, s’efforce de réduire son enjeu à des trivialités. Le séisme qui a commencé à ravager le Vieux Continent viendrait de ce que certains pays ont commis des « erreurs ». Erreurs pardonnables, cela va de soi, mais surtout réparables. Ceux qui se sont risqués à nous lire savent ce que nous en pensons. Le vice de conception qui affecte l’euro depuis son origine a provoqué une crise irrémédiable dont la gravité s’accentue au fil des mois sous l’effet de politiques inopérantes d’austérité publique et salariale.
Mais il ne faut pas s’en tenir à la leçon intellectuelle de la malfaçon de l’euro. Après la Grèce, l’Irlande, le Portugal, l’Espagne, la crise opère son action de dévoilement à Chypre. La Chypre grecque, membre à part entière de l’Europe et de l’euro. Ce pays provoque au sein des instances européennes un conflit disproportionné au regard de sa population de 850 000 habitants et de son PIB affiché de 16 milliards d’euros égal à 0, 2 % du PIB total de la zone. Mais il fournit surtout la quatrième démonstration de ces falsifications auxquelles se sont livrées différents pays, des fautes donc, et non pas des erreurs comme se plaisent à le dire les commentateurs. Récapitulons ces falsifications.
Le trucage des comptes publics grecs est la seule avouée à ce jour. Dans les faits, il y en a eu deux, de trucages. Le premier oublié, qui a permis à la Grèce de remplir les critères d’appartenance à l’euro à la fin de la décennie quatre-vingt-dix. C’est à ce trucage que Mario Draghi, alors président de Goldman Sachs Europe, a prêté son concours. Le deuxième a été révélé par Andréas Papandréou après son entrée en fonctions à l’automne 2009. Ses prédécesseurs ne révélaient qu’un petit tiers du déficit budgétaire accusé par les finances publiques.
La question n’a guère été posée de savoir comment les échelons supérieurs, conseil des ministres ECOFIN, Commission européenne et BCE avaient pu ignorer la véritable situation financière d’Athènes. Ils ne l’ont pas ignorée. Chaque Etat de la zone émet en effet deux adjudications hebdomadaires de bons et d’obligations du Trésor, dont les montants renseignent sur l’évolution de la trésorerie et du déficit. Leur croissance trahit la détérioration de la situation financière. Nous avons vu cela à l’occasion de la crise occidentale : tous les Trésors ont accru leurs émissions d’emprunts. La montée en flèche de celles du Trésor grec permettait de découvrir le pot aux roses. Mais Bruxelles et Francfort sont restés inertes.
Le caractère factice de la production irlandaise n’apparaît nulle part. Ce pays, entré le deuxième dans le processus de crise, a bénéficié de concours massifs du fonds de sauvetage européen, après la faillite cataclysmique de ses banques. Le Tigre celtique s’était dopé à l’EPO de la dette. On a donc cessé de s’extasier sur les performances de l’économie de Dublin. Mais, ce faisant, on a commis une seconde erreur d’appréciation, plus significative que la première, à notre humble avis. Car le PIB irlandais affiché après une récession avouée de plus de 10% est encore faux. Non pas qu’il soit falsifié comme l’ont été les comptes publics de la Grèce. Mais c’est un PIB « comptable ». Le PIB, en Irlande comme partout ailleurs, représente la somme des valeurs ajoutées par les entreprises travaillant sur le territoire. Tout dépend donc de la façon dont ces valeurs ajoutées apparaissent dans les comptes des entreprises. Or, les entreprises multinationales opérant en Irlande, General Electric ou les groupes pharmaceutiques, s’ingénient à transférer vers Dublin la valeur ajoutée et les profits qui se forment sous d’autres cieux[1], aux Etats-Unis ou en Europe continentale, afin de bénéficier du taux d’imposition des bénéfices de 12%. Avec un impact énorme sur le PIB d’un pays de 4,4 millions d’habitants.
Cet impact ne peut se mesurer qu’indirectement. D’abord avec les données de la production par tête. En 2012, l’Irlandais au travail a représenté une production par tête supérieure à celle de ses homologues allemand et français. Ensuite, avec celles de la composition du PIB. Celui de l’Irlande est composé aux neuf dixièmes par les exportations ! Cela signifie que les productions de toutes sortes destinées à la demande locale, depuis le coiffeur jusqu’au professeur, en passant par le camionneur ou le boulanger, ne fournissent qu’un dixième de la richesse produite. Et cela signifie encore que l’Irlandais exporte beaucoup plus que l’Allemand ou le Suédois.
Le PIB, gonflé par les manipulations comptables des multinationales, est largement factice. Et c’est pourquoi le gouvernement de Dublin a toujours refusé de normaliser son taux d’imposition sur les bénéfices. Il en découlerait un effondrement comptable du PIB et, dans son sillage, une explosion des chiffres des déficits et des dettes. La dette publique de l’Irlande, comptabilisée à plus 110% du PIB, se verrait massivement réévaluée, à un niveau proche de celui de la Grèce, soit 180% à peu près. Il faudrait avouer, une fois pour toutes, l’insolvabilité de l’Irlande.
La falsification du PIB espagnol par le gouvernement et la banque d’Espagne. Nous nous en sommes expliqués dans « Le taureau espagnol au centre de l’arène européenne »[2]. Le montant de la consommation totale reste stable, alors que la consommation de détail, qui en représente la moitié, a baissé de 30%. Une baisse de plusieurs points de PIB est ainsi gommée par les statisticiens indélicats. Une confirmation indirecte précieuse de cette falsification nous est par ailleurs fournie par les chiffres du chômage. Entre 2007 et fin 2012, les taux de chômage de la Grèce et de l’Espagne ont suivi des évolutions parallèles, grimpant de 8 à 26% de la population active, tandis que les baisses respectives des PIB affichées par les deux pays étaient de 16% et de 5,5%. Tout commentaire supplémentaire semble superflu.
En point d’orgue, peut-être provisoire, les faux chiffres de l’économie chypriote. En quelques jours, à la faveur de la faillite de l’île, nous avons subi une avalanche d’informations restées fort discrètes jusqu’ici. Dans l’ordre : les banques chypriotes accueillent quelque 70 milliards d’euros de dépôts locaux et étrangers, soit un montant représentant quatre fois et demie le montant du PIB comptable, tandis que dans nos pays, la proportion oscille entre une fois et demie et deux fois le PIB. 30 de ces 70 milliards sont détenus par d’honorables ressortissants de la mafia russe. Durant la période de crise, les montants des dépôts des étrangers et des chypriotes n’ont cessé de s’accroître, comme si Chypre bénéficiait d’une prospérité inconnue ailleurs en Europe. L’essor de l’activité bancaire a porté leur contribution au PIB à 45% du total[3]. Cela a débouché cependant sur une faillite des banques qui avaient replacé imprudemment leurs avoirs sur le marché de la grande sœur grecque victime d’une dépression. Nous découvrons en définitive la véritable nature de l’économie chypriote : une lessiveuse de l’argent noir et un centre de trafics permettant de falsifier la qualité des marchandises circulant dans l’espace méditerranéen et européen[4], en échange d’une commission.
L’Europe libérale et démocratique vit désormais sous le signe d’une falsification qui la rapproche de l’Union soviétique. Mais il lui manque le Mikhaïl Gorbatchev qui appellerait à la « glasnost » (transparence) et à la « perestroïka » (restructuration), le chevalier blanc qui ouvrirait une nouvelle ère de notre existence commune. A supposer qu’il existe.
[1] Par le mécanisme des prix de transferts bien connu des comptables et des fiscalistes. General Electric joue si bien des prix de transferts qu’il ne paie pas d’impôt sur les bénéfices aux Etats-Unis, berceau historique de son activité.
[2] Voir Causeur n°48, juin 2012
[3] La banque anglaise n’a jamais dépassé une proportion de 10% du PIB du Royaume-Uni.
[4] Par le biais de tradeurs comme celui qui est impliqué dans l’affaire du minerai de viande.