L’Italie et la question des « monnaies parallèles » : une voie de sortie de l’Euro ?

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La politique de rachat massif de la dette publique italienne par des organismes publics, la Cassa Depositi e Prestiti (CDP) et Posta Italiana[1], ranime la possibilité de la mise en œuvre d’un scénario à deux monnaies pour ce pays. On sait que la question de la dette inquiétait beaucoup certains milieux[2]. Cette possibilité de sortir « en douceur » de la zone euro avait déjà été évoquée à de multiple reprise en Italie, et en particulier par Silvio Berlusconi[3]. Car, aujourd’hui, il n’en faut pas douter : le problème de l’Italie est bien l’Euro[4]. Au-delà de la question de l’Euro, on peut se demander si ce n’est pas tout simplement l’UE le véritable problème de l’Italie[5].
Il convient, alors, de rappeler que la possibilité de mettre en œuvre des devises parallèles avait déjà été présentée comme un outil pour résoudre le problème de la Grèce, tout restant dans la zone euro ou pour gérer une éventuelle rupture avec la zone euro. Mais les devises parallèles ont une longue histoire en économie. Dans les temps historiques, les lingots émis par différents pays ont circulé librement dans un pays donné. La question a été soulevée en particulier lorsque le papier-monnaie a été introduit. Les expériences avec des monnaies parallèles ne sont pas abondantes au XXe siècle[6], et la dynamique d’un système à deux monnaies mérite attention[7].

L’exemple manqué de la Grèce en 2015

Rappelons d’abord ce que voulait, ou prétendait vouloir, faire Yanis Varoufakis[8]. Un moyen possible d’éviter l’asphyxie de la Grèce en 2015 organisée par la Banque Centrale Européenne aurait pu reposer sur le fameux « plan B « de Varoufakis, plan qui a fait l’objet de nombreux débats depuis juillet 2015. Ce plan aurait impliqué la création d’un système de double circulation monétaire, avec la création d’une monnaie parallèle. L’intention n’était en aucun cas de sortir explicitement de l’Euro (ou plus précisément de l’Union monétaire européenne). Il est à rappeler que Yanis Varoufakis – et cela fait une grande différence avec d’autres économistes radicaux comme Costas Lapavitsas ou Heiner Flassbeck[9] – était, à l’époque, un fervent défenseur de l’euro. Cependant, une telle sortie aurait pu être envisagée à tout moment dans le cadre du dit « Plan B ».
Ce qui est ici intéressant est que le fameux “plan B” était assez sophistiqué et aurait induit des changements importants dans la situation de la Grèce. À ce stade, il est intéressant de voir ce que Varoufakis expliquait et ce qui a été dit lors de la discussion avec les gens de l’OMFIF sur ce plan[10]:

«Ce que nous avions prévu de faire était le suivant. Il y a le site web du bureau des impôts, comme en Grande-Bretagne et partout ailleurs, où les citoyens – les contribuables qui vont sur le site – utilisent leur numéro de dossier fiscal et ils transfèrent des fonds bancaires du compte bancaire vers leur numéro de dossier fiscal afin de faire des paiements sur la TVA, sur l’impôt sur le revenu et ainsi de suite. Nous avions l’intention de créer, de façon clandestine, des comptes de réserve attachés à chaque numéro de dossier d’impôt sans en avertir qui que ce soit, juste pour que ce système fonctionne sous le boisseau. Au simple toucher d’un bouton, cela nous permettrait de donner des numéros d’identification aux détenteurs de numéros de fichiers d’impôt (contribuables). Prenons par exemple un cas où l’État devait un million d’euros à une société pharmaceutique pour des médicaments achetés pour le compte du National Health Service, nous pourrions immédiatement créer un virement dans ce compte de réserve du numéro de dossier fiscal de l’entreprise pharmaceutique, et leur fournir un numéro d’identification. Ils pourraient utiliser cela comme une sorte de mécanisme de paiement parallèle qui transfèrerait n’importe quelle partie de ces fonds numériques à n’importe quel numéro de dossier fiscal à qui ils devraient de l’argent. Ou alors, en effet, l’utiliser pour effectuer des paiements d’impôt pour l’Etat »[11].

Il est évident que, dans l’esprit de Yanis Varoufakis, le système (appelé «Plan B») visait à alléger la pression de la Banque Centrale Européenne sur la Grèce et spécifiquement à résoudre la crise de liquidité orchestrée par la BCE par son «contrôle des capitaux» imposé. Ce plan qu’il avait élaboré avec Alexis Tsipras début décembre 2014, c’est-à-dire avant le succès de Syriza aux élections du 25 janvier 2015, a surtout été considéré comme une réponse technique à une éventuelle action de la BCE. Les implications politiques semblent être restées en grande partie tacites. Mais en réalité ce « plan B » allait bien plus loin que cela.
Aujourd’hui, avec le recul et les leçons qui peuvent être tirées de la « trahison » de Tsipras, il est évident que le principal échec de Tsipras et de Varoufakis fut de ne pas l’avoir compris. L’austérité était bien plus qu’une politique malavisée. L’austérité était le résultat d’un système de gouvernance qui était largement basé sur l’euro[12]. Quand ces deux hommes ont commencé à planifier un combat contre l’austérité, ils auraient dû comprendre immédiatement qu’un tel combat les mettrait en collision avec l’euro, ce que semblent avoir compris les responsables du nouveau gouvernement italien.
A propos de la possibilité que le plan puisse conduire à une sortie de la Grèce de l’Euro Varoufakis devait ajouter: “Cela aurait créé un système bancaire parallèle alors que la banque était fermée suite à l’action agressive de la BCE pour nous donner un peu de répit[13]. On doit alors noter que ce dont il était question, du moins dans la conversation téléphonique avec les personnes de l’OMFIF, n’était pas techniquement une monnaie parallèle mais seulement un système bancaire parallèle. Cependant, dans le paragraphe suivant, Varoufakis admettait: “Et bien sûr, cela pourrait être libellé en euros, mais sur un claquement des doigts baisse, il aurait pu être converti en une nouvelle drachme[14].
Il est alors clairement indiqué que le développement d’un système de paiement parallèle ne visait pas à sortir de l’UEM mais aurait pu devenir un instrument de cette sortie à court terme. Seulement, pour être prêt à le faire, le gouvernement grec, et en particulier Alexis Tsipras, aurait dû avoir compris ce qui était en jeu dès le départ, tant pour la Grèce que pour la zone euro. Le fait qu’il ne l’ait pas compris, ou qu’il n’ait pas voulu le comprendre, fait maintenant partie de l’histoire. Cependant, cela soulève bien sûr toute la question des devises parallèles et de leur rôle dans l’option possible d’un “Grexit”, et bien entendu aujourd’hui d’un « Italexit ».

La situation actuelle en Italie

Comme il a été dit en introduction, depuis la fin du mois de mai, deux organismes publics, la Cassa Depositi e Prestiti (CDP) et Posta Italiana rachètent massivement les bons du Trésor émis par le Trésor italien. Ces rachats sont effectués, pour ce qui concerne la Poste, par Poste Vita, le pôle assurance du groupe. Il faut savoir que Posta Italiana est un groupe qui dispose de beaucoup de liquidité et qui n’est pas soumis à la réglementation bancaire. Une explication possible est que le groupe entend profiter ainsi des prix bas, induits par la remontée des taux, pour investir la liquidité dont ils disposent[15]. Cette stratégie est aussi certainement liée à l’inquiétude des marchés financiers à la suite des péripéties qui ont entouré la constitution du gouvernement de M. Giuseppe Conte, un gouvernement soutenu par les deux partis dits « anti-système », le Movimenti Cinque Stelle et la Lega. Cette inquiétude et la spéculation qu’elle a engendrée ont été amplifiées par la décision de la Banque Centrale Européenne, de réduire de manière spécifique ses rachats sur le second marché, des titres publics italiens, comme l’indiquait une « Breaking News « du Financial Times. Ceci a fait l’objet d’une question écrite de deux députés italiens du parlement européens, MM. Marco Valli et Marco Zanni[16].
Document 1

On le sait, la dette italienne est aujourd’hui, en apparence, considérable. Elle atteint aujourd’hui autour de 130% du PIB.
Graphique 1

Source : Données du FMI
L’ampleur de cette dette est même, selon Carmen M. Rheinart, sous-évaluée[17], car il faudrait lui ajouter la dette de la Banque Centrale d’Italie, qui peut être évaluée au travers du compte de compensation TARGET2. Madame Rheinart estime quant à elle la dette italienne à 160% du PIB. Ce compte montre en effet qu’il y a eu une fuite des capitaux hors de l’Italie, essentiellement vers l’Allemagne, fuite qui traduit les inquiétudes quant à la solidité des banques italiennes, mais aussi – et plus généralement – la méfiance de la grande bourgeoisie italienne par rapport aux institutions financières de son pays. Quant à savoir si, dans le cas d’une sortie de l’euro, l’Italie devrait rembourser ces sommes est là une question très théorique.
Graphique 2
Etat des comptes sur le système de compensation TARGET2

Source : BCE et Université d’Osnabruck
A l’inverse, on peut aussi considérer qu’il ne faudrait tenir compte que de la dette détenue par des agents non dépendant de l’Etat. Or, l’Etat (et la Banque Centrale italienne), détiennent une partie de cette dette. Le ratio, hors addition du solde TARGET2 se monterait alors à 105% et non autour de 130%, comme indiqué dans le graphique 1.
Mais, cette politique a aussi été interprétée comme le début d’une stratégie visant à promouvoir l’utilisation des bons du trésor comme un instrument de paiement.
On sait que plusieurs responsables italiens, le plus notoires étant M. Silvio Berlusconi, ont avancé l’idée d’une deuxième monnaie circulant en parallèle avec l’Euro en Italie. Dans son principe, le raisonnement est simple : les transactions immédiatement engendrées par l’activité économique, le paiement de salaires, les consommations intermédiaires des entreprises, mais aussi les loyers, et le paiement des impôts, pourrait se faire dans cette monnaie parallèle. Quand il faudrait recourir à un paiement transfrontière, cette monnaie serait convertie en Euro. L’idée sous-jacente est alors que le cours de la monnaie parallèle se déprécierait, évitant à l’Italie une pénible dévaluation interne car l’ensemble des paiements internes seraient alors dépréciés et non les seuls salaires et pensions. On doit noter que, ce dont il est question, n’est pas à strictement parler un « monnaie », car la question du crédit n’est pas posée, mais bien plus un système de transaction parallèle.
Comment, et sur quelles bases, serait constituée cette « monnaie » parallèle ? Une possibilité, qui est discutée en Italie, serait d’utiliser les bons du trésor, soit des bons avec une valeur faciale importante, pour les règlements entre les entreprises, soit des bons avec une valeur faciale plus réduite, pour alimenter la consommation des ménages. Ces bons fonctionneraient comme des IOU[18]. On doit ici se rappeler que cette émission de IOU avait été aussi envisagée en Grèce au printemps 2015.
Le fait que deux organismes parapublics se soient mis à racheter des bons du trésor peut laisser penser qu’une stratégie de cette nature sera adoptée par le gouvernement italien. D’ailleurs, que ce soit Paolo Savona, le Ministre pressenti pour occuper le Ministère des Finances, et dont le nom avait été scandaleusement refusé par le Président Mattarella, ou que ce soit M. Tria, le Ministre des Finances actuel, tous les responsables conviennent que pour relancer l’économie un vaste plan de dépenses publiques concernant les infrastructures devra être établi. La tentation serait grande alors d’émettre des bons du trésor pour financer ce plan, et de les faire systématiquement racheter par la Cassa Depositi e Prestiti (CDP) et Posta Italiana, quitte à ce que ces organismes les proposent aux entreprises et particuliers quand ces derniers viendront retirer des fonds. Mais, si le mécanisme de mise en place de ce système parallèle de transaction peut s’imaginer facilement, il n’en va pas de même de la dynamique économique et monétaire qui pourrait être crée. Le problème central étant celui de la fongibilité[19] de ce nouvel instrument de transaction. A ce problème viendrait s’ajouter la question du rapport d’échange entre le nouvel instrument et l’Euro.
Tout d’abord, les entreprises et les particuliers accepteraient-ils ces bons du trésor ? Il faudrait, à tout le moins, les qualifier de par la loi de moyens de circulation, en leur donnant la capacité de régler toute dette ou tout paiement à l’Etat (et en particulier les impôts). Mais, si la loi peut donner à n’importe quel papier le pouvoir de régler des paiements, elle ne peut obliger les agents à les utiliser, sauf si un monopole de transaction est institué. Mais, cela reviendrait à décréter le paiement en euros illégal en Italie… Si une loi se borne à garantir la capacité des bons du trésor à effectuer tout règlement, alors ces bons du trésor représenteraient un moyen de paiement créé à la discrétion de l’Etat tout comme les Euros sont émis à la discrétion de la BCE. Outre les problèmes politiques que cela provoquerait certainement, s’il y a une dépréciation de la valeurs des bons du trésor (libellés pourtant en euros) et l’Euro, verrait-on se manifester la « Loi de Gresham », et les bons du trésor rapidement évincer les euros dans la circulation monétaire, ou bien serait on confronté à un refus des agents économiques d’accepter ces bons du trésor ?
On le voit, les incertitudes économiques sont nombreuses, et cela sans même parler des incertitudes politiques. De fait, si l’on regarde les expériences historiques de systèmes monétaires avec des monnaies parallèles, on constate que les situations ont toujours été transitoires. Aucun système à monnaies parallèles n’a été stable dans le temps.

Les exemples historiques

Un exemple qui est bien connu et très souvent cité dans la littérature économique d’un système de monnaies parallèles a été le système de coupons appelé «Dated Stamp Script», qui circulait concurremment avec les dollars canadiens, dans la province canadienne de l’Alberta en 1936-1937[20]. Cette tentative s’est soldée par un échec et la majeure partie de la population a refusé de l’utiliser ; le dollar canadien est donc resté la monnaie en circulation en circulation[21]. Toutefois, il est intéressant de le considérer cr les problèmes économiques de l’Alberta reflétaient, à certains égards, ce qui se passe en Italie ou ce qui se passait en Grèce. L’Alberta avait connu sept années de dépression associées à la faiblesse des prix agricoles et aux mauvaises récoltes à la suite de la crise de 1929. Le chômage y était assez élevé en 1935. Le nouveau gouvernement élu aux élections provinciales n’était pas prêt à mettre en œuvre une réforme vraiment radicale, sur le modèle de la politique du New Deal de Roosevelt. Il a alors décidé de mettre en place un système de «timbres» afin de payer les travaux publics réalisés par des chômeurs, avec un délai de remboursement de deux ans. Mais, à la fin de 1936, il offrait aux Albertains la possibilité d’échanger leurs certificats contre des dollars canadiens[22], et la plupart des gens alors choisirent de le faire. C’était la preuve que la confiance dans ce système de paiement parallèle était assez faible. La raison principale de cette faible confiance était que la plupart des banques refusaient de prendre part à ce système. Irving Fisher avait prévu ce développement dans un livre qu’il avait écrit en 1933 sur le système des certificats ou des timbre[23]. En fait, nous étions confrontés à un type particulier de la loi de Gresham. Ce n’était plus le cas ou la «mauvaise monnaie» chasse la bonne, mais au contraire un cas où la « mauvaise » monnaie est considérée si faible que l’on préfère s’en débarrasser. Coe lui-même est allé si loin pour écrire: «La mauvaise monnaie ne fait évidemment pas perdre beaucoup d’argent quand le gouvernement est prêt à racheter cette mauvaise monnaie avec beaucoup d’argent »[24].
Une autre expérience de monnaie parallèle avait eu lieu dans les années 1920 en Russie soviétique lorsque le gouvernement a introduit le Tchervonetz[25]. Cette monnaie était gagée sur la récolte de seigle. La réforme monétaire qui a eu lieu au début de la NEP est d’un point de vue théorique (et aussi d’histoire économique), très intéressante. Le gouvernement soviétique introduisit donc une monnaie parallèle, nommée “Tchervonetz”, en 1922. Cette monnaie n’avait pas au départ un cours légal mais pouvait être librement échangée contre le Rouble puis le SovZnak. L’introduction du Tchervonetz parallèle au “SovZnak” était en réalité une tentative de remédier à l’énorme crise d’hyperinflation à la fin de la guerre civile[26]. Cela a bien fonctionné et a certainement permis de contrôler cette hyperinflation. Le Tchervonetz a donc certainement permis le redémarrage de l’économie soviétique au début de la NEP, mais progressivement le “SovZnak” a disparu et le Tchervonetz a été appelé simplement le Rouble. La période de double circulation n’a guère durée plus de trois années et, si l’expérience du Tchervonetz peut être qualifiée de réussite par rapport aux objectifs macroéconomiques (fin de l’hyperinflation et redémarrage de l’économie) on ne peut en dire autant du point de vue de la constitution d’un double circuit monétaire comme forme stabilisée.
L’idée de monnaie parallèle est réapparue à différents moments depuis la Seconde Guerre mondiale. On connaît l’épisode de la monnaie en paquets de cigarettes dans l’Allemagne vaincue de l’immédiat après-guerre. Mais les cas d’introduction ou de constitution de monnaies parallèles ont été essentiellement pensés comme une solution possible à l’hyperinflation ou à la dollarisation dans les économies émergentes[27]. Il faut y ajouter comme raisons du développement de marchés monétaires parallèles des situations allant de l’afflux soudain des envois de fonds des travailleurs migrants[28] au développement du trafic de drogue[29]. Un tel développement brouille fréquemment la différence entre le légal et l’illégal, et conduit à une énorme fragmentation de la circulation du capital et de la monnaie[30].
Tous les exemples connus soulignent alors que le développement des marchés monétaires parallèles et de monnaies parallèles constitue des situations très instables. La participation du système bancaire est une condition sine qua non à l’existence, même pour une période de courte durée, d’un système de monnaies parallèles qui soit opérationnel.

Retour sur la question des monnaies parallèles dans le contexte de l’Euro

L’idée de monnaies parallèles est donc réapparue dans le contexte de la crise de la dette souveraine dans la zone euro[31]. Deux problèmes étaient en réalité mélangés. Le premier était de savoir comment éviter de s’engager dans une dévaluation interne douloureuse et peu efficace. C’est pourquoi les devises parallèles ont été principalement proposées aux pays de la zone euro «du Sud»[32], car ce sont ces économies qui ont été contraintes par l’Allemagne et par les institutions en dépendant de s’engager dans des politiques de dévaluation interne.
Mais une seconde question s’est alors posée: l’euro pourrait-il être transformé en une sorte de monnaie supplémentaire, à utiliser uniquement avec les pays hors zone euro? C’est l’idée de la « monnaie commune », opposée à la pratique de la « monnaie unique » qui prévaut jusqu’aujourd’hui. De fait, dans une zone Euro à N membres, on aurait N+1 monnaies. Chaque pays récupérerait sa propre monnaie pour le commerce intérieur et le commerce inter-zone, et n’utiliserait l’euro que pour le commerce (en biens et opérations financières) avec des pays n’appartenant pas à la zone euro[33]. Cette idée est intellectuellement élégante. Mais, elle exige des institutions adaptées. En effet, la « monnaie commune » ne doit pas circuler en interne. Cela implique de limiter son usage à une forme d’unité de compte utilisée avec les autres pays, voire une monnaie de transaction, mais avec des règles strictes de transformation des encaisses dans la monnaie du pays participant à cette monnaie commune. Dès lors se pose la question du taux de change entre la monnaie de ce pays et la monnaie commune. Il faudrait, alors, revenir à des systèmes de change fixes entre deux ajustements, comme cela avait existé avant 1971. Ce n’est pas impossible, mais cela implique un contrôle étroit des mouvements de capitaux. Si Elizabeth Guigou avait tort de prétendre qu’une monnaie commune ne pourrait pas fonctionner, on doit reconnaître que pour qu’elle fonctionne il faudra des institutions particulières[34]. Or, il n’y a pas d’accord à l’heure actuelle, entre un groupe de pays pour adopter les institutions qui permettraient à cette « monnaie commune » de fonctionner à long terme.
En fait, c’est la première option, celle d’une monnaie parallèle conçue pour éviter le choc d’une dévaluation interne, qui a surtout retenu l’attention. Un grand nombre d’auteurs qui envisagent une proposition de monnaie parallèle se concentrent actuellement sur un mécanisme qui facilitera la reprise économique dans les pays frappés par la crise. L’introduction de monnaies parallèles est considérée comme susceptible de stimuler l’activité économique intérieure et de réduire la dépendance à l’égard des importations[35]. On s’attend alors à ce que, en retour, les devises parallèles augmentent les performances à l’exportation et la compétitivité de ces pays. Certains auteurs voient également l’introduction de monnaies parallèles comme un moyen de permettre aux États affectés de réduire les taux d’intérêt pour les prêts et les investissements et d’augmenter systématiquement la circulation monétaire, tant pour les dettes publiques que pour le secteur privé[36]. Une partie des économistes qui se sont prononcés en faveur d’une monnaie parallèle considère qu’il s’agit d’un système permettant de libérer des capacités de production non utilisées[37]. Une opinion importante est que, compte tenu des situations économiques extrêmement différentes dans les États membres européens, les monnaies parallèles pourraient être un outil d’auto-assistance économique et un moyen de stimuler la reprise économique[38]. On le voit, les avis en faveur de l’introduction d’une monnaie « parallèle » sont effectivement nombreux. Mais cela signifie implicitement que pour un grand nombre d’économistes, il n’y a pas d’espoir de reprise économique dans le système actuel de l’Euro. En fait, la comparaison de l’Euro et du « bloc-Or » de la fin des années 1920 faite par un ancien membre du Collège de l’Autorité des marchés financiers, Jean-Michel Naulot, dit bien ce qu’il faut entendre par création d’une monnaie parallèle[39]. Ce système est une étape dans un démantèlement de l’Euro, et rares sont les économistes qui croient en la valeur autre que transitoire d’une monnaie parallèle.
Enfin, l’idée de monnaie parallèle soulève la question de savoir comment et par qui elle doit être introduite. Une possibilité est bien sûr que la monnaie parallèle soit mise en circulation via les canaux habituels du système bancaire à deux niveaux. Mais cela implique que le système bancaire soit d’accord avec une telle idée ou soit contraint, par une décision du gouvernement, de l’appliquer. L’autre possibilité étant que l’Etat joue lui-même le rôle de banquier et joue le rôle d’émetteur. Dans la grande majorité des plans, nous assistons à un processus de mise en circulation de la monnaie parallèle sur la base de prêts. C’était le cas du plan B de Varoufakis et ces prêts auraient été, au moins au début, libellés en euros.
Il est entendu que l’État serait l’émetteur, comme dans la proposition de reconnaissance de dette en Grèce, la question du rôle du système bancaire serait toujours en suspens. En fait, dans le plan B de Varoufakis, l’État aurait joué le rôle principal parce que le système bancaire grec a été désactivé par les actions de la BCE. La solution logique aurait été de faire une «réquisition» (dans le cadre d’une situation d’urgence) pour assurer le contrôle de la Banque centrale de Grèce et de la plupart des banques commerciales. Cependant, il était clair dès le départ qu’une telle démarche équivalait à une déclaration de guerre contre la BCE.
Comme indiqué ci-dessus, Varoufakis lui-même admettait que le résultat aurait pu être une sortie grecque rapide de la zone euro. La raison principale est que la mise en œuvre d’un système de monnaie parallèle impliquerait une certaine forme de contrôle de l’État sur le système bancaire grec. Mais, ce contrôle n’aurait pu être mis en œuvre sans mettre la BCE hors-jeu et ainsi la priver de son pouvoir sur le système bancaire grec. La BCE aurait alors très probablement réagi en qualifiant l’euro circulant en Grèce de «fausse monnaie» et en coupant toutes les transactions (comptes Target – 2) avec la Grèce. La seule solution possible aurait alors été de renommer la monnaie “drachme” pour contourner l’action de la BCE.
Pour tous ses intérêts, réels et supposés, un système de monnaie parallèle est à la fois très dépendant du système bancaire et très instable. S’il est soutenu par un gouvernement fort et déterminé, il fera de la «seconde monnaie» la première dans un temps donné. C’est une leçon que nous pourrions tirer de l’Alberta. Le seul avantage de la monnaie parallèle pour un pays comme la Grèce ou comme l’Italie serait de permettre une sortie de l’UEM de manière ordonnée, en offrant une période transitoire. Mais, cette période pourrait s’avérer pleine de dangers si la BCE et les autorités de la Zone Euro se décidaient à entrer dans une logique de conflit ouvert avec les autorités du pays concerné. De fait, si le conflit doit éclater entre la BCE et les autorités du pays, la période de transition devra être la plus courte possible. L’un des collaborateurs les plus proches de Varoufakis avoue avoir changé d’avis en faveur du “Grexit” à la suite de la crise de 2015[40]. C’est une des leçons que les responsables du nouveau gouvernement italien se doivent de garder en mémoire.
Notes
[1] http://www.finanzareport.it/Detail_News_Display/News-e-Analisi/spread-lo-scudo-della-cdp-si-sostituisce-agli-acquisti-bce-
[2] https://www.capital.fr/entreprises-marches/litalie-va-t-elle-sombrer-en-emportant-la-france-et-la-zone-euro-1272560
[3]http://www.repubblica.it/politica/2017/02/12/news/silvio_berlusconi_votare_adesso_e_da_irresponsabili_salvini_non_sara
[4] Alberto Bagnai , Brigitte Granville , Christian A. Mongeau Ospina, « Withdrawal of Italy from the euro area: Stochastic simulations of a structural macroeconometric model », in Economic Modelling , Volume 64, August 2017, Pages 524-538.
[5] Natixis, L’Europe est-elle le problème de l’Italie, FlashEconomie, n° 271, 18 mars 2018.
[6] Voir l’exemple canadien : Coe V-F, “Dated Stamp Scrip in Alberta”, Canadian Journal of Economics and Political Science/Revue canadienne de economiques et science politique, 4, 1938 pp 60-91.
[6] http://jpkoning.blogspot.fr/2015/05/alberta-prosperity-certificates-and.html[7] Agénor, P-R., Parallel Curencies Market e in Developing Countries : Theory, Evidence and Policy Implications, Essays in International Finance, n° 188, novembre 1992, Princeton University, Pinceton, NJ. Cohen-Setton J., « The economics of parallel currencies », June 8th, 2015, http://bruegel.org/2015/06/the-economics-of-parallel-currencies/ .
[8] Son récit de l’affrontement avec les autorités de l’UE et de la Zone Euro, quoiqu’intéressant, doit être pris avec une grande prudence. Varoufakis, Y., Adults In The Room: My Battle With Europe’s Deep Establishment, Londres, Bodley Head, 2017.
[9] Lapavitsas C., (eds) Crisis in the Eurozone, London, Verso, 2012; see also Lapavitsas C and Heiner Flassbeck, Against the Troika – Crisis and Austerity in the Eurozone, London, Verso, 2015
[10] Voir la conversation que Varoufakis a eu avec deux responsables du Official Monetary an Financial Institution Forum de Londres, Norman Lamont et David Marsh. Transcript ofTelephone conversation of July 16th, 2015, between Yanis Varoufakis and OMFIF senior adviser
[11] OMFIF Transcript of the phone conversation, page 3, §1
[12] Fusaro D., Il Futuro e Nostro, Milano, Bompiani, 2014.
[13] OMFIF Transcript of Varoufakis phone conversation, op.cit., page 3, §1.
[14] Idem.
[15] Rappelons que pour des obligations cotées comme les bons du trésor, la valeur de marché du titre baisse quand le taux s’élève, et inversement.
[16] Je remercie Marco Zanni de m’avoir transmis la copie de la question écrite.
[17] https://www.project-syndicate.org/commentary/italy-sovereign-debt-restructuring-by-carmen-reinhart-2018-05
[18] IOU pour I Owe You (Je vous doit).
[19] Notons la définition juridique de la fongibilité : on lit par dans des arrêts : ” si le caractère fongible d’un bien ne fait pas par lui-même obstacle à sa revendication, celle-ci ne peut aboutir que dans la mesure où le bien en cause n’a pas été confondu avec d’autres de même espèce ;”‘ chambre commerciale, 15 mai 2007, N° de pourvoi : 04-19418). https://www.dictionnaire-juridique.com/definition/fongible.php
[20] Coe V-F, “Dated Stamp Scrip in Alberta”, op.cit..
[21] Fisher, I., Stamp Scrip, 
New York, Adelphi Company, 1933.
[22] http://jpkoning.blogspot.fr/2015/05/alberta-prosperity-certificates-and.html
[23] Fisher, I., Stamp Scrip, 
New York, Adelphi Company, 1933
[24] Coe V-F, “Dated Stamp Scrip in Alberta”, op.cit., p. 88.
[25] Fitzpatick S, A. Rabinowitch and R. Stites (eds.), Russia in the Era of NEP, Indiana University Press, Bloomington, 1991.
[26] Goland, Diskussii ob economicheskoi politike v gody denezhnoi reformy 1921–1924, Moscow, Magistr,
[27] Agenor P-R, « Parallel currency markets in developing countries », op.cit..
[28] Banuri T., « Black Markets, Openness and Central Bank Autonomy », World Institute for Development Economies Research (WIDER), Working Paper n°62, Helsinki, 1989.
[29] Thomas C.Y., « Foreign Currency Black Markets : Lessons from Guyana », University of West Indies, Kingston, Jamaique, 1989.
[30] Lindauer D.L., “Parallel, Fragmented or Black ? Defining Market Structure in Developping Economies », in World Development, n°17, December 1989, pp. 1871-1880.
[31] Andresen, T (2012) What if the Greeks, Portuguese, Irish, Baltics, Spaniards, and Italians did this: high-tech parallel monetary systems for the underdogs? In: real-world economics review, issue no. 59, March 12th, 2012, pp 105-112. http://www.paecon.net/PAEReview/issue59/Andresen59.pdf
[32] Butler, M., « Parallel currencies could boost euro ». Comment in Financial Times, 10 Janvier 2011. Accessible à: http://www.ft.com/intl/cms/s/0/fdafbb0e-1cee-11e0-8c86-00144feab49a.html
[33] Flandreau M., « Monnaie commune, décentralisation et inflation : Hujus Regio, Cujus Pecunia ? », Revue de l’OFCE, no 52,‎ janvier 1995, p. 29-47. Riboud J., Un mécanisme monétaire avec l’euro constant, Paris, Revue Politique et Parlementaire, PUF, décembre 1996
[34] Guigou E., « Monnaie unique ou monnaie commune » in Revue d’économie financière Année 1992 H-S 2 pp. 157-160.
[35] Vaubel, R (2011) Plan B für Griechenland. Working paper, 19 Oct 2011. Download: http://vaubel.unimannheim.de/publications/plan_b_fuer_griechenland_19_10_11.pdf
[36] Goodhart, C et Tsomocos, D, « The Californian Solution for the Club Med ». In: Financial Times, 24 janvier 2010.
[37] Schuster L., Parallel Currencies for the Eurozone, The Veblen Institute, http://www.veblen-institute.org/IMG/pdf/schuster_parallel_currencies_for_the_eurozone_final.pdf
[38] Butler, M., « Parallel currencies could boost euro ». Comment in Financial Times, 10 Jan 2011. Accessible à: http://www.ft.com/intl/cms/s/0/fdafbb0e-1cee-11e0-8c86-00144feab49a.html
[39] http://www.lefigaro.fr/vox/economie/2017/04/07/31007-20170407ARTFIG00271-euro-pour-un-passage-de-la-monnaie-unique-a-la-monnaie-commune.php
[40] Daniel Munevar, http://www.socialeurope.eu/2015/07/why-ive-changed-my-mind-about-grexit/

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