Denis Collin nous livre ici un article important qui met à bas ce mythe du progressisme cher aux macroniens et son bloc élitaire de cadres pseudo-supérieurs qui ont massivement voté pour ce produit marketing, au gauchisme sociétal de Mélenchon, au racialisme, aux LGBT, etc. Analysant le nihilisme de l’écologisme, je soulignais que le conservateur est tout simplement quelqu’un qui se demande si changer aboutira à quelque chose qui sera mieux qu’avant. Le “progressisme” d’aujourd’hui est simplement le nouveau nom du nihilisme qui est la disparition du désir. Rien ne vaut plus rien, il faut faire du passé table rase. La droite d’autrefois se référait à l’histoire, elle se situait dans la lignée des grands hommes, elle se référait à la tradition. La gauche aussi se référait à l’histoire, l’histoire populaire et des traditions populaires (il a existé une très beau musée des arts et traditons populaires, abandonné et devenu une annexe de la Fondation Louis Vuitton!). Droite et gauche communient ensemble dans ce nouveau culte du Rien. L’important est d’aller de l’avant et d’avoir honte du passé.. Sans cette conversion de la gauche au nihilisme, il n’aurair pas été possible de revenir sur des décennies de luttes sociales qui ont construit nos droits sociaux. La gauche a servi d’avant garde et la droite s’est engouffrée dans la brêche. Il est l’heure d’être révolutionnaire, il est l’heure d’être conservateur.
CR
En France, il n’est pas bien vu d’être conservateur. Le mot commence mal et donc tout le monde ou presque est pour la réforme, pour aller de l’avant, pour évoluer, pour accepter le progrès… Conservateur ? Voilà une véritable injure que l’on réserve aux syndicats, aux Français d’en bas, à ces maudits « Gaulois réfractaires » ou à des écrivains qu’on ne lit plus.
Il est donc bien difficile de se dire résolument conservateur ! Il est bien plus facile de se dire révolutionnaire. Tout le monde, du moins le monde qui mérite attention, se veut révolutionnaire. Révolutionnaire dans la mode, dans l’art, dans l’écriture, dans la technique, dans tout ce que l’on veut — sauf évidemment dans les rapports sociaux, il ne faut tout de même pas exagérer.
Il existe pourtant un grand nombre de bonnes raisons philosophiques, morales et politiques d’être conservateur. La première de ces raisons ? Toutes les grandes révolutions, les révolutions sérieuses, c’est-à-dire les révolutions sociales, commencent parce que le peuple veut conserver ce qu’il a et qu’on veut lui prendre. Conserver son pain, son toit, son mode de vie, son travail, ses traditions nationales ou locales, ses acquis sociaux. Tous le savent : un bon « tiens » vaut mieux que deux « tu l’auras ». Les intellectuels construisent volontiers des républiques qui n’existent nulle part, ils sont les spécialistes des châteaux en Espagne ; ils ont des plans plein leur cartable ou leur disque dur d’ordinateur. Les lendemains doivent impérativement chanter ! Mais, le plus souvent, ils déchantent. L’ivresse des mots se termine en gueule de bois.
J’ai passé quelques années de ma vie dans une organisation révolutionnaire qui n’était ni pour l’autogestion, ni pour les réformes sociétales, ni pour la révolution sexuelle, mais simplement pour la défense de l’école laïque, pour la défense de l’indépendance des syndicats, fondée sur la charte d’Amiens (1905), pour la défense des droits sociaux et des conventions collectives, etc. Je ne regrette absolument rien de cet engagement qui est encore le mien dans ses grandes lignes. Certes, ce n’était pas « mieux avant », mais assurément c’est pire maintenant que les retraites et la sécu sont en voie de démantèlement accéléré et que l’école n’est plus qu’un tas de ruines. Il y a donc des raisons révolutionnaires pour être conservateur. Tout cela, d’ailleurs, Régis Debray l’a déjà dit et bien mieux que moi.
Mais il y a bien d’autres raisons d’être conservateur. Des raisons que l’on n’ose plus avouer en ces époques de politiquement correct et de « cancel culture ». Ces acquis sociaux, ces libertés sociales auxquelles nous sommes encore très nombreux à être attachés, tout cela n’est pas tombé du ciel et ce n’est pas seulement le produit des luttes sociales, car ces luttes sociales elles-mêmes sont un des fruits de toute une civilisation dont nous sommes les héritiers que nous regardons, impuissants, se défaire sous nos yeux. Des Grecs nous héritons de la liberté de la pensée ; des Romains nous héritons le droit qui est l’exact contraire de l’arbitraire des tyrans. Du judaïsme, nous héritons ce goût de la contestation, même de la parole de Dieu ! Et du christianisme nous gardons l’égalité, la fraternité et la liberté de conscience ! Même nos plus extravagantes utopies sont nées de ce terrain. Quand Moïse guide les Hébreux hors de la servitude, il donne le mot d’ordre : laisse mon peuple aller ! Les Noirs américains le chantent : Let my people go ! On pourrait reprendre tout ce que dit Ernst Bloch dans Athéisme dans le christianisme pour montrer que les insurrections paysannes (par exemple la guerre des paysans de Thomas Münzer), les révolutions populaires en Angleterre et France, les aspirations socialistes et anarchistes ont toutes à voir de très près avec cette tradition qui n’est pas une religion au sens classique du terme en sociologie, mais une culture dont nous étions imprégnés parce que nos maîtres, les Rousseau et les Marx en étaient si profondément imprégnés. Ce qu’il faut bien appeler la culture occidentale est dans son essence une culture de la liberté et de l’émancipation et c’est pourquoi la défense de la culture occidentale, la défense de la « grande culture » autant que la « culture populaire », tout qui ce qui est aujourd’hui marqué au sceau de l’infamie rétrograde, passéiste, ringarde et réactionnaire, toute cette nostalgie de la culture du « mâle blanc hétéronormé », est tout simplement la conservation d’un possible monde meilleur.
Car ce dont il s’agit, ce n’est pas de faire table rase du passé mais de conserver le monde, c’est-à-dire le monde de l’homme, un monde dans lequel la nature est la condition ultime de notre survie et où les rapports d’amitiés entre les hommes et les femmes puissent encore avoir toute leur place, loin de la furie des censeurs, des excommunicateurs, des identitaires de tous poils qu’il s’agisse de l’identité « de genre » ou de religion.
Il s’agit donc aussi de conserver ce qui rend possible cette conservation du monde, afin que les « nouveaux », les Nachgeborenen dont parlait Brecht, puisse venir et vivre. Et pour que cette transmission, ce passage de témoin d’une génération à l’autre puisse se faire, il est nécessaire que les plus âgés soient les conservateurs d’un monde où les nouvelles générations pourront être révolutionnaires. La destruction de l’autorité — dont parle Hannah Arendt — est une des conséquences de l’avènement d’un monde social dans lequel tout doit en permanence être révolutionné et où toutes les valeurs cèdent le pas à la valeur, sonnante et trébuchante, qui circule sur le marché. Dans un tel monde l’autorité des parents ou des professeurs ne possède plus aucune légitimité. Combien valez-vous ? Telle est la seule question que les jeunes générations apprennent à poser à leurs aînés. Une affaire très révélatrice : le représentant de la CGC au conseil supérieur de l’éducation, René Chiche, dépose un amendement à la charte de l’enseignement précisant que l’autorité des professeurs face aux élèves et aux « parents d’élèves » doit être respectée. Cet amendement qui procède du simple bon sens a été très largement rejeté. Il est devenu incongru d’évoquer l’autorité dans les sphères dirigeantes de ce qu’il est encore convenu d’appeler « éducation nationale ». Cette perte de l’autorité naturelle de ceux qui doivent élever la jeune génération s’accompagne d’une montée sans précédent d’un autoritarisme tatillon fondé sur la multiplication des lois.
Dans le monde d’où l’autorité a disparu au profit du contrôle social, le simple bon sens, le sens commun s’est effondré : surtout ne plus dire « bonjour Madame » à une dame, car celle-ci pourrait être dans un état d’esprit tout provisoire où elle se sent un homme. Dans le film de Truffaut Baisers volés, Delphine Seyrig enseigne le jeune Jean-Pierre Léaud de la distinction entre le tact et la politesse : un homme entre par inadvertance dans une salle de bain où une dame nue fait sa toilette. L’homme poli referme la porte en disant : « pardon, Madame ». Celui qui sort en disant « Pardon, Monsieur » a du tact. Voilà un subtil distinguo qui échappe à notre époque où les hommes publics parlent comme des charretiers et où se montrer prévenant à l’égard d’une femme vous fait passer au mieux pour un gros « relou » quand ce n’est pas un violeur potentiel. Dire qu’il faut un père et une mère pour faire un enfant (un papa et une maman, dira-t-on dans le langage mièvre de l’époque) vous vaut d’être illico presto assimilé à la droite réactionnaire et aux nostalgiques des heures les plus sombres de notre histoire… Face aux délires, être conservateur c’est simplement essayer de rester raisonnable.
Être conservateur, ce n’est pas refuser l’innovation ou les idées nouvelles. C’est seulement refuser de céder au « bougisme » pour reprendre l’expression de Pierre-André Taguieff. Refuser cette danse de Saint-Guy devenue la loi imposée par les sommets du capital « high tech ». Le capital a besoin d’individus tous interchangeables, des mêmes ramenés à quelques équations des spécialistes du marché. Le nouveau capitalisme est sans foi ni loi, il est partout et donc nulle part. Il est tout-puissant. Il est le nouveau Dieu. Mais alors que l’ancien était parfaitement inoffensif (le soupir de la créature opprimée, disait Marx) le nouveau Dieu a besoin continuellement de sang frais pour nourrir son impérieux mouvement d’accumulation. S’il fallait vraiment choisir, je préférerais encore le Dieu des chrétiens, ce Dieu humble qui s’est fait homme, est né dans une étable et devant qui les puissants, symbolisés par les rois mages sont venus s’agenouiller.
Ce que nous devons conserver, c’est aussi un certain sens de la beauté des choses, ce que l’Italie d’avant les horreurs post-modernes a cultivé avec constance et génie. Beauté des œuvres d’art quand elles n’étaient pas des « performances » de propres à rien en pleine crise. Lire et méditer ce que nous dit Jean Clair dans L’hiver de la culture. Se souvenir d’Adorno et Horkheimer : « Aujourd’hui, la barbarie esthétique réalise la menace qui pèse sur les créations de l’esprit depuis qu’elles ont été réunies et neutralisées en tant que culture. Parler de culture a toujours été contraire à culture. » (T.W. Adorno et M. Horkheimer, La production industrielle des biens culturels) On ne saurait mieux résumer le discours sur la culture courant de nos jours : un discours qui détruit toute culture. Il ne s’agit pas que des créations de l’esprit. La nature est mise à sac par les aménageurs, les bétonneurs — pensons aux hideuses surfaces commerciales des villes — et la campagne est défigurée, transformée en site industriel par l’invasion des éoliennes, géants de béton et d’acier qu’aucun Don Quichotte ne se risque à combattre.
Conserver le passé, c’est le seul moyen de rendre vivable le présent et d’entrevoir une lueur dans le futur. Les révolutionnaires en peau de lapin à la Mélenchon, qui considère que le passé n’a rien à nous apprendre et que nous sommes les héritiers du futur, ne font que ressasser comme des élèves un peu idiots la leçon du capital : « faites-vous vous-mêmes », « soyez des vrais self made men » et les voilà qui volent au secours de toutes les aberrations ultramodernes. Avant de terminer leur course, misérablement, oubliés dans un coin de l’histoire ou aplatis comme des carpettes où les oligarques se frottent les pieds — ainsi Tsipras en Grèce ou Iglesias en Espagne. Tous ces « progressistes » sont de fieffées canailles. Et avec eux les intellectuels qui presque tous ont sombré dans l’abjection. On peut admettre qu’il fut un temps où les intellectuels « de gauche » ont joué un rôle utile, précieux pour le genre humain. Mais ce temps est passé. Conserver l’espoir d’une société décente : voilà ce qui nous reste.
Le 24 décembre 2020
PS: Cet article est illustré par une photo de l’admirable groupe dû a Bernini, représentant Enée qui fuit Troie en portant son père Anchise sur son dos et tenant par la main son fils Ascagne. Pierre Legendre a attiré notre attention sur l’inestimable valeur symbolique de cette œuvre. Tout le destin de l’homme s’y trouve résumé. Et cela que l’on veut refouler aujourd’hui.