Article publié dans Le Canard Enchaîné du 19 mars 2014.
SANS tambour ni trompette, des délégations européennes et américaines se sont rencontrées tout au long de la semaine dernière à Bruxelles pour le quatrième round de négociations sur le fameux traité de libre-échange entre l’Europe et les Etats-Unis. Ce traité dont François Hollande a récemment dit devant Obama qu’il souhaitait sa ratification« le plus vite possible », ce qui nous promet bien du plaisir… Car son but est d’éliminer les« obstacles réglementaires inutiles au commerce ». Et ce dans tous les domaines : à part le cinéma, exception culturelle qui confirme la règle, tout sera passé au karcher : agriculture, environnement, énergie, aéronautique, automobile, services, contrats publics, normes, etc. Ça va saigner !
Un exemple ? On se souvient que le pétrolier texan Schuepbach, furieux que ses permis de forer en France soient devenus caducs à cause de la loi de juillet 2011 interdisant la fracturation hydraulique pour extraire les gaz de schiste, avait attaqué celle-ci en justice. Et que le Conseil constitutionnel l’avait envoyé bouler, en octobre. Pur archaïsme, évidemment ! Lorsque le traité transatlantique sera ratifié, le Conseil constitutionnel et les tribunaux français n’auront plus leur mot à dire. C’est le Cirdi, un tribunal d’arbitrage sis à Washington et dépendant de la Banque mondiale, qui sera juge. Plusieurs pays se mordent déjà les doigts d’avoir signé pareil traité de libre-échange, qui, sous prétexte de protéger les investisseurs, permet aux firmes privées d’attaquer les pouvoirs publics, et au droit privé de primer sur le droit national. Ainsi l’Uruguay, dont le Président,un ancien cancérologue très sensible aux méfaits du tabac, avait mené une vigoureuse campagne anti-clopes qui a fait baisser la consommation de 44 %. Le géant de la cigarette Philip Morris, estimant que ses « droits d’investisseur » ont été bafoués, réclame à I’Uruguay une indemnité de 2 milliards de dollars. Le Cirdi rendra son jugement l’an prochain (« Courrier international », 13/2)…
Dans un excellent petit ouvrage1 qui décrypte les 46 articles du mandat de négociation de la Commission européenne, et permet donc d’imaginer ce qui se passe dans les très opaques négociations actuellement en cours, Raoul Marc Jennar rappelle qu’il existe un précédent, l’Alena, accord de libre-échange qui lie depuis vingt ans États-Unis, Canada et Mexique. « En vingt ans, le Canada a été attaqué 30 fois par des firmes privées américaines, le plus souvent pour contester des mesures en vue de protéger la santé publique ou l’environnement, ou pour promouvoir des énergies alternatives. Le Canada a perdu 30 fois. » Et de raconter une plainte actuellement en cours. La ville américaine de Detroit est reliée par un pont à la ville canadienne de Windsor. Ce pont est totalement saturé par le trafic. Le Canada a donc décidé d’en construire un nouveau… Mais la firme privée américaine à laquelle appartient le pont embouteillé ne l’entend pas de cette ! Elle réclame 3,5 milliards de dollars de compensation au Canada, car « elle considère que la construction du nouveau pont est une expropriation de son investissement et qu’elle bénéficie d’un droit exclusif au franchissement de la rivière par un pont ». C’est-y pas beau ?
On se demande bien pourquoi les tractations entre l’Europe et les Etats-Unis concernant ce merveilleux mécanisme dit du règlement des différends, qui sera l’une des pierres angulaires du traité, ont été prudemment repoussées après les élections européennes. Mieux vaut tenir le populo à l’écart : il serait capable de comprendre que c’est dans ses poches que les multinationales s’apprêtent à se servir…
Jean-Luc Porquet
http://www.laquadrature.net/files/rp/20140319%20-%20Canard%20enchaine%20…
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