Diagnostic et perspectives
Source: Herodote.net
L’Europe est-elle entrée dans la spirale du déclin ? En l’An 2000, avec le retour de la croissance et l’arrivée de l’euro, les Européens voyaient l’avenir avec confiance et rêvaient de lendemains radieux. Mais leur rêve est devenu cauchemar, avec le risque qu’une partie du continent bascule dans le sous-développement.
Comment a-t-il été possible de commettre autant de dégâts en une courte décennie ? La moindre des choses serait de s’interroger sur le lien possible entre la monnaie unique et la crise qui affecte spécifiquement la zone euro depuis 2007, ne serait-ce que pour disculper la première de toute responsabilité dans la seconde.
Seules l’extrême gauche et l’extrême droite rendent la monnaie unique responsable de la Crise européenne, mais en des termes simplistes qui ont pour effet de la décrédibiliser : «Yaka sortir de l’euro, fermer les frontières, et tout redeviendra comme avant». C’est dommage pour le débat public car toute personne qui met en cause la monnaie unique est de ce fait rejetée vers les extrêmes : «Vous parlez comme Mélenchon ou Le Pen».
Les promoteurs de la monnaie unique se contentent d’attribuer la Crise européenne au laxisme budgétaire de certains États : «Haro sur la dette, la gabegie, les charges salariales, les fonctionnaires et le salaire minimum». Les politiques actuelles de rigueur budgétaire ne reposent sur rien d’autre que cet argument répété en boucle. Il ravit les citoyens car il nourrit leurs préjugés contre les fonctionnaires, l’administration etc. Il a surtout l’apparence du bon sens. Mais le bon sens est trompeur…
Au Moyen Âge, chacun convenait que le Soleil tournait autour de la Terre : «Il suffit de lever les yeux pour en avoir la preuve ; il se lève à l’Est, passe au-dessus de nos têtes et se couche à l’Ouest». Aujourd’hui, de la même façon, on s’accorde sur un lien de cause à effet entre les déficits publics et la Crise européenne même si nul n’a pu le démontrer : l’État dépense plus qu’il ne gagne et le pays est en crise. De ces deux observations, on conclut sans plus réfléchir : le pays est en crise parce que l’État dépense plus qu’il ne gagne. CQFD.
Du coup, en France comme en Italie ou en Espagne, les gouvernements, s’échinent à réduire les déficits publics, relancer l’investissement ou combattre la pauvreté et le chômage de masse. Et qu’observe-t-on? Que l’endettement public, le chômage et la récession ne font que s’aggraver dans ces pays. C’est que le prémice ci-dessus ne fonctionne pas. Il ne fonctionne pas parce qu’une «machine infernale» fait diverger les économies européennes, quoi que fassent les gouvernements en matière d’assainissement des finances publiques.
Nous allons identifier cette «machine infernale» sans craindre de poser la question qui fâche sur la monnaie unique.
Pour cela, nous ferons ci-après l’état des lieux (1) et verrons comment le déni de la réalité a entraîné les Européens dans la chasse aux déficits publics avec les conséquences désastreuses que l’on observe (2).
Plus important que tout, nous montrerons que les déficits publics sont la conséquence et non pas la cause du mal qui nous frappe. Ils disparaîtront d’eux-mêmes dès lors qu’aura été supprimé le mal en question. La vérité, à l’encontre du «bon sens» ci-dessus, c’est que l’État dépense plus qu’il ne gagne parce que le pays est en crise !C’est, reconnaissons-le, aussi difficile à concevoir que le fait que la Terre tourne autour du Soleil (3).
Disons en bref : 1) les entreprises marchandes de l’Europe du Sud ont perdu avec la monnaie unique l’outil de régulation monétaire qui leur permettait de résister aux offensives des entreprises allemandes ; 2) Il s’ensuit la ruine de ces entreprises et un déficit commercial abyssal pour les pays concernés ; 3) les gouvernements de ces pays sont mécaniquement contraints de s’endetter à l’extérieur pour compenser ce déficit et éviter autant que faire se peut une explosion sociale. Ainsi peut-on déjà deviner que la dette est la conséquence – et non la cause – de nos difficultés…
Est-il possible d’espérer une sortie par le haut de cette Crise qui n’en finit pas ? Nous voulons le croire en suggérant en conclusion de ce dossier la conversion de la monnaie «unique» en monnaie «commune» (4). Mais en premier lieu, nous vous invitons à remonter au sens originel de la monnaie dans un hors-texte qui ne manquera pas de vous surprendre.
Commençons par une histoire de cour d’école. Une dame débarque dans une petite ville et se rend à l’auberge. Elle réserve une chambre pour le soir et laisse un billet de 50 euros en acompte. Là-dessus, le marchand de primeurs fait sa livraison quotidienne à l’auberge et l’aubergiste lui donne le billet en guise de paiement…
La crise des années 2000 est la conséquence d’une succession de choix politiques qui remontent aux années 1970 et à l’enterrement des «Trente Glorieuses», dans les années 1970.
Avec le relâchement des années 1990, les dirigeants européens, en premier lieu les Allemands, se prennent à rêver d’un Vieux Continent débarrassé de l’inflation et de l’instabilité.
Tandis que l’Allemagne se dépense sans compter pour remettre à niveau l’ex-Allemagne de l’Est, les autres pays de l’Union s’imposent une stricte rigueur budgétaire en vue de mettre en place la monnaie unique à l’échéance de 1999.
Quand l’euro paraît…
Le projet de monnaie européenne ne manque pas d’allure. Lancé par le traité de Maastricht (1992), il est aussitôt critiqué par d’éminents économistes, au premier rang desquels les Prix Nobel Joseph Stiglitz, Maurice Allais, Paul Krugman et même Milton Friedmann, l’un des inspirateurs du néolibéralisme contemporain. Mais à la naissance de l’euro (1999-2002), les critiques s’estompent et chacun se prend à sourire en se penchant sur le berceau.
L’euro a été conçu par François Mitterrand et Helmut Kohl en vue de resserrer les liens au sein de l’Union européenne, à un moment où la réunification de l’Allemagne pouvait inciter celle-ci à s’en éloigner. Pour convaincre les Allemands de sacrifier leurmark, symbole de leur prospérité d’après-guerre, on leur a promis une monnaie tout aussi stable, protégée de l’inflation envers et contre tout par une Banque Centrale Européenne (BCE) installée à Francfort . On a donc institué une monnaieunique calquée sur le mark allemand, propre à séduire les emprunteurs et conserver un cours élevé par rapport aux autres devises.
C’est la première fois dans l’Histoire humaine qu’une monnaie n’est pas soutenue par une autorité politique mais seulement par une banque supranationale.
Les écarts se creusent entre les économies européennes
Au tournant de l’An 2000, les principaux pays européens, dont la France, présentent une situation relativement saine : chômage en recul, balance commerciale peu ou prou équilibrée, endettement modéré… L’industrie et le commerce sont portés par la croissance mondiale et l’ouverture des marchés chinois et asiatiques. Relisons les journaux de l’époque : ils sont éloquents. Personne, en France, en Irlande ou dans les pays méditerranéens, ne formule de critique majeure sur l’état des finances publiques, l’industrie ou le commerce extérieur.
Dans le même temps se met en place l’euro. Selon ses promoteurs, autrement dit la quasi-totalité de la classe politique (gouvernants, élus, journalistes), il doit entraîner une convergence des économies de la zone euro et, grâce à la transparence des coûts et à la libre circulation des marchandises et des capitaux, les pays les plus pauvres (Grèce, Espagne, Portugal….) devraient voir leur niveau de vie se rapprocher à grandes enjambées des pays les plus riches.
Hélas, c’est tout le contraire qui va se produire. Profitant des taux d’intérêt avantageux garantis par l’euro, les pays les plus pauvres se lancent à corps perdu dans les investissements de prestige : Jeux Olympiques d’Athènes, Exposition de Lisbonne, bulle immobilière en Espagne et en Irlande… Ces crédits foisonnants entretiennent une illusion de prospérité que vient briser en 2008 la «crise des subprimes», venue d’Outre-Atlantique.
La crise bancaire est assez bien surmontée des deux côtés de l’Atlantique. Mais tandis que les États-Unis retrouvent peu à peu le chemin de la croissance, rien de tel en Europe. Les aides publiques aux banques mettent à nu les États. Ceux qui avaient construit sur du sable, en empruntant des euros à tout va pour des investissements sans profit immédiat (infrastructures ou immobilier), se retrouvent à terre. C’est notamment le cas de la Grèce, du Portugal, de l’Espagne et de l’Irlande cités plus haut.
On s’aperçoit alors, contre toute attente, que les économies de la zone euro divergent au lieu de se rapprocher : les pays industriels traditionnellement exportateurs accumulent les excédents et les autres les déficits. En 2012, la balance commerciale de l’Allemagne présente un excédent de 188 milliards d’euros, soit davantage que la Chine, le Japon ou les pays pétroliers. La France, à l’opposé, se signale par un déficit de 67 milliards d’euros. Les budgets publics témoignent de tendances parallèles : le buget de l’État allemand est à l’équilibre cependant que se creuse le budget de la République française.
Ces deux phénomènes (déficits commerciaux et endettement) sont étroitement liés mais pas de la façon avancée par les gouvernants actuels.
Le mal qui frappe la zone euro prend sa source dans le déficit commercial des États les plus fragiles, avec des importations de marchandises chaque année plus importantes que les exportations. Il mène à la ruine des entreprises naguère méritantes, comme par exemple les entreprises françaises de l’agro-alimentaire, qui tombent les unes après les autres, incapables de résister à des concurrentes allemandes qui se permettent de faire travailler des salariés roumains ou polonais à un ou deux euros de l’heure.
Ce déficit commercial induit dans les États concernés un endettement envers l’étranger (endettement public ou privé). Répétons-le : ce n’est pas parce que les budgets de la Grèce ou de la France sont en déficit que ces pays se portent mal mais c’est, au contraire, parce qu’ils se portent mal et accumulent les déficits commerciaux (exportations > importations) que leurs finances publiques sont en déficit.
Le déficit commercial induit une déperdition de monnaie dans les pays concernés. C’est la différence de valeur entre les importations et les exportations. Mais elle est obligatoirement compensée par des prêts ou des placements venus de l’étranger. La compensation découle du principe de conservation de la «balance des paiements»car, par définition, la «balance des paiements» de tout pays est nécessairement et constamment à l’équilibre, avec autant d’argent qui entre et qui sort (flux entrants = flux sortants).
Tout pays qui connaît un déficit commercial endémique le compense donc en s’endettant auprès de l’étranger de façon à couvrir directement ou indirectement par ses emprunts le surplus d’importations. On est ici au coeur du drame qui frappe la zone euro.
Dès lors que le solde commercial occasionne une déperdition de monnaie, celle-ci est compensée d’une façon ou d’une autre :
– Emprunter ou «serrer la ceinture» ?
1/ L’État peut compenser la déperdition de monnaie en s’endettant auprès de l’étranger. Le montant des emprunts est alors recyclé dans le circuit économique pour secourir les chômeurs victimes de la concurrence étrangère (aides sociales ou création d’emplois aidés) ou, mieux encore, aider les entreprises à y faire face (aide à l’embauche, l’investissement et la recherche…).
Cette première attitude est celle des États démocratiques, soucieux de préserver la cohésion nationale. Elle les met à la merci des créanciers étrangers qui peuvent spéculer contre eux et leur imposer des taux d’intérêt exorbitants.
Elle a surtout l’inconvénient de ne régler en rien le déficit. Même si l’État convertit une partie de ses dépenses «improductives» (police, santé, armée, éducation) en dépenses «productives» (aide à la recherche ou à l’exportation), il n’est pas sûr que cela suffise à ses entreprises à surmonter le handicap structurel qui les sépare de leurs concurrentes étrangères (voir par exemple les entreprises françaises de l’agro-alimentaire confrontées à leurs rivales allemandes).
2/ L’État peut aussi tenter de diminuer les importations et la consommation intérieure par une réduction autoritaire des salaires et des pensions. Il se résigne dans ce cas à une baisse programmée du Produit Intérieur Brut et à l’appauvrissement de la population.
Cette politique de «rigueur» ou de «déflation» est celle imposée par la «troïka» (BCE-FMI-CE) à Athènes, Lisbonne ou encore Nicosie, sous couvert de réduction des déficits publics.
Elle se révèle très difficile à mettre en œuvre. Non seulement elle appauvrit les pays concernés mais elle aggrave aussi les injustices sociales car les classes dominantes ont toujours moyen d’échapper à la rigueur commune.
Enfin, elle tourne le dos à la tradition démocratique de l’Europe en conduisant des fonctionnaires européens à imposer des mesures de rigueur par-dessus la tête des élus nationaux. Ainsi, il est pour le moins paradoxal qu’à Chypre, en mars 2013, la«troïka» impose une taxation des dépôts bancaires et une privatisation des grandes entreprises privées dans le seul but de sauver la monnaie unique, alors que celle-ci est présentée comme la clé de voûte d’une économie fondée sur la libre entreprise et le respect de l’épargne !
– Dévaluer la monnaie de façon à gommer le déficit commercial :
Il y a un troisième remède au déficit commercial, qui a été pratiqué avec succès par les États maîtres de leur monnaie. Il consiste à laisser glisser le taux de change de leur monnaie de façon à réajuster la valeur des importations au niveau des exportations.
Quand la France avait des francs et l’Allemagne des marks et que les Allemands vendaient aux Français plus de Mercedes qu’ils ne leur achetaient de Renault, il s’ensuivait (comme aujourd’hui) un déséquilibre de la balance commerciale entre les deux pays. Mais celui-ci s’éteignait de lui-même dès lors que la Banque de France renonçait à soutenir le cours du franc par des achats de devises à l’étranger, autrement dit dévaluait le franc.
Les Mercedes devenant plus chères que les Renault, Français et Allemands se retournaient vers ces dernières jusqu’à rééquilibrer la balance commerciale.
Ainsi la monnaie nationale protégeait-elle chaque pays contre lui-même : les Français contre leur propension à trop consommer (importer) et pas assez produire (exporter) ; les Allemands contre leur propension à trop épargner et trop… travailler.
Quand il était nécessaire de rééquilibrer la balance commerciale, la dévaluation répartissait l’effort de façon parfaitement équitable et indolore entre tous les citoyens. Au demeurant, cet effort était relatif : la dévaluation accroît le prix des importations mais pas des productions nationales. D’autre part, cerise sur le gâteau, elle réduit le prix des exportations et permet de relancer celles-ci, autrement dit de développer l’activité nationale.
Dévaluer n’est pas voler
On ne confondra pas une dévaluation avec une altération de la monnaie à la façon de Philippe le Bel ou une taxation des dépôts comme à Chypre, en 2013. Ces pratiques affectent la valeur intrinsèque de la monnaie. Ce n’est pas le cas de la dévaluation.
La dévaluation ne change rien aux échanges intérieurs, qui concernent la grande majorité de l’activité. Elle a pour seul effet visible d’augmenter le prix des achats à l’étranger, au demeurant dans une proportion réduite.
Ainsi, le prix du carburant automobile, produit sensible entre tous, est à plus de 60% constitué par les taxes intérieures, le coût du raffinage et de la distribution ; l’effet d’une dévaluation est dans ce cas minime et peut être très facilement compensé par une légère diminution des taxes intérieures.
Par le biais d’une dévalorisation régulière du franc par rapport au mark, la France a pu, pendant un demi-siècle, se confronter avec succès à l’Allemagne, en dépit d’une organisation industrielle beaucoup moins agressive. Il y a encore une quinzaine d’années, PSA pouvait concourir avec Volkswagen pour la première place dans l’industrie automobile européenne.
À l’abri de leur monnaie, la France et ses voisins méditerranéens se sont développés en cultivant une manière faite de solidarité, de créativité, d’un certain laisser-aller aussi, qui donne du goût à la vie… De même l’Allemagne, avec d’autres qualités collectives.
Cet équilibre a été rompu dans les années 2000. En imposant une monnaie unique à des pays aussi différents que la France et l’Allemagne, la Grèce et les Pays-Bas, on a agi comme un manager de boxe qui opposerait sur le ring un «poids lourd» à un«poids léger» : l’un et l’autre se valent, avec leurs qualités et leurs défauts mais ils ne sont pas faits pour s’affronter sans barrière.
En adoptant l’euro, les États méditerranéens ont été séduits par la possibilité d’emprunter à des taux très bas sur les marchés étrangers. Ces facilités les ont dissuadés de faire les efforts requis pour maintenir l’équilibre de leur balance commerciale.
L’euro s’est révélé être un «pousse-au-crime» pour ces gouvernements, trop sensibles aux pressions corporatistes et démocratiques. L’Espagne mais aussi l’Irlande ont investi à tout va dans des placements immobiliers, la Grèce et le Portugal dans des infrastructures aussi stériles. La France a délaissé son industrie et sa classe ouvrière pour mieux aider la plèbe à coup d’allocations et d’emplois factices.
Quant aux Allemands, ils ont retroussé leurs manches, fait voeu d’austérité, réduit leurs dépenses (main-d’oeuvre étrangère corvéable à merci) et découragé les importations (hausse de la TVA). Les réformes qu’ils ont engagées dans le cadre du plan Schröder-Hartz (2003-2005), notons-le, aucun Français ne les aurait acceptées, y compris parmi les laudateurs du «modèle allemand». Trop brutales et discriminatoires (régime de faveur pour l’élite industrielle ; pain noir pour les pauvres et les travailleurs étrangers, Polonais et autres Roumains).
L’Allemagne a ainsi pu inonder ses voisins avec ses produits industriels et agricoles sans leur laisser aucune possibilité de riposte.
Sa réussite n’a été possible, soulignons-le, que parce que ses voisins étaient réticents à employer ses recettes et l’eussent-ils fait que l’économie européenne se serait sur le champ effondrée. En effet, il est impossible que tous les pays de la zone euro se donnent pour objectif simultanée de réduire leurs importations et accroître leurs exportations à destination de ladite zone (pour qu’un pays ait un excédent commercial, il faut que son partenaire ait, lui, un déficit).
Au demeurant, cette réussite risque d’appartenir bientôt au passé. L’Allemagne pourrait un jour prochain voir ses exportations fléchir, faute de clients solvables, ce qui lui vaudrait d’être à son tour affectée par la récession économique qui frappe l’ensemble de l’Europe !
Faux amis
Ainsi que nous l’avons dit, la dette publique n’a rien de dramatique dès lors que la monnaie nationale préserve l’équilibre des échanges extérieurs. C’est ce qu’attestent les exemples étrangers.
Considérons d’abord le Japon. Sa dette publique est plus importante qu’aucune autre (elle est égale à 200% du PIB). Pourtant, le pays demeure riche et solide avec une espérance de vie et des critères de bien-être très élevés.
C’est que le Japon a une balance commerciale équilibrée et n’a pas besoin d’emprunter à l’étranger. Sa dette publique, toute entière souscrite par des nationaux, n’est donc pas de même nature que celle de la France ou la Grèce. C’est une forme d’impôt rémunéré, avec l’avantage que les créanciers sont solidaires de l’État et n’ont pas intérêt à spéculer contre lui. S’il fait faillite, eux-mêmes en pâtiront.
Le Canada et la Suède, confrontés à une dette publique importante, dans les années 1990, ont d’abord procédé à une sévère dévaluation de leur monnaie. Ils ont pu de la sorte rééquilibrer leur balance commerciale. Le rééquilibrage des finances publiques a été ensuite un jeu d’enfant : avec un secteur productif en ordre de marche, nul n’avait plus besoin des secours de l’État.
Le plus spectaculaire est le cas de l’Islande. Frappée plus qu’aucun autre pays par les dérives de son secteur bancaire en 2008, elle a retrouvé en trois ans à peine le chemin de la croissance, d’une part en imposant à ses banques de rembourser elles-mêmes le coût de leurs erreurs, d’autre part et surtout en dévaluant fortement sa monnaie.
Sans véritable nécessité, les dirigeants européens ont donc confié en 1999 les économies du continent à une monnaie unique qui fait fi des particularités nationales, en particulier dans le rapport au travail et la gestion des solidarités.
Mésestimant les différences anthropologiques, culturelles et historiques entre les populations européennes, ils tentent d’imposer un modèle social et économique uniforme, inspiré du «modèle» allemand, ou plus exactement prussien, fondé sur l’austérité, l’épargne, l’inégalité et le respect de l’autorité.
La réussite de la monnaie unique passe par la généralisation de ce modèle. Mais les peuples résistent et restent fidèles à leurs penchants traditionnels. Les Français pas davantage que les Grecs ne tiennent à se convertir en bons Prussiens. Faut-il s’en étonner?…
Du coup, n’étant plus protégées par la barrière de la monnaie et l’arme de la dévaluation, les économies les moins agressives s’effondrent et menacent d’entraîner tout le continent dans leur ruine.
Refusant la réalité, les dirigeants européens s’obstinent néanmoins à préserver la monnaie unique, fut-ce en violant le suffrage universel (le traité constitutionnel a été appliqué en dépit de son franc rejet par les Français et les Hollandais en 2005) ou la souveraineté des États (la Grèce, Chypre et le Portugal se voient placés sous le protectorat d’une commission occidentale comme la Tunisie ou la Chine au bon vieux temps des colonies).
– Une alternative à la monnaie «unique»
Une catastrophe majeure se profile. Elle nourrira les réflexions des historiens du futur sur l’inconscience abyssale des Européens de ce début du XXIe siècle. Y aurait-il moyen de l’éviter ?… Nous soumettons à votre réflexion une solution propre à réconcilier les citoyens européens avec l’Union et avec l’euro.
Il s’agit de transformer la monnaie «unique» en une monnaie «commune», en réintroduisant des monnaies nationales (drachme, franc, mark…) adossées à cette monnaie commune. Cette solution a été envisagée lors du débat sur la monnaie européenne mais trop vite écartée par les Allemands et les Français.
– La monnaie commune (continuons de l’appeler euro) se présente, dans cette hypothèse, comme une monnaie complémentaire des monnaies nationales. Elle est réservée aux transactions extra-européennes (importations de marchandises chinoise ou de pétrole moyen-oriental). Étant adossée aux États les plus riches du continent, elle est sûre d’être respectée par les interlocuteurs financiers du reste de la planète et à l’abri d’éventuelles attaques de spéculateurs.
– Chaque pays utilise par ailleurs sa monnaie nationale pour les usages domestiques et les échanges avec le reste de la zone monétaire européenne. En cas de déséquilibre des échanges intra-européens, cette monnaie peut être réévaluée par rapport aux autres monnaies du «panier» commun.
La monnaie commune est un dispositif intermédiaire entre le Système monétaire européen (SME) mis en place en 1979 et la monnaie unique qui lui a succédé.
– La monnaie commune a un grand avantage sur le SME, qui avait introduit une monnaie de compte commune, l’ECU, conçue comme un «panier» des monnaies nationales.
Elle réserve en effet les monnaies nationales aux échanges à l’intérieur de la zone monétaire européenne. Indisponibles sur les places financières internationales, à Londres, Tokyo ou New York, ces monnaies se trouvent de ce fait à l’abri d’éventuelles attaques spéculatives.
– L’avantage décisif de la monnaie commune par rapport à la monnaie unique est d’autoriser les réajustements monétaires entre États européens, en cas de déséquilibre flagrant des échanges.
Supposons que la balance commerciale d’un pays vienne à se dégrader brutalement comme c’est le cas aujourd’hui en France ou en Grèce : le pays va demander un réajustement de son taux de change par rapport à la monnaie commune et, de la sorte, relancer en douceur ses exportations et réduire ses importations.
Appliquée à la Grèce, cette solution lui eut permis de rétablir à bon compte sa compétitivité touristique et agricole par rapport à ses concurrents extra-européens (Turquie, Tunisie…). Appliquée à la France, elle eut évité à son industrie automobile que de simples erreurs de gestion s’avèrent mortelles face au rouleau compresseur allemand.
La monnaie commune induit un système monétaire à deux étages :
– une Banque Centrale Européenne gère les émissions en euros et les conversions entre euros et devises étrangères (dollars, yens, roupies, livres…).
– les Banques nationales gèrent les émissions dans leur monnaie et les conversions dans une autre devise européenne ou en euros.
Par exemple, un Français ayant vendu des parfums aux États-Unis, il convertit ses dollars en francs auprès de la Banque de France. Celle-ci, à son tour, remet les dollars à la Banque Centrale Européenne et obtient en contrepartie des francs.
La BCE échange ses devises étrangères (dollars, yens…) contre les euros disponibles sur les marchés internationaux. Le taux de change entre l’euro et les devises étrangères s’établit normalement sur la base des quantités disponibles : en simplifiant, disons que si les banques américaines ont dix milliards d’euros dont elles n’ont pas l’utilité et la BCE quinze milliards de dollars, on aura un taux de change d’un dollar et demi pour un euro.
Maintenant, si un Allemand vend des voitures en France, il reçoit des francs qu’il cède à la Banque d’Allemagne contre des marks. À son tour, la Banque d’Allemagne convertit ses francs en marks auprès de la BCE.
Enfin, si un importateur français veut acheter des télévisions au Japon, il passe par la Banque de France pour obtenir de la BCE des euros en contrepartie des francs dont il dispose.
Ainsi, la BCE – c’est sa deuxième fonction – sert de chambre de compensation entre les différentes monnaies européennes.
Si, sur la base des taux en vigueur, la BCE a reçu de la Banque de France moins de monnaies européennes ou étrangères qu’elle n’a reçu des francs de l’ensemble des autres banques, c’est le signe d’un solde commercial négatif de la France. Dans ces conditions, soit la Banque de France demande un crédit en considérant que ce déficit est accidentel et pourra être facilement résorbé, soit on réajuste à la baisse la part du franc dans le «panier» européen ; c’est une dévaluation interne.
– Une Europe «unie dans la diversité»
Pour les citoyens ordinaires, la monnaie commune a l’inconvénient, notons-le, de réintroduire le change des pièces et des billets entre les pays européens pour les petits achats hors de chez soi ; cet inconvénient mineur doit être rapporté à l’inconvénient majeur de la monnaie unique : ruine des États méditerranéens, désindustrialisation et chômage de masse… Refuse-t-on un médicament sous prétexte qu’il a mauvais goût ?
Il n’est pas trop tard pour mettre en oeuvre la monnaie commune. Cette solution inédite reflète à merveille dans le domaine monétaire la belle devise de l’Union européenne : «Unie dans la diversité»… Elle offre l’avantage d’une monnaie forte sur la scène planétaire, avec des taux d’intérêt avantageux, tout en respectant les différences entre les sociétés de notre cher Vieux Continent.
Mais quels dirigeants sauront se détacher des idées convenues, porter les yeux sur elle et arrêter la course à l’abîme?
Monnaie commune, mode d’emploi
Le passage de la monnaie unique à la monnaie commune serait bien plus simple et moins coûteux que les bricolages financiers par lesquels, depuis cinq ou six ans, on tente de sauver la monnaie unique :
1- Dans un premier temps, les responsables européens proclament haut et fort leur volonté de défendre coûte que coûte la monnaie unique… afin d’endormir la méfiance des marchés.
2- Ensuite, à la faveur d’un long week-end ensoleillé durant lequel tout le monde (ou presque) est parti en villégiature, ils suspendent les transactions en euros.
3- Ils décrètent la conversion par les banques des montants en euros qu’elles détiennent dans la nouvelle monnaie nationale au taux de 1 pour 1 (1 drachme = 1 franc = 1 mark = … = 1 euro). Rien de plus simple : il s’agit d’un jeu d’écriture informatique quasi-instantané.
4- Les agences bancaires apposent sur les billets de banque qui passent en leur possession un tampon à l’effigie de la nouvelle monnaie nationale : il ne s’agit que d’un détail car la monnaie fiduciaire (billets de banque et pièces de monnaie) représente moins de 10% de la masse monétaire totale, très loin derrière la monnaie scripturale(comptes en banque).
5- Important : les dettes sont elles-mêmes converties dans la nouvelle monnaie nationale du débiteur. C’est, en drachmes par exemple, que la Grèce est invitée à rembourser ses précédents emprunts en euros. L’argument est d’une logique imparable :
Quand ils ont prêté à la Grèce, les créanciers ont-ils obtenu l’assurance formelle que l’Europe garantirait le remboursement de leurs prêts? En aucune façon. Dès lors que la Communauté européenne a refusé d’endosser les risques liés à la dette grecque, on est en droit de considérer celle-ci comme strictement liée à la Grèce, à son économie et à sa monnaie, qu’elle s’appelle euro ou drachme. Si la monnaie grecque est dévaluée, c’est tant pis pour les créanciers étrangers qui, en bons capitalistes, doivent assumer les risques de leurs placements et payer leurs erreurs de jugement.
Le rattachement de la dette à la monnaie nationale n’est pas seulement une mesure de bon sens. C’est aussi une mesure salutaire car elle intéresse les créanciers au redressement du pays. Ils ont tout intérêt en effet à ce que la monnaie soit dévaluée a minima et se redresse au plus vite (c’est tout le contraire si leurs prêts restaient rattachés à l’euro).
6- Il ne reste plus à la Banque Centrale Européenne qu’à réévaluer le taux des nouvelles monnaies nationales par rapport à l’euro commun, avec, par exemple une dévaluation de 40% de la drachme, une dévaluation de 15% du franc et une réévaluation de 15% du mark. De quoi redresser immédiatement l’activité touristique et agricole de la Grèce ou la production industrielle de la France.
Les Allemands et les petits et gros épargnants de la planète n’ont pas à en souffrir dans leur vie quotidienne ; ils sont simplement conduits à moins épargner et accepter de moindres rendements sur leurs placements. Y sont-ils prêts ? C’est toute la question.