PAR JACQUES SAPIR · 17 MAI 2016
Ce livre[1], traduction d’un ouvrage publié en langue anglaise en 2003 par Christopher Booker et Richard North, donne une lecture britannique de la construction européenne. Dans le même temps, il en établi, de manière rigoureuse, la généalogie. Il est toujours important de procéder à un décentrement, d’écouter ce que d‘autres ont à dire. Et ceci d’autant plus que ces autres, les britanniques en l’occurrence, vont avoir à choisir sur leur maintien au sein ou leur départ de l’Union européenne. Cet ouvrage éclaire alors la question du fameux « Brexit ». Il nous permet de comprendre l’évolution du débat en Grande-Bretagne, mais il permet aussi de mettre en lumière la dynamique de la construction européenne.
Aux origines de l’Union européenne
Quel que soit le résultat du référendum du 23 juin 2016, son résultat constituera un choc politique qu’il conviendra d’analyser. Ce livre ne commencerait donc qu’avec le Traité de Rome de 1957 qu’il aurait déjà un prodigieux intérêt. Mais, et c’est là toute l’intelligence des auteurs, ils reconstituent comme on l’a dit toute la généalogie de la construction européenne. Or, l’un des arguments les plus fréquemment avancés dans les cercles européistes est que cette construction est un objet « sui generis », et dont l’origine est relativement récente. Ce mensonge a en partie pour but de masquer des origines plus que discutables à la construction européenne, qu’il s’agisse d’une idéologie profondément anti-démocratique que l’on retrouve chez certains des promoteurs de l’Europe, ou qu’il s’agisse du projet des Etats-Unis de contrôle indirect du continent, et dont l’Union européenne pourrait, alors, bien s’avérer l’instrument. Le rôle des agences de renseignement américaine dans le processus de création des futures institutions européennes y est clairement retracé, tout comme les liens que certains des acteurs européens, dont Jean Monnet, avaient avec ces agences.
On comprend l’importance symbolique de ce mensonge car l’Union européenne se prétend porteuse de « valeurs » (mot qu’il conviendrait de remplacer par celui de « principe ») démocratiques et prétend, surtout en France, se construire pour « défendre » l’indépendance des européens. Il est clair que rappeler les origines nazies du projet (et on sait bien que le thème de la « construction européenne” fut important dans la propagande de l’Allemagne hitlérienne) fait désordre. Non qu’il n’y ait eu aussi un courant réellement démocratique, qui fut incarné par de grands résistants, qui porta aussi l’idée de la construction européenne. Mais, même au sein de ce courant émergent dès les années 1940, le thème d‘une grande méfiance envers les peuples et la démocratie. Aussi, la confrontation entre le discours tenu aux différents peuples et la réalité non seulement pose problème à l’historien mais aussi, et surtout, au citoyen. Ce mensonge sur les origines interpelle l’européen « de constat » que je suis. Il doit devenir un objet de réflexion pour tout personne qui cherche à comprendre les dynamiques actuelles de l’Union européenne.
Les sources du fédéralisme européen
Cet ouvrage prend aussi pour axe de réflexion le débat entre le fédéralisme, sous quelques formes qu’il soit, et ce que l’on appelle « l’intergouvernemental », soit une Europe fonctionnant comme une alliance d‘Etats souverains. C’est un débat fondamental, et qui a commencé dés les années 1920. Il a pris un tournure décisive dans l’immédiat après-guerre, de 1946 à 1951, car se sont alors entrechoquées au grand jour l’idéologie fédéraliste et les revendications à une souveraineté nationale retrouvée après la barbarie nazie.
En fait, on voit bien en lisant ce livre que ce qui porte l’idée fédéraliste, c’est une horreur, assurément justifiée, de la guerre, horreur qui conduit alors à l’absolutisation de la guerre et des deux conflits mondiaux. Or, ceci a un parallèle. L’historien Simon Epstein montre comment la répulsion non maîtrisée face à la guerre a conduit de nombreux militants socialistes pacifistes à se tourner vers la collaboration et le plus hideux antisémitisme[2]. Ceci amène à s’interroger sur la décomposition d’un courant politique important en Europe, la social-démocratie. Le cas de la France est typique mais point singulier. Cette décomposition est le double produit de la réussite de la Révolution russe, qui semble invalider la trajectoire réformiste de la SFIO, et de la guerre de 1914-1918 qui a montré les ambiguïtés de la stratégie socialiste. Le développement d’un courant que l’on peut qualifier de « social-pacifiste » se fait en réaction à ces deux événements, et c’est ce courant qui va largement alimenter tant les milieux les plus extrêmes de la collaboration que l’idéologie fédéraliste. Cette décomposition se poursuivra après-guerre. Il n’est donc pas étonnant que l’idéologie fédéraliste ait recruté une bonne partie de ses penseurs et de ses cadres dans la mouvance social-démocrate. Cette décomposition s’accompagne de celle, parallèle mais plus tardive, qui touche l’autre grand courant européen, celui des chrétiens-démocrates. Mais, ce courant a moins besoin d’une idéologie explicite d’une part parce que sa décomposition est plus tardive et d‘autre part parce que l’idéologie ne joue pas en son sein un rôle aussi central que pour la social-démocratie.
Dès lors, on peut mieux analyser les zones d’ombres que le livre met au contraire en lumière sur les différentes inspirations fédéralistes. Celles qui sont issues de l’ancien courant social-pacifiste, parce qu’elles font de la guerre le mal absolu et se refuse à analyser les raisons concrètes des conflits, les rejetant sur le « nationalisme » qui n’est lui non plus pas analysé ni compris, présentent l’Europe fédérale comme la panacée. C’est oublier, un peu vite, que la guerre civile est bien la pire des guerres. Le discours, « l’Europe c’est la paix » revient donc de manière récurrente comme justification du projet fédéraliste.
La décomposition du courant chrétien-démocrate se caractérise plutôt par une naturalisation de l’économie et une posture qui s’apparente à un darwinisme économique, et qui va faire du gouvernement par les règles l’alpha et l’oméga du projet politique. Ainsi, tel un Janus bifronts, se révèle la véritable figure du fédéralisme européen, anti-démocratique au nom de l’économie mais néanmoins justifié et accepté au nom de la préservation de la paix.
De l’intérêt du décentrement
C’est donc ici que le phénomène du décentrement se révèle le plus instructif. Car, la social-démocratie britannique est fort différente de son homologue continental. Si elle a, elle aussi, connu un phénomène de décomposition, ce dernier a été nettement moins idéologique que ce qui est survenu sur le continent. De même, la Grande-Bretagne n’a pas connu de démocratie chrétienne. Il en découle le fait qu’elle a été relativement épargnée par les processus idéologiques qui se sont développés tant en France, qu’en Italie, en Allemagne ou en Espagne.
Voilà sans doute ce qui fait que, pour un britannique, la seule conception légitime de l’Europe est intergouvernementale. On le constate dans les chapitres du livre qui traitent des années 1970 jusqu’au début des années 2000. On comprend aussi le titre de cet ouvrage. Si les auteurs parlent de « mystification » (ou deception en anglais) c’est qu’ils ont été préservés, de par une tradition et une culture politique spécifique, des débats que l’on a connus sur le continent. Mais, cela à une autre conséquence. L’expression de la souveraineté y est différente. Non qu’elle soit moins forte d’ailleurs. Cependant, elle prend la forme d’une souveraineté parlementaire, là où un français, un italien, voire un néerlandais ou un allemand seront plus attachés à une souveraineté populaire, ce qui explique l’importance d’un référendum.
Si l’on peut parler de fraude au sujet de l’UE, un continental mettra spontanément plus l’accent sur le déni de démocratie qui provient de la séparation de plus en plus évidente entre les institutions de l’UE et la volonté des peuples. Ce livre, rappelons-le, fut écrit en 2003. Il est un constat de l’évolution de l’UE qui est en réalité antérieur aux débats provoqués par le projet de traité constitutionnel. Il ne traite donc pas du rejet du TCE par les peuples français et néerlandais ni du traité de Lisbonne qui annula les votes souverains de ces deux peuples. Mais, il contient bien assez d‘indications qui ne laissent guère planer le doute sur le jugement que les auteurs auraient portés sur ces faits, s’ils en avaient eu connaissance.
Les conséquences de l’UEM sur la perception britannique de l’UE
Il reste un point important, c’est la constitution de l’Union Economique et Monétaire, qui s’est concrétisé dans l’Euro. Le livre possède déjà le recul suffisant pour juger des conséquences du projet. Il analyse bien le mouvement vers une union monétaire comme le levier dont usèrent les fédéralistes pour s’avancer masqués. De fait, Hubert Védrine qui exerça les fonctions de conseiller diplomatique puis de Secrétaire générale à la Présidence auprès de François Mitterrand parle d’une « avant-garde léniniste » quand il veut décrire les personnes qui impulsèrent le projet européen[3].
L’un des titres de paragraphe « encore du poisson pourri » résume bien la pensée du livre. Mais il n’est pas sûr qu’ils aient perçus toutes les conséquences de cette union monétaire. Depuis le traité de Maastricht (1993) était défini une « union monétaire » à laquelle les pays signataires devaient se « qualifier » par des contraintes portante sur l’importance du déficit budgétaire (règle des « 3% ») ou sur la dette publique. Ceci fut confirmé par le Pacte de stabilité et de croissance, ou PSC, pacte qui fut adopté lors du sommet d’Amsterdam le 17 juin 1999[4], et qui désigne un ensemble de critères que les États de l’UEM se sont engagés à respecter vis-à-vis de leurs partenaires. C’est l’instrument qui fonde en droit les diverses mesures qui seront prises par la suite pour ériger des règles supranationales dans le domaine budgétaire. La Grande-Bretagne protesta et exigea des garanties afin de défendre la souveraineté de son Parlement.
Néanmoins, ce traité constitua la première pierre dans la perte de la souveraineté budgétaire des Etats. En effet, le Conseil ECOFIN peut adresser alors des recommandations pour que l’État ne respectant pas les clauses du traité mette fin à cette situation. Si tel n’est pas le cas, ce Conseil peut prendre des sanctions : dépôt auprès de la BCE qui peut devenir une amende (de 0,2 à 0,5 % PIB de l’État en question) si le déficit excessif n’est pas comblé.
Il convient ici de rappeler qu’au conseil ECOFIN est associé l’Eurogroupe, sauf que ce dernier n’a nulle existence légale dans les traités[5]. Ceci pose alors le problème du statut d’agences dont tant le mandat que les prérogatives dépendent d’un consensus qui n’est pas soumis à un contrôle politique, ne serait-ce qu’ex-post. On assiste alors à un double dessaisissement de la démocratie, d’une part à travers la création de ces fameuses « agences indépendantes » et d’autre part du fait que certaines d’entre-elles sont maintenues dans un flou institutionnel qui rend d’autant plus difficile le contrôle démocratique. De là remonte l’hostilité fondamentale de nombreux britanniques envers l’UE. Même si la Grande-Bretagne ne fait pas partie de la zone Euro, elle ne peut que s’inquiéter de la trajectoire prise par l’UE à la suite de la constitution de cette zone.
Car la crise financière de 2007-2008 entraîna une crise de l’UEM. Elle entraîna un pivotement important dans les formes de gouvernance qui, à son tour, a entraîné une sortie des principes de la démocratie dans les pays considérés. Cette crise constituait en réalité le type même de « choc exogène » que l’UEM, du fait de son déséquilibre, était dans l’incapacité de gérer[6]. La montée de la crise des dettes publiques (en Grèce, mais aussi en Espagne, au Portugal et en Italie) provoqua, alors, la mise en œuvre d’un ensemble de cinq règlements et d’une directive proposés par la Commission européenne et approuvés par les 27 États membres et le Parlement européen en octobre 2011. On appelle cet ensemble le « Six-Pack »[7]. Les États doivent désormais avoir un objectif à moyen terme (OMT) qui permet de garantir la viabilité des finances publiques. Celui-ci, qui consiste à prévoir un retour à l’équilibre structurel des comptes publics (déficit structurel limité à 1 % du PIB) est défini par la Commission européenne pour chaque État. Les pays qui ont une dette qui dépasse 60 % du PIB feront l’objet d’une PDE (ou « procédure de déficit excessif ») s’ils ne réduisent pas d’un vingtième par an (sur une moyenne de trois ans) l’écart entre leur taux d’endettement et la valeur de référence de 60 %. Si les pays qui sont en procédure de déficit excessif (PDE) (23 sur 27 pays en décembre 2011) ne se conforment pas aux recommandations que le Conseil leur a adressées, le Conseil, sur recommandation de la Commission Européenne leur adressera des sanctions, sauf si une majorité qualifiée d’États s’y oppose, procédure nouvelle au sein de l’UE et que l’on appelle la règle de « majorité inversée »[8].
Ces différentes dispositions sont pleinement incompatibles avec la vision que les britanniques ont défendue depuis de très nombreuses années. Voici qui éclaire le débat qui traverse la société britannique depuis plusieurs années, et qui a aboutit au référendum sur le « Brexit ». Ce livre éclaire alors la perception britannique du processus de construction européenne et nous permet, à notre tour de mieux voir une certaine réalité, au travers d’un nécessaire décentrement.
[1] La Grande Mystification, éditions le Toucan, Paris, 2016, traduit par Julien Funnaro à partir de The Great Deception, Continuum International Publishing Group Ltd. Londres, 2003.
[2] Epstein S., Un paradoxe français, Paris, Albin Michel, 2008.
[3] Voir l’entretien qu’il accorda en 1997 à Bertrand Renouvin in Renouvin B., La Nation et l’Universel – 40 ans de débats dans Royaliste, Paris, IFCCE, Col. Cité, 2015, 236 pages, pp. 159-162.
[4] « Qu’est-ce que le Pacte de Stabilité et de Croissance », 1er juillet 2013, http://www.vie-publique.fr/decouverte-institutions/union-europeenne/action/euro/qu-est-ce-que-pacte-stabilite-croissance.html
[5] http://www.assemblee-nationale.fr/europe/fiches-actualite/eurogroupe.asp
[6] Sapir J. « La Crise de l’Euro : erreurs et impasses de l’Européisme » in Perspectives Républicaines, n°2, Juin 2006, pp. 69-84.
[7] Contre la Cour, « Gouvernance européenne, souverainetés et faillite démocratique », 5 septembre 2014, http://www.contrelacour.fr/gouvernance-europeenne-souverainetes-faillite-democratique/
[8] Voir Commission Européenne, 12 décembre 2011, « EU Economic governance « Six-Pack » enters into force », http://europa.eu/rapid/press-release_MEMO-11-898_en.htm
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