Sans le gaz russe, nous risquons une véritable paralysie économique
L’Allemagne n’est plus le moteur économique de l’Europe. Déficit commercial, abandon du nucléaire et dépendance au gaz russe plongent nos voisins dans un marasme qu’ils n’ont pas connu depuis longtemps. La solution, pour eux comme pour nous, est de mettre nos idéaux en sourdine pour renoncer aux sanctions contre la Russie.
Les propos médiatiques tenus aujourd’hui sur l’Allemagne montrent à quel point les convictions peuvent être changeantes. Il y a peu encore, elle nous était présentée comme un modèle économique enraciné dans la compétitivité et la saine gestion de ses finances publiques. En cette rentrée 2022, on nous suggère qu’elle est un maillon faible du dispositif européen.
Vous êtes le maillon faible, au revoir!
Un chiffre, un seul, a changé le diagnostic. Au printemps, pour la première fois de son histoire récente, l’Allemagne a affiché un déficit commercial, ruinant du même coup l’axiome de sa surcompétitivité. Et le fait que son économie flirte avec la récession crédibilise le nouveau pessimisme.
Cette faiblesse commerciale tient d’abord au renchérissement de l’énergie importée. Les prix du gaz, du pétrole, voire du charbon, qui représente 43 % de la production d’électricité outre- Rhin, se sont accrus inopinément. Dans un premier temps, ce sont les relances économiques décidées des deux côtés de l’Atlantique qui ont dopé ces prix. Dans un deuxième temps, les sanctions infligées à Moscou au lendemain de l’invasion de l’Ukraine ont eu cet effet collatéral non désiré. À quelques exceptions près, les bons esprits ont laissé dans l’ombre un fait aggravant : l’abandon du nucléaire décidé par Angela Merkel au lendemain de Fukushima. L’ancienne chancelière a pris la mesure « fétiche » de la tribu écologiste. Par conviction peut-être, mais plus sûrement encore pour la raison triviale que, sans cela, l’Allemagne aurait dû accepter le leadership français après le refus de Paris de donner la prépondérance à Siemens pour les centrales du futur [1] !
On ne fait pas tourner l’industrie allemande avec l’éolien
Désormais, l’Allemagne est tributaire du charbon américain et du gaz russe, les « renouvelables » ne pouvant offrir une ressource de substitution importante et stable – on ne fait pas tourner les usines avec des éoliennes ! Au-delà de l’épisode de la double crise énergétique et géopolitique, le déclin relatif de l’Allemagne ouvre la question essentielle du bien-fondé de son modèle économique « mercantiliste » impliquant que les exportations soient constamment supérieures aux importations.
Ce modèle s’est affirmé à la faveur des deux changements majeurs qu’ont été la mondialisation commerciale et l’introduction de la monnaie unique en Europe. Le premier a été pris en compte par Berlin qui a soutenu la compétitivité nationale, d’abord par des réformes du marché du travail qui ont abaissé les coûts unitaires de 15 %, ensuite par des délocalisations préférentielles dans les pays d’Europe centrale à moindre prix. Soulignons au passage l’opposition entre les entreprises allemandes qui ont protégé autant qu’elles le pouvaient les sites de production nationaux et leurs homologues françaises qui, par leur politique de délocalisation tous azimuts, ont agi comme si elles étaient « hors sol [2] ».
L’introduction de la monnaie unique, sous l’impulsion paradoxale de la France, a eu cette conséquence logique d’offrir une position dominante à l’industrie allemande en Europe. Dès lors que ses partenaires dans la zone n’avaient plus la faculté de dévaluer pour rétablir leur compétitivité externe, les excédents allemands se sont maintenus, voire accentués, atteignant 40 milliards d’euros vis-à-vis de la France.
Ce déclin, relatif, était déjà entamé
Les choix des dirigeants politiques et économiques de l’Allemagne s’avéraient on ne peut plus heureux. Cela, tant qu’on se situait dans une optique de moyen terme, l’horizon temporel de la réflexion des dirigeants. Mais l’Allemagne a, comme nous-mêmes, sous-estimé les effets de long et de très long terme. La Chine et les pays d’Asie n’étaient pas voués à produire indéfiniment des biens à basse valeur ajoutée, comme le voulait la vulgate économique puérile des dévots de la mondialisation, dans le cadre d’un partage immuable des tâches avec les Occidentaux. Ces pays, déjà largement bénéficiaires des délocalisations d’entreprises occidentales, ont commencé à produire sur une échelle importante des biens manufacturés jadis importés de l’Occident. La position de l’Allemagne s’est ainsi effritée. Son déclin relatif s’inscrit d’ailleurs dans le cadre d’une Europe qui affiche depuis vingt-deux mois déjà un déficit commercial croissant. Le préjugé de supériorité technique et économique occidentale est tombé et le modèle mercantiliste allemand semble révolu.
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Le moment paraît ainsi venu d’un nouveau diagnostic laissant la place à des solutions dites de « souveraineté », qui permettraient de relocaliser nombre de productions exilées dans les pays lointains. Qui osera cependant poser ce diagnostic, qui lancera le projet de « souveraineté » ? Telle est la question.
Toutefois, avant de nous projeter vers un nouveau monde économique, nous devons identifier le risque à très court terme, né de la crise énergétique, qui touche l’Europe infiniment plus que l’Amérique du Nord. Sans le gaz russe, nous risquons une véritable paralysie économique. Un propos résume l’affaire : le patron de BASF, le plus grand producteur chimique mondial avec l’Américain DuPont de Nemours, a affirmé que, s’il ne disposait plus du gaz russe, il n’aurait qu’à déposer son bilan.
Il faudrait donc que les dirigeants européens mangent leur chapeau en renonçant aux sanctions proprement économiques voire, mieux encore, comme les y invite l’ancien chancelier Schröder, en mettant en service le gazoduc Nord Stream 2. Pour l’instant, les propos du président français comme ceux du président du Medef ou du ministre de l’Économie allemand ne le laissent pas présager. Au nom d’un idéal politique, ils appellent au sacrifice des populations, sans se soucier le moins du monde de leur avis. Mais ils ne voient pas qu’au-delà des sacrifices, c’est l’édifice européen et la viabilité de l’euro qui sont désormais en question. Ils ne voient pas la contradiction entre l’engagement contre la Russie aux côtés de Londres et de Washington, et l’engagement européen proprement dit, entre l’interventionnisme occidental de caractère moral et la préservation économique et politique du système européen. Il leur reste quelques semaines pour réviser leur copie et changer de trajectoire.
[1] Voir l’entretien donné par Jean-Michel Quatrepoint au Figaro en date du 3 juin dernier.
[2] Le déficit commercial de la France n’a cessé de s’aggraver, malgré Airbus et les exportations d’armement. Il se situe, en tendance, à 120 milliards d’euros annuels.