Par Paul Thibaud
TRIBUNE – Le philosophe Paul Thibaud* analyse le discours d’hommage aux victimes de la rafle du Vél’ d’Hiv’ prononcé le 16 juillet par le président de la République. Il s’interroge sur le choix fait de répondre à l’odieux du crime par un moralisme d’accusation et une rhétorique qui balayent les «subtilités» historiographiques.
S’il en va différemment à propos de cette rafle, c’est à cause du réflexe de répondre à l’odieux du crime par une montée aux extrêmes dans la dénonciation. Cela conduit à opposer la vertu et la vérité, comme Emmanuel Macron le fait, balayant les «subtilités» historiographiques qu’on pourrait opposer à la rhétorique convenue qu’il reprend. La conséquence est pourtant vicieuse qui conduit du caractère odieux du forfait au devoir d’y réagir par une imputation aussi large que possible. On croit faire preuve de rigueur morale alors qu’on est dans une logique de disculpation, on se protège en s’instituant accusateur sans faiblesse et sans scrupule. Ici au contraire, on se permet d’opposer à cette vertu péremptoire quelques «subtilités».
Une formule globalisante
Macron n’est pas très logique quand, après avoir incriminé «la France», il ajoute qu’il y en avait deux à l’époque. Pourquoi alors utiliser une expression globalisante? Comment passe-t-on du pluriel au singulier? «La contribution de Vichy à la Shoah fait partie de l’histoire de France» serait plus exact mais obligerait ensuite à «subtiliser», à comparer la représentativité de Londres et celle de Vichy au moment des faits.
Pour considérer comme un fait indubitable la représentativité de Vichy, Macron doit supposer que le gouvernement de Pétain, issu du vote, le 10 juillet 1940, de la grande majorité des élus de la précédente République avait hérité de leur légitimité. Ce gouvernement, ajoute-t-il, était obéi par l’administration, en particulier par la police. C’est là oublier que la zone Nord était sous occupation, donc que le pouvoir administratif y était partagé avec les représentants de l’Allemagne, partage dont les accords Bousquet-Oberg, à l’origine directe de la rafle, ont été une mise en œuvre. La rafle de juillet 1942 a pour origine une décision allemande pour l’exécution de laquelle le représentant de Vichy a proposé les services de sa police, laquelle n’a d’ailleurs pas toujours obéi aux ordres.
L’autre argument (Vichy reconnu comme leur gouvernement par les Français) n’est pas moins contestable. La capitulation de la République le 10 juillet 1940 était une intériorisation de la défaite militaire. «Ils se nourrissent de la défaite», allait dire de Gaulle dans une formule définitive. Le vice de légitimité obérant cette «gouvernance» a été dénoncé en octobre 1940 dans la déclaration de Brazzaville, premier acte juridique de la France libre: «Il n’y a plus de gouvernement proprement français.» De ce texte, qui, généalogiquement, fonde le pouvoir qu’il exerce, que peut penser Emmanuel Macron? Peut-il opposer à ces thèses politiques les réalités concrètes que l’historien décrit, à savoir la dualité des pouvoirs, qu’il mentionne tout en l’enveloppant dans une formule globalisante? Mais, à l’été 1942, dans le duel des légitimités, Vichy a perdu. On peut dire qu’en 1940-41 il y a eu une légitimité de Vichy, prétendant conduire, sous Darlan, une politique dont participaient des velléités corporatistes, des ambitions technocratiques, un antisémitisme d’exclusion et de marginalisation, la «défense de l’empire» contre les ralliements à la France libre, la «relève» des prisonniers par des volontaires pour l’Allemagne, l’ensemble étant sous-tendu par le fantasme d’une France en retrait de la guerre, matériellement épargnée et apparaissant à la fin en position favorable, devant les ex-belligérants épuisés.
Ce rêve de se mettre en congé de l’histoire sous l’égide d’une gloire vieillie a semblé un moment crédible à beaucoup. Mais les meilleurs historiens de l’opinion sous Vichy, en particulier Pierre Laborie, ont montré que dès la fin de 1941 ce choix d’une lâcheté raisonnable avait perdu tout sens, non seulement à cause de la mondialisation de la guerre mais à la suite de changements internes au régime: le remplacement au gouvernement de Darlan par Laval, aux questions juives de Xavier Vallat par Darquier de Pellepoix, le Service du travail obligatoire, l’échec du procès de Riom… Dans l’opinion, un nouvel état d’esprit se cristallise que manifeste au printemps 1942 l’hostilité à l’étoile jaune imposée en zone Nord par l’occupant. Ce dont il est question, pensent les Français, ce n’est plus de se tenir en marge, mais de participer à la guerre d’Hitler, comme le veulent Laval, Doriot ou Philippe Henriot. Cela, la grande majorité le refuse. Le Vichy qui, en juillet 1942, participe à la mise en œuvre de la Shoah est une autorité qui, contestée d’entrée, est désormais en déroute.
Un européisme fusionnel
On peut s’étonner dans ces conditions que persiste parmi les politiques, et d’abord les présidents, une rhétorique artificieuse sur la participation de «la France» à la Shoah. On est frappé à ce propos d’une différence, voire d’une rupture, générationnelle. Aucun de ceux qui avaient à l’époque «l’âge de raison» politique n’a proféré l’accusation ressassée depuis vingt ans. Cela, Macron le constate et l’explique mal. Pour qu’elles endossent spontanément l’opinion actuellement dominante, il a fallu que les générations récentes aient baigné dans un contexte inédit. On peut évoquer à ce propos un certain européisme fusionnel qui suggère de rapprocher, de déclarer équivalentes, les trajectoires politiques de la France et de l’Allemagne. Mais il y a des raisons plus larges, le caractère de plus en plus négatif de la culture politique dominante, la prépondérance de la culpabilité sur l’espérance. Les hommes de pouvoir, éprouvant la difficulté, voire l’impossibilité, de gouverner, sont tentés par un moralisme d’accusation visant le passé. À défaut de faire mieux, ils croient s’élever en dénonçant ce dont ils procèdent, à propos de la Seconde Guerre comme de la colonisation. Cette vision épuratrice consonne avec l’impératif économique qui pèse sur la société, lui imposant de se désavouer en se détachant de son passé.
Tout cela est connu et même établi. Reste la surprise de voir Emmanuel Macron s’inscrire dans un franco-pessimisme, un franco-culpabilisme dont la hardiesse de sa démarche le montrait éloigné. Comment peut-il si facilement prendre la suite de présidents qu’il n’estime guère? Il s’agit, dit-il, pour la République de «regarder en face tout son passé», un passé qui en fait ne passe pas, parce que c’est toujours la même chose: Vichy existait avant Vichy dans les mentalités et il ne faut pas croire qu’il a disparu. Ce ne fut pas une parenthèse. Malheureusement, cet appel constant à la lucidité sur le passé et à la vigilance dans le présent semble rendre aveugle à l’histoire. Devant le Vél’ d’Hiv’, on parle du dreyfusisme comme s’il n’avait rien changé en France, on parle comme si la défaite n’avait pas eu lieu qui a porté au pouvoir des courants de droite très minoritaires et soumis le pays à la contrainte allemande. Seul l’antisémitisme indigène compte – et il est constant. Darquier et Bousquet sont fustigés, mais ni Oberg ni Dannecker n’apparaissent. Dans ce cadre anhistorique, la Résistance et la France libre (qui étaient essentiellement désir et devoir d’histoire) n’ont guère de place et pour le présent, les remédiations évoquées restent abstraites: «faire vivre la démocratie», condamner les «propos abjects», rien qui évoque une tâche historique. Macron président n’échappe pas à un trait essentiel de sa personnalité, l’incapacité de s’identifier à un sujet collectif, l’oscillation entre l’égocentrisme et la prédication. C’est pourquoi les projets séduisants et souvent pertinents qui lui attirent une certaine adhésion manquent d’assise et sont directement exposés aux fluctuations de l’opinion.
*Ancien directeur de la revue Esprit , Paul Thibaud a été président de l’Amitié judéo-chrétienne.
Paul Thibaud
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