Intelligence artificielle: la stratégie perdante du gouvernement

Le président de la République affiche une grande ambition et une grande responsabilité sur l’intelligence artificielle, mais sa politique est celle d’une soumission assumée aux grands groupes privés du secteur. Une vision très risquée.
Le constat est donc évident et partagé : si la France et l’UE ne sont pas capables de développer (et de partager) leurs avancées dans le domaine, alors l’économie européenne sera, dans dix ans, dépendantes de forces externes non maîtrisables. Ces forces sont connues : d’un côté, les géants étasuniens comme Google ou Facebook qui développent leurs propres recherches dans leurs intérêts exclusifs et de l’autre la République populaire de Chine qui a l’ambition d’égaler ces géants d’ici à 2020. Sans doute n’est-il pas trop tard, mais il est tard. L’investissement massif est donc essentiel.
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Le renoncement français
Ce constat est largement celui du gouvernement. Comme souvent, l’exécutif fait de bons constats. Mais ces bons constats sont souvent le paravent communicationnel d’une action au bout du compte décevante et fondamentalement classique de l’État français. Jeudi 29 mars, le chef de l’État, Emmanuel Macron, a prononcé un discours ampoulé sur le sujet. Un seul chiffre en est ressorti : 1,5 milliard d’euros supplémentaires d’ici à 2022, tous dispositifs confondus. En moyenne, c’est 3,75 % d’augmentation de l’ensemble des dépenses publiques d’innovation. Cet argent était déjà promis par François Hollande. En réalité, il n’y a rien de nouveau. Il est difficile de voir là les moyens d’une véritable percée dans un domaine où l’on gagne du terrain à coups de milliards. Les investissements de recherche d’Amazon, à lui seul, s’élèvent à 16 milliards d’euros par an.
Lorsque l’on s’extirpe de la logorrhée présidentielle qui met en garde contre « l’utopie prométhéenne qui ne doit pas devenir une dystopie », le constat est clair : la France renonce à jouer les premiers rôles dans la bataille mondiale de l’IA qui se déroule actuellement. En fait, l’État français y renonce au nom de la « bonne gestion » et de la « maîtrise des deniers publics », mais aussi au nom de ce fondement de la pensée économique présidentielle qui veut que le secteur privé fait toujours mieux que le secteur public. Aussi le président de la République a-t-il dessiné les contours d’une politique centrée sur le secteur privé : 310 millions d’euros pour l’amorçage de start-up dans le secteur, mise à disposition des données du secteur public de la santé, encouragement des chercheurs du secteur public à obtenir des détachements jusqu’à la moitié de son temps de travail pour créer leur entreprise, mise en avant des investissements réalisés par les géants privés du secteur.
En renonçant à réellement investir massivement des fonds publics pour prendre de l’avance, mais en choisissant la voie du partenariat public-privé, la France renonce à devenir un acteur majeur comme l’a fait la Chine. L’Europe aurait sans doute pu jouer un rôle idéal de substitution afin d’accumuler des moyens. Mais à part une très vague stratégie franco-allemande, il ne faudra pas chercher beaucoup d’ambitions à ce niveau non plus. Et pour cause : les acteurs européens sont en forte concurrence entre eux, par exemple Français et Allemands s’écharpent sur la voiture autonome. Or dès lors que l’on renonce à une ambition de premier plan, il faut se résoudre à jouer les seconds rôles. La France d’Emmanuel Macron a donc décidé – et il faudra se souvenir que c’est une décision réfléchie et stratégique – de servir les supplétifs des géants privés du secteur de l’IA.
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Accepter la place secondaire de la France dans la future chaîne de valeur
Le président de la République peut prétendre donner à la France une place de « leader » dans la santé et le véhicule autonome. Il renonce d’emblée à s’en donner les moyens sonnants et trébuchants. Dans la chaîne de valeur de l’IA, la France n’a pas d’autres ambitions que de devenir un lieu de sous-traitance de certaines fonctions. En soi, pourquoi pas. Sauf que le pouvoir de décision ne sera pas maîtrisable par la France ou l’UE, mais par les géants privés. Or les conséquences de cette absence de pouvoir ne sont pas maîtrisables : les grands groupes privés feront leurs choix d’implantation en fonction de leurs intérêts. La place de la France dépendra ainsi de trois critères : le coût du travail, un niveau d’imposition faible et un flux de subventions publiques déguisées. Pour conserver les si précieux investissements, la France devra accepter ces trois conditions.
Dès lors, la politique d’Emmanuel Macron devient limpide. Il considère que sa politique d’attractivité fondée sur la baisse de l’imposition des entreprises et du coût du travail comme l’essentiel de sa politique de soutien à ce secteur. Pas besoin d’engager beaucoup plus de fonds publics. Surtout, pas besoin d’augmenter les salaires des chercheurs comme le recommandait le rapport Villani. Cette recommandation supposait la volonté de la France de jouer les premiers rôles. Mais dès lors que le pays se contente d’une place secondaire, elle doit servir à ses chercheurs des salaires de second ordre. Les meilleurs continueront donc naturellement d’aller proposer leurs services ailleurs, et notamment chez les donneurs d’ordre des sites français. La France a d’autres priorités : maintenir sa compétitivité-prix.
Rien d’étonnant alors à ce que le cœur de la stratégie française soit la subvention plus ou moins directe du secteur privé, c’est-à-dire, dans le cadre de l’IA, des GAFA ou de leur équivalent. C’est bien cela la fonction de ces jeunes start-up tant idéalisées et tant soutenues par le gouvernement, mais dont la réalité est bien moins glorieuse. Souvent, ces sociétés qui créent peu d’emplois ont pour seule fonction le transfert de technologies développées initialement dans la sphère publique vers des grands groupes privés. Le chercheur développe son idée avec les moyens publics, créé sa société et la développe en ayant un pied dans le public et en pied dans le privé puis la revend au prix fort pour lui et dérisoire pour l’acheteur à un géant du secteur.
Une autre information va dans le même sens : la création par Google et l’École polytechnique d’une chaire consacrée à l’IA. Qui profitera de cette chaire ? Avant tout Google qui dirigera dans son propre intérêt la recherche, qui disposera d’un vivier de chercheurs et qui profitera des dépenses publiques de recherche. Mais Google ne produira et n’agira que là où il pourra maximiser son profit. Avec ce type de partenariat, mais aussi avec la création de centres de recherche de Samsung ou Fujitsu, la France accepte d’être sous-traitant de ceux qui sont déjà les géants du secteur. Elle se place sous leur protection et fait confiance à leur bienveillance. C’est un choix risqué parce que c’est se placer à la merci de ses multinationales qui demanderont des gages fiscaux et sociaux. Comment, par exemple, prétendre sérieusement vouloir taxer les GAFA lorsque ces derniers seront nos donneurs d’ordre dans ce secteur sensible ?
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L’enjeu éthique
Mais il y a davantage. L’IA est aussi un enjeu éthique. C’est aussi pour cela que les représentants de l’intérêt général sont hautement concernés et devraient s’interroger sur la nécessité d’un développement autonome de la recherche publique dans l’IA. Là encore, Emmanuel Macron n’a pas manqué de recourir dans son discours à ses habituels termes ronflants sur le sujet. « Quand la technique sert le bien commun, tout va bien. Mais le jour où une start-up ne se référera pas à la préférence collective, nous aurons un problème », a-t-il affirmé. Étrange affirmation qui voudrait qu’aujourd’hui « tout aille bien » et que la « technique serve le bien commun » alors que les GAFA développent des projets sur l’IA en dehors de tout contrôle…
Mais surtout, alors que le gouvernement accepte la domination de ces géants privés, comment s’assurer que nous n’aurons pas de « problème » ? Par la timide modification du code civil prévu par le rapport Notat-Sénard qui prévoit que l’entreprise dispose d’une « raison d’être » ? C’est un peu léger et sans garantie éthique, en réalité puisque l’on a évité avant tout la contrainte juridique. Par la mise en place d’un GIEC de l’IA alors que le GIEC climat a toutes les peines du monde à être entendu ? En réalité, lorsque l’on renonce à concurrencer les groupes privés par les moyens, on accepte implicitement les choix que font ces derniers sans regarder à des questions éthiques.
La stratégie du gouvernement n’est pas étonnante : elle traduit cette confiance fondamentale de l’exécutif dans les mécanismes du marché et sa défiance envers l’action de l’État. Mais dans le cadre de l’IA, cette vision est à très haut risque : elle place la France dans un état de dépendance vis-à-vis des géants privés du secteur, conduit au renoncement sur la question de l’éthique, et risque de placer le pays sur un créneau de moyen de gamme qui a déjà prouvé ses limites dans d’autres secteurs. C’est une stratégie peu ambitieuse en réalité et qui annonce une défaite de plus du pays dans cette bataille fondamentale pour l’avenir de l’économie mondiale.