La onzième heure du onzième jour du onzième mois…

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Ce jour-là, les autorités françaises et allemandes signent la fin d’un conflit de plus de quatre ans, entraînant une liesse générale et, parfois, de l’incrédulité sur le front.

En ce matin du lundi 11 novembre, le président de la République, Raymond Poincaré, patiente dans son bureau. Dehors, il fait froid, mais un beau soleil inonde les jardins de l’Élysée. Poincaré attend la visite de Georges Clemenceau, qui est en retard. Entre Poincaré et Clemenceau, les relations sont houleuses. Mais, en ce jour particulier, les deux hommes doivent s’entendre pour annoncer la nouvelle aux Français. Depuis l’aube, ils savent tous les deux que, dans un train stationné en forêt de Compiègne, l’armistice vient d’être signé entre les plénipotentiaires alliés et allemands. La guerre la plus effroyable touche à sa fin.

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Tout s’est précipité à la vitesse de l’éclair. Jusqu’en juillet 1918, les Allemands pensaient pouvoir l’emporter. Avec la révolution bolchevique, le Reich avait pu libérer ses troupes du front russe pour les lancer à l’ouest contre les Alliés. La seconde «bataille de la Marne» a été décisive. Les Français, un temps dépassés, ont résisté. Puis, tout a basculé en août sur les autres fronts. De la fin septembre au début novembre, les Bulgares, puis les Turcs, puis les Autrichiens ont demandé l’armistice. L’Allemagne ne peut continuer seule. Fin septembre, le général en chef des armées du Reich, Ludendorff, avait déjà confié au Kaiser Guillaume II que la situation semblait perdue. Les troupes sont épuisées et démoralisées. Des troubles commencent à éclater à l’arrière. Le 3 octobre, Guillaume II a nommé un modéré, le prince Max de Bade, comme chancelier, pour mieux contrer l’extrême gauche «spartakiste» qui mobilise marins et soldats.

Le 4 octobre, le gouvernement allemand a envoyé une demande de médiation au président des États-Unis, Woodrow Wilson. Démarche habile. Les Allemands espèrent s’appuyer sur ce puritain idéaliste, hostile aux puissances coloniales comme la France, pour limiter les exigences des Français et des Belges, qui ont subi toute la guerre sur leur territoire. Wilson a des idées arrêtées en «quatorze points» portant notamment sur la création d’une Société des Nations régie par le droit et l’autodétermination des peuples. Sigmund Freud, qui lui consacrera un petit essai, range Wilson dans la catégorie des «esprits inspirés» particulièrement dangereux pour l’humanité ; il n’a pas tout à fait tort, l’application de certains principes «généreux» de Wilson exacerbera les nationalismes dans les années 1930. Après d’ardentes discussions, les Alliés trouveront le 4 novembre le texte d’un compromis à imposer aux Allemands.

Le 7, les plénipotentiaires du Reich, le ministre Matthias Erzberger, le comte Oberndorff et quelques officiers, roulent vers les lignes ennemies. Le chemin est dangereux, les routes sont éventrées et minées. Vers 20 h 30, munis d’un drap blanc, ils arrivent aux avant-postes français. Un clairon sonne le cessez-le-feu. Dans ce paysage lunaire, troué d’obus, les poilus voient s’avancer dans le brouillard ces diplomates et officiers à casque à pointe, les comparant à des géants sortis de la nuit. Les Français les conduisent jusqu’à un train qui les mène dans un «endroit discret», pour éviter la vindicte populaire, la clairière de Rethondes.

À 5 h 10, le texte est finalement signé, ce qu’on rectifiera officiellement en 5 h 00 pour qu’il soit applicable six heures plus tard, à 11 heures précise

Le 8, au matin, leur convoi arrive en face de celui du maréchal Foch, qui les reçoit très sèchement dans son wagon, accompagné du général Weygand et de l’amiral anglais, sir Rosslyn Wemyss, premier lord de l’amirauté. «Demandez-vous un armistice?» Foch n’est pas là pour négocier. Les Allemands sont résignés et pressés d’en finir. Pendant 72 heures, ils vont essayer de refuser une «défaite honteuse», en arrachant aux Alliés quelques détails, comme la promesse qu’il n’y aurait pas de soldats noirs parmi les troupes d’occupation. Mais Foch refuse. Les Allemands ne sont pas en mesure de négocier. De graves troubles ont contraint, le 9, le Kaiser à abdiquer pour éviter la guerre civile.

Le 11, à 2 h 05 du matin, la délégation allemande se présente à nouveau dans le train de Foch après avoir examiné les 34 articles de l’armistice. Trois heures plus tard, à 5 h 10, le texte est finalement signé, ce qu’on rectifiera officiellement en 5 h 00 pour qu’il soit applicable six heures plus tard, à 11 heures précise. C’est une heure symbolique: la onzième heure du onzième jour du onzième mois!

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Signature de
              l'armistice dans un train stationné dans la clairière de
              Rethondes dans l'Oise,le 11 novembre 1918. De droite à
              gauche:le général Weygand, le maréchal Foch, Sir R.
              Wemyss, Sir Hope, le capitaine Marriot et la délégation
              allemande composée du général Winterfeldt, d'Oberndorffet
              de Ernst Vanselow.
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À Paris, le gouvernement français a été prévenu dans l’heure de la signature de l’armistice. Dans ses Mémoires, jusqu’à peu inédits (1), Paul Laperche, l’interprète du maréchal Foch, précise qu’il a téléphoné du train dès 5 h 05 au capitaine Henri, au cabinet du ministre, qui le prend à 5 h 09 et transmet le message à la tour Eiffel à 6 h 15 pour communiquer l’armistice à toutes les autorités. Dès qu’il a reçu la nouvelle, le général Mordacq, l’adjoint de Clemenceau, a couru au 8, rue Franklin, dans le XVIe arrondissement, pour en informer le Tigre. Lorsqu’il ouvre la porte de son appartement, Clemenceau est déjà debout et habillé. Il n’a pas dormi de la nuit, attendant avec impatience la suite. À 7 h 45, une fois la convention d’armistice entièrement traduite et recopiée, Foch l’insère dans une chemise verte et rejoint Paris en automobile. Il arrive au ministère de la Guerre pour rencontrer Clemenceau vers 9 h 30.

Sur le front, le communiqué de Foch est transmis de façon désordonnée jusqu’en milieu d’après-midi. Plusieurs milliers de soldats mourront dans la matinée en attendant cette heure fatidique de 11 heures, mais les autorités militaires antidateront leur décès au 10 novembre pour éviter de ternir le «jour de la Victoire». Certains ont eu vent de l’armistice dès les premières heures du jour. Ce fut le cas du lieutenant Le Rudulier, du 303e régiment d’infanterie, réveillé à 5 h 30 après une nuit brumeuse par un cycliste venu de l’état-major. Il témoigne: «Les hommes sont incrédules, certains disent: “encore une blague”.» Puis, quand ils comprennent que c’est vraiment fini, alors «c’est un réveil général, des cris, des chants, des bourrades». D’autres, comme Moïse Hébrard, apprennent la bonne nouvelle un peu plus tard dans la matinée, lorsqu’un avion les survole en lançant le communiqué. «Nous n’éprouvons aucune joie, note-t-il. Tout est dévasté autour de nous, si bien que nous avons peine à croire à la Paix

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Ces réactions bizarres n’ont pas été rares sur le front (2). Elles témoignent de la résignation de nombreux soldats. Si beaucoup d’autres combattants laissent éclater leur allégresse, ce sentiment diffus annonce le pacifisme de l’entre-deux-guerres. Même les plus patriotes sont mélancoliques. Winston Churchill, qui est à la fenêtre de sa chambre à Londres, en attendant que Big Ben déclare la fin de la guerre, confie: «Je n’éprouvai aucune allégresse. Rien ou presque de ce à quoi l’on m’avait appris à croire n’avait survécu.» Le jeune de Gaulle, prisonnier en Allemagne, a d’autres regrets, celui de n’avoir pas pris une part plus glorieuse aux combats: «Il me semble que tout au long de ma vie, ce regret ne me quittera plus», écrit-il dans une lettre à sa mère.

C’est à l’arrière que l’emballement est plus palpable. À Paris, les habitants ont entendu parler depuis quelques jours de tractations avec les Allemands. Mais la guerre est entrée dans les esprits. Les Parisiens ont fini par se résigner aux bombardements et aux privations. Ils ne voient même plus les sacs de sable qui couvrent la base des monuments publics, les pans de bois pour protéger les vitraux de Notre-Dame, ou les boutiques fermées qui affichent «Absent jusqu’à la victoire». Ils croisent sans plus s’en étonner les camions militaires qui filent sur les boulevards, chargés de troupes de toutes les nationalités, Anglais, Belges, Canadiens, Indiens, Sénégalais, et depuis peu Américains.

«Paris est en joie, en fièvre, en délire» Raymond Poincaré

L’homme de la rue oublie parfois les combats qui se déroulent à moins de deux cents kilomètres de Paris. C’est dur à admettre, mais, à l’arrière, la vie a repris ses droits ; en une journée ensoleillée comme celle du 11, les belles amazones et les cavaliers se rendent de bon matin au Bois pour leur promenade, tandis que les terrasses des cafés, surtout aux Champs-Élysées ou à l’Opéra, sont prises d’assaut.

Aussi, quand le communiqué est affiché dans toutes les mairies de Paris, à «onze heures moins cinq», les badauds sont encore dubitatifs. Les journaux du matin avaient annoncé que la signature serait confirmée par des coups de canon tirés des forts. Certains s’interrogent: «Encore un bourrage de crâne?» Une certaine défiance s’est installée entre la nation et ses élites. Surtout en France, où la propagande a été plus intense qu’en Angleterre ou en Allemagne. Les plus informés doutent ; ils croient savoir que Foch prépare une grande offensive pour le printemps 1919 qui doit conduire à l’invasion de l’Allemagne.

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Mais une détonation rompt tout à coup le silence et le bourdon de Notre-Dame s’élance, bientôt repris par toutes les cloches et les carillons de Paris. Un sous-marin, stationné sous le pont de la Concorde, fait feu, comme les canons des Invalides. Alors, la foule comprend. Ce n’est pas une blague. L’armistice est bien signé! La liesse se répand dans toute la capitale à la vitesse de l’éclair. Les gens se ruent aux fenêtres et sur les balcons, ils applaudissent à tout rompre ; ils sortent des drapeaux d’on ne sait où et se précipitent dans les rues en direction de la Concorde ou des Champs-Élysées. Ils tombent dans les bras les uns des autres, pleurent, s’embrassent, en chantant La Marseillaise ; des cortèges se forment sur l’air de La Madelon. La ville devient folle de joie. Les boulevards sont maintenant noirs de monde aux abords de la Concorde.

Le sous-marin
              Montgolfier sur la Seine, à Paris, en octobre 1918. Il
              tirera plusieurs salves le 11 novembre pour annoncer aux
              Parisiens la fin du conflit.
https://i0.wp.com/i.f1g.fr/media/figaro/805x/2018/11/09/XVM3ba49b42-e42d-11e8-b4a6-9e23c8e070db-805x453.jpg?resize=2%2C1&ssl=1Le sous-marin Montgolfier sur la Seine, à Paris, en octobre 1918. Il tirera plusieurs salves le 11 novembre pour annoncer aux Parisiens la fin du conflit. – Crédits photo : Maurice-Louis Branger/© Maurice-Louis Branger / Roger-Viollet

«Depuis ce matin, j’ai été embrassé par plus de cinq cents jeunes filles» 
Georges Clemenceau

L’exultation est si intense qu’à l’Élysée, Poincaré entend parvenir jusqu’à lui les bruits étouffés de l’enthousiasme des Parisiens. Il note dans ses Mémoires: «Paris est en joie, en fièvre, en délire.» Quelques minutes plus tard, il voit enfin débarquer dans son bureau Clemenceau, rayonnant de joie, qui semble avoir rajeuni de vingt ans. Le Tigre lui explique, euphorique, les raisons de son retard: «Depuis ce matin, j’ai été embrassé par plus de cinq cents jeunes filles» sur tout le parcours, depuis son ministère de la rue Saint-Dominique jusqu’à l’Élysée. Sa limousine a été arrêtée des dizaines de fois par la foule hurlant: «Vive Clemenceau!»

Alors, sous son apparence glacée, Poincaré se lève et se précipite machinalement vers le vieillard, et les deux hommes s’embrassent longuement comme deux grands amis. Moment extraordinaire et bizarre. Car si le président de la République, élu en 1913, admire le patriotisme du Tigre, il déteste son caractère emporté et orgueilleux. Durant toutes ces années où ils se sont côtoyés, il l’a jugé au quotidien «étourdi, vaniteux, violent, léger», un «vieillard sourd et débile, inapte à traiter les questions économiques», écrit-il. Il ne s’était résigné en novembre 1917 à le nommer à la présidence du Conseil que parce qu’il avait épuisé Viviani, Briand, Ribot puis Painlevé.

À 76 ans, Clemenceau avait de l’énergie à revendre pour conduire une France en guerre et en plein doute, ce qui le rendait très populaire, trait qui désolait un peu plus Poincaré: «Et c’est de ce fou que le pays a fait un Dieu!» Le Tigre n’est pas plus tendre à l’égard de Poincaré. Il méprise ce Lorrain froid et distant, un avocat d’affaires sans empathie, «riche intelligence et pauvre cœur».«On ne devrait jamais mettre à la tête d’un pays un homme qui a le cœurbourré de dossiers», dira Clemenceau.

Dès sa nomination, il a tenu Poincaré à l’écart des affaires. Mais, en ce jour extraordinaire, les rivalités se taisent. Poincaré, qui regrette au fond que la France ait signé si vite l’armistice (il se dira même «abasourdi» par la précipitation de Clemenceau, comparant ce dernier à Aristide Briand, pourtant son opposé), a bien compris que Clemenceau est le héros du jour, celui qu’on surnommera bientôt le «Père la Victoire».

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L’autre héros, c’est Foch. Le maréchal vient de quitter l’Élysée avant l’arrivée du Tigre. Foch et Clemenceau. Foch, le catholique pratiquant, antidreyfusard par devoir, et Clemenceau, le militant laïque, ardent défenseur de Dreyfus. Aussi extravagants l’un que l’autre, ils incarnent les deux faces d’une France séparée depuis 1789 et qui se retrouve dans la joie de la victoire. C’est Clemenceau qui a proposé Foch pour qu’il devienne «généralissime» des armées alliées à la place de Pétain, pourtant bien plus républicain, mais que Clemenceau jugeait «sans idée, sans cœur, sans cran».

Quand Foch rentre chez lui vers midi, sa voiture à fanion est reconnue par de nombreux passants. Devant son immeuble de l’avenue de Saxe, il n’a pas le temps de sortir de l’automobile que les gens du quartier se précipitent pour lui apporter des fleurs. On hurle: «Vive Foch! Vive le vainqueur!» Le maréchal parvient à peine à se frayer un chemin pour rentrer chez lui. La masse le poursuit jusque dans l’escalier. Il se réfugie dans son appartement du premier étage. On le réclame au balcon. Une fois, deux fois, dix fois. Après s’être prêté au jeu, le maréchal s’écrie, énervé: «Laissez-moi déjeuner!»« La foule, écrit-il, se dispersa lentement, laissant le trottoir jonché de bouquets.»

Scène de liesse
              le 11 novembre 1918 dans le quartier de la Madeleine, à
              Paris.
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La marée humaine reflue désormais du côté du Palais-Bourbon dans l’espoir de voir passer Clemenceau. Il doit s’exprimer à la Chambre. En ce début d’après-midi, il n’est plus possible de circuler en voiture dans Paris. La banlieue déverse par trains et bateaux-mouches tous ceux qui veulent participer à cette journée historique. Le flot est si puissant que la police est débordée. Elle ne peut contenir la vague qui envahit la cour du Palais-Bourbon en scandant: «Clemenceau! Clemenceau!» Affolé, le président de la Chambre, Paul Deschanel, prie les intrus d’aller plutôt fleurir la statue de Strasbourg sur la place de la Concorde, pour fêter le retour de l’Alsace. La foule reflue, laissant les plus privilégiés, ceux qui ont obtenu une carte, se faufiler dans le palais. Les hommes portent jaquette ou redingote, comme s’ils allaient à une soirée de gala, et certaines élégantes ont orné leurs robes en fourrures de bijoux ciselés dans des balles et des débris d’obus.

Envers et contre tous, dans les heures sombres, Clemenceau n’a cessé de croire à la victoire

À 4 heures, Clemenceau pénètre dans l’hémicycle. Le vieillard se présente tête nue, le dos voûté, ganté de gris, les bras tombants, comme meurtri par l’émotion. Dès qu’on l’aperçoit, les vivats fusent des tribunes pleines à craquer. La maréchale Foch est aux premiers rangs avec des veuves de guerre drapées d’un grand voile de deuil. Lorsque Clemenceau monte à la tribune, tous les députés se lèvent et applaudissent à tout rompre. L’ambiance est électrique, digne des grands moments de 1789. Le vieillard est visiblement ému. Il marque un temps d’arrêt. Il repense, confiera-t-il, à tout ce qu’il a vécu, la défaite de 1870, l’humiliation du traité de 1871, les provinces perdues.

Envers et contre tous, dans les heures sombres, Clemenceau n’a cessé de croire à la victoire. Il a voulu poursuivre le combat malgré les mutineries de 1917 et du printemps 1918. Le 11 novembre, c’est sa revanche sur tous ceux qui ont douté, les pacifistes, voire les défaitistes, ou les humanistes, les politiciens comme Briand ou Caillaux qui jugeaient absurde de poursuivre un conflit laissant des centaines de milliers de morts sur les champs de bataille, contraignant des millions d’autres à vivre dans des conditions infernales. Clemenceau n’a pas varié un seul instant de position: «Je fais la guerre.» Et il ajoutait: «Mon but, c’est d’être vainqueur.» Ce 11 novembre, c’est la victoire de sa ténacité patriotique! Il le sait.

Clemenceau fait signe aux députés de s’asseoir. Il commence en sortant de sa poche le texte officiel de l’armistice que Foch lui a apporté le matin. Il lit, puis il ajoute en s’enflammant: «J’envoie le salut de la France une et indivisible à l’Alsace et à la Lorraine retrouvées.» Ovation unanime. «Honneur à nos grands morts qui nous ont fait cette victoire, poursuit Clemenceau, les bras levés vers un ciel auquel il n’a jamais cru. Grâce à eux, la France, hier soldat de Dieu, aujourd’hui soldat de l’humanité, sera toujours le soldat de l’idéal.» Un frisson parcourt les tribunes, tandis que, dans le lointain, on entend les coups de canon des Invalides. C’est peut-être le dernier grand moment de la grandeur française. Comme si elle le pressentait, l’Assemblée se met à entonner La Marseillaise. Fait unique depuis 1870. Il faudra attendre 2015 pour qu’à deux reprises, après la tragédie de Charlie Hebdo et celle du Bataclan, ce chant retentisse à nouveau dans l’hémicycle. En 1918, c’était le son du triomphe ; et en 2015?

Pourtant, déjà, en 1918, certains s’interrogent sur la portée de cette victoire. Tandis qu’à la tombée de la nuit Clemenceau finit cette journée exceptionnelle au premier étage du Grand Hôtel en écoutant la cantatrice Marthe Chenal, drapée dans les trois couleurs, chanter La Marseillaise du haut des marches de l’Opéra, devant une foule enthousiaste, tous ne partagent pas l’euphorie des boulevards. L’écrivain Roland Dorgelès, le futur auteur des Croix de bois, pris au milieu de la cohue, place de l’Opéra, s’est écrié: «Vive les morts!», décelant dans ce déferlement de joie patriotique une petite part de satisfaction égoïste, voire d’indécence, pour les millions de disparus. Mais personne n’y a vraiment pris garde. Même les veuves semblent, en ce moment, communier avec la joie de la foule, comme l’une des filles de Clemenceau qui vient de perdre son mari au front mais ne veut pas gâcher la joie de son père: «Il faut être content aujourd’hui.»

Pétain aurait voulu aller jusqu’à Berlin pour infliger «à l’orgueilleuse armée allemande» un «humiliant désastre», comme Napoléon après Iéna en 1806

Ce n’est pas la position de Pétain, qui confiera à une amie: «Le soir de l’armistice, j’ai pleuré.» Il n’est pas seul. Le général américain Pershing aussi est furieux. Pour eux, Clemenceau a accepté trop vite l’armistice. Le territoire allemand n’a pas encore été envahi. Pétain aurait voulu aller jusqu’à Berlin pour infliger «à l’orgueilleuse armée allemande» un «humiliant désastre», comme Napoléon après Iéna en 1806. Sinon, les «Boches» risquent de ne pas comprendre qu’ils ont perdu la guerre. Mais Clemenceau et Foch ont voulu en finir au plus vite pour préserver les vies humaines, après en avoir tant disposé. «J’avais trop vu de ces espèces de trous pleins d’eau où les hommes vivaient depuis quatre ans», confiera le Tigre à la fin de sa vie à son secrétaire Martet.

Pourtant, les nationalistes allemands, comme Ludendorff, ont profité de cet armistice précipité pour faire croire que le Reich avait été victime d’un «coup de poignard dans le dos». Un soldat comme Hitler, qui n’était pas sur le champ de bataille ce 11 novembre, ayant été gazé en octobre 1918 près d’Ypres par les Anglais, diffusera ce mythe d’une victoire volée par les Juifs. Cette «trêve de chevaliers» (Marc Ferro) était-elle bien adaptée à ce monde industriel impitoyable? Clemenceau, qui a si bien su gagner la guerre, n’a peut-être pas aussi bien pensé la paix. Cet armistice devait marquer la fin de tout conflit. Il en enfantera un plus meurtrier encore.

Jacques de Saint Victor est professeur des universités, auteur, avec Thomas Branthôme, de l’«Histoire de la République en France. Des origines à la Ve République», Economica, 2018.

(1) Paul Laperche, «Rethondes. 8-11 novembre 1918. La capitulation allemande racontée heure par heure», Éditions de la lettre active, 2018.

(2) Témoignages tirés de Rémy Cazals, «La Fin du cauchemar. 11 novembre 1918», Privat, 2018.

Cet article est publié dans l’édition du Figaro du 10/11/2018. Accédez à sa version PDF en cliquant ici

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