L’INTERPRETE AFGHAN

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«France, qu’as-tu fait de ton honneur ? »

Par Dominique Jamet

Lorsqu’au début de 1814, après six ans d’une guerre inexpiable, meurtrière et finalement perdue, les troupes françaises évacuèrent définitivement l’Espagne, quelques milliers de fugitifs espagnols, mêlés à nos soldats, à leurs fourgons, à leurs bagages, passèrent à leur suite de notre côté des Pyrénées. Ces afrancesados, autrement dit ces « francisés », comme les appelaient leurs compatriotes, avaient choisi de rallier l’éphémère roi Joseph (alias « Pepe la botella »),certains parce qu’ils s’étaient rangés, à tort, du côté de celui qu’ils croyaient le plus fort, d’autres parce qu’admirateurs de la Révolution française et de l’Empire, ils avaient sincèrement pensé que la régénération de l’Espagne passait par le monarque Bonaparte dont Napoléon leur avait fait don, d’autres encore parce que des circonstances et des affinités personnelles avaient dicté leur choix, d’autres enfin tout simplement trop compromis avec l’envahisseur pour ne pas craindre la vengeance de leurs compatriotes. Le plus illustre de ces réfugiés politiques était le peintre Goya.
Napoléon renversé et vaincu à son tour, on aurait pu imaginer que Louis XVIII, réinstallé par la coalition de toutes les puissances européennes sur le trône de ses ancêtres, ordonnerait l’expulsion et l’extradition vers leur terre natal – de ces malheureux étrangers qui, en somme, avaient pris parti contre lui, sans se soucier davantage des atroces représailles auxquelles il les exposerait. Il n’en fut rien. De même, les nombreux Polonais qui, attendant de l’Empereur la résurrection de leur pays dépecé par l’Autriche, la Prusse et la Russie, s’étaient engagés dans la Grande Armée, trouvèrent-ils refuge et firent-ils souche chez nous.

Par-delà les changements de régime, la continuité de l’Etat était en jeu et par-delà cette continuité, la simple humanité et l’honneur de la France commandaient de ne pas livrer ceux qui s’étaient engagés à ses côtés et sous ses drapeaux, fussent-ils tricolores, et de tenir compte de ce qu’ils avaient risqué pour un pays qui n’était pas le leur. Dans le même ordre d’idées, après la deuxième guerre mondiale, la République fédérale d’Allemagne, que nul ne saurait sans injustice soupçonner de la moindre sympathie pour le régime nazi, se fit-elle un devoir de verser leur pension aux anciens combattants français que le IIIe Reich avait enrégimentés « malgré eux » dans la Wehrmacht. Ou à leurs veuves.
Autres temps, autres mœurs. Lorsqu’après huit ans d’une guerre inexpiable, meurtrière et finalement perdue, le corps expéditionnaire français, vaincu à Dien Bien Phu, évacua conformément aux dispositions des accords de Genève le Vietnam du Nord, il abandonna à leur sort les centaines de milliers de Vietnamiens, bouddhistes, chrétiens, anticommunistes, qui s’étaient engagés à nos côtés contre le Vietminh. Un homme comme le colonel Denoix de Saint-Marc, ancien résistant, ancien déporté, ancien d’Indochine, s’était juré de ne jamais revivre le spectacle pathétique et déshonorant de ces hommes, de ces femmes, de ces enfants qui s’accrochaient en vain aux ridelles des camions militaires et dont il fallait écraser les doigts à coups de crosse pour qu’ils lâchent prise. Ce souvenir détermina, en 1961, son engagement éphémère auprès des généraux putschistes d’Alger. Car il avait prévu que l’histoire allait se répéter, non en farce mais en tragédie.
La consigne donnée en 1962 aux autorités civiles et militaires françaises de ne pas s’encombrer des militaires et des civils musulmans qui avaient choisi de rester fidèles à notre pays, consigne, hélas, trop bien suivie, reste une tache sanglante sur notre histoire. Des dizaines de milliers de harkis ont payé de leur mort, la plupart du temps sous d’atroces tortures, cette décision dictée par des raisons froidement politiques, au mépris de la gratitude la plus élémentaire envers ces frères d’armes, ces Français par le sang versé.
Est-ce là le nouveau visage de la France ? L’abandon à leur sort de ceux qui ont risqué leur vie pour elle fait-il décidément jurisprudence chez nous ? Entre 2003 et 2011, on estime à environ huit cents le nombre des Afghans qui n’ont pas craint de servir aux côtés des soldats français engagés dans une guerre sanglante, interminable et incertaine, comme auxiliaires, comme chauffeurs, comme traducteurs. Nos quelques troupes rapatriées, elles ont laissé derrière elles ces hommes désormais isolés, repérés, voués à la vindicte des talibans et des djihadistes qui font comprendre de toutes les façons à ces « collaborateurs » que, le jour venu, il n’y aura pas de pardon pour eux.
Deux cent cinquante de ces cibles vivantes ont soumis à notre administration une demande d’asile politique que justifient amplement le risque qu’ils ont pris pour nous et celui qu’ils courent, à cause de nous. Sur ces deux cent cinquante dossiers, cent cinquante ont été refusés. Cela, alors que, légaux, illégaux ou clandestins, notre pays accueille bon gré malgré chaque année deux cent mille nouveaux venus dont bien peu seraient en peine de faire valoir des services comparables à ceux qu’ont rendus ces hommes.
L’un de ces derniers, un nommé Qader Daoudzaï, interprète-traducteur apprécié de nos soldats, dont les autorités compétentes n’avaient pas moins rejeté la demande, est mort le 20 octobre dernier, à Kaboul, dans un attentat contre le bureau de vote, où il était venu remplir son devoir électoral. Un de moins, bonne affaire ? Faut-il vraiment attendre que soit réglé de la même manière le sort de ses quelque cent cinquante homologues qui ont eu la chance, à ce jour, de ne pas être assassinés ? Peut-on encore oser espérer que la France renoue le fil aujourd’hui brisé avec un passé et des traditions dont elle n’avait pas à rougir ? Au lendemain de Pavie, François Ier, désormais prisonnier de Charles Quint, écrivait à sa mère : « Tout est perdu, fors l’honneur ». Dans le lot dépareillé de tout ce que la France contemporaine a perdu, il y a même l’honneur.

Dominique Jamet

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