La surenchère indigéniste “Un antiracisme anti-Blancs, c’est un antiracisme raciste”
Valeurs actuelles. Depuis plusieurs mois et spécialement depuis la mort de George Floyd, aux États-Unis, le discours racialiste tente de s’imposer en France comme élément clé d’analyse des rapports sociaux. Avez-vous été surpris par la contagion rapide des problématiques américaines dans le débat français ?Pierre-André Taguieff.
Cette importation en France de la “question noire” à l’américaine n’est pas nouvelle : les intellectuels et les activistes avançant sous les drapeaux du post-colonialisme et du décolonialisme s’efforcent, depuis le début des années 2000, de diffuser l’idée fausse selon laquelle les problèmes de la société française s’expliquent principalement par les héritages de l’esclavage (traite atlantique ou commerce triangulaire) et du colonialisme, donc, selon eux, par un racisme persistant, structurel et non reconnu comme tel.
En France comme aux États-Unis, ce racisme, traité comme une clé de l’histoire moderne, serait le racisme blanc hérité de l’impérialisme colonial dont les Noirs ou les “peuples de couleur” seraient à jamais les victimes. Il faut reconnaître que ce discours, fondé sur des analogies douteuses et boiteuses, n’a guère eu d’écho en France jusqu’au printemps 2020. La nouveauté n’est donc pas d’ordre idéologique. Elle réside dans la rencontre entre les mobilisations internationales provoquées par la mort de George Floyd et la réactivation, orchestrée par la famille Traoré et divers groupes d’activistes identitaires, de la légende d’un Adama Traoré victime du racisme attribué aux gendarmes qui l’ont arrêté.
Cette légende a permis d’ériger la mort du délinquant Adama Traoré en symbole de toutes les victimes des “violences policières”, attribuées comme une seconde nature aux policiers blancs. Cette symbolisation abusive mais attrayante a permis aux activistes pro-Traoré d’élargir le cercle de leurs militants et de leurs sympathisants vers la gauche et l’extrême gauche “blanches”. À l’importation grossière de la “question noire” par des groupes d’agitateurs identitaires s’est ajoutée une mode idéologique fondée sur l’héroïsation du délinquant mort en martyr : l’icône Floyd a pris la relève de l’icône Guevara. La religion de l’Autre à laquelle se réduisait l’antiracisme moralisateur tend à être remplacée par le culte de la Victime “de couleur”, non blanche.
L’antiracisme mondialisé est-il devenu raciste ?
Le phénomène majeur, dont on observe le développement depuis les années 1980, est la corruption idéologique de l’antiracisme, qui a fait surgir ce que j’appelle depuis longtemps le pseudo-antiracisme. La “lutte contre le racisme” a été monopolisée par des minorités se disant “non blanches”, ou au nom de ces dernières, pour se transformer insensiblement en racisme anti-Blancs. Le phénomène n’est pas nouveau, mais il a tardé à être nommé tel – “racisme anti-Blancs” – dans l’espace public, en raison de la persistance d’un dogme idéologique selon lequel le racisme ne pouvait être que le fait des Blancs, qui ne pouvaient donc en être des victimes. Aujourd’hui, nous sommes en présence d’un “antiracisme anti-Blancs”, autrement dit d’une nouvelle forme, idéologiquement acceptable, de racisme politique et culturel, que ses promoteurs refusent, bien entendu, de reconnaître comme telle.
Vous parlez de “corruption idéologique de l’antiracisme” mais, en plaçant la lutte sur le terrain de la défense de certaines minorités ethniques et en invoquant un “droit à la différence”, l’antiracisme “authentique”, celui de la marche des Beurs et des débuts de SOS Racisme, ne portait-il pas en lui les germes d’une lecture raciale des rapports sociaux ?
Il faut souligner les ambiguïtés, voire les contradictions de l’antiracisme des années 1980. L’invocation du droit à la différence allait de pair avec la célébration du mélange, comme en témoigne le slogan de 1984 : “La France, c’est comme une Mobylette. Pour qu’elle avance, il faut du mélange. ” La tension entre l’impératif du “respect de l’autre” et celui du devoir de métissage (on chantait la “beauté du métis”) structurait l’imaginaire antiraciste. Les militants antiracistes étaient voués à faire le grand écart entre la sacralisation des différences ethniques et le culte du métissage salvateur, sur fond de diabolisation du sentiment national et d’hostilité ou de mépris envers toute forme de patriotisme, objet de sarcasmes (le “franchouillard” jouait le rôle du contretype). La grande oubliée était la citoyenneté républicaine. En mettant au premier plan les identités collectives infranationales ou transnationales et en les pensant en termes raciaux, les antiracistes, qu’ils fussent de bonne foi ou mus par des intérêts politico-médiatiques, contribuaient ainsi à la racialisation de la vie sociale, culturelle et politique. Mais l’emploi du mot “race” était alors prohibé et l’antisionisme radical n’était pas encore à l’ordre du jour.
Qu’est-ce que l’indigénisme et comment s’est-il imposé dans notre débat public ?
Je préfère parler de décolonialisme, catégorie qui englobe le postcolonialisme académique, l’activisme indigéniste (à la française) et le pseudo-antiracisme identitaire des minorités actives, qui se présente comme un “antiracisme politique” ou “populaire”. Il s’agit d’un nouveau gauchisme plus antioccidental qu’anticapitaliste, centré sur les identités d’origine (“afro-descendants”, etc. ), posant tous les problèmes sur la base du rapport dominants/ dominés et privilégiant les questions de race – les races étant rebaptisées “races sociales”, ce qui ne trompe personne, puisque la couleur de peau en reste le principal signe distinctif. Ce nouvel imaginaire politique est structuré par quatre couples d’opposés : dominants/dominés, exploiteurs/exploités, racistes (racisants)/racisés et bourreaux/victimes. L’idée centrale est que l’héritage de l’esclavage et du colonialisme détermine les statuts sociaux et fabrique des communautés discriminées. Elle implique une absolutisation et une politisation des identités de race, régie par les oppositions manichéennes inculquées. La posture militante est à la fois victimaire et identitaire : elle oscille entre la déploration misérabiliste des victimes de toutes les discriminations et l’affirmation identitaire de la “fierté raciale”, reprise du slogan ethnocentrique “Black is beautiful” .
Depuis 2005, les Indigènes de la République, mouvement islamo-gauchiste devenu un parti en 2010, ont réussi, par un tapage médiatique bien orchestré, à diffuser leurs thèmes et à imposer leur vocabulaire dans certains milieux militants et intellectuels situés à gauche et surtout à l’extrême gauche. Cette influence diffuse s’est traduite par une imprégnation décoloniale-indigéniste, que l’on rencontre notamment dans l’Université. Désormais, vraisemblablement sous la pression de minorités actives et d’étudiants “radicaux”, nombre d’enseignants basculent dans la mythologie décoloniale, se transformant ainsi en militants et en propagandistes.
Justement, le discours indigéniste s’appuie sur un corpus universitaire qui lui confère une légitimité “scientifique”. On cite souvent le concept de “privilège blanc” popularisé par Peggy McIntosh à la fin des années 1980 ou celui du “racisme systémique”. Faut-il accorder du crédit à ces théories ?
Il faut partir de la définition anti raciste du racisme, fabriquée par des militants afro-américains révolutionnaires à la fin des années 1960 et connue sous diverses dénominations : “racisme institutionnel”, “racisme structurel” ou “racisme systémique”. Il ne s’agit pas d’une conceptualisation du racisme, mais d’une arme symbolique réduisant le racisme au racisme blanc censé être inhérent à la “société blanche” ou à la “domination blanche”, celle-ci étant la seule forme de domination reconnue et dénoncée par les néo-antiracistes. On en retient le message simpliste selon lequel la société blanche tout entière serait intrinsèquement raciste. Dès lors, le racisme anti-Blancs ne peut, “par définition”, pas exister. C’est là un article de foi inclus dans le nouveau catéchisme antiraciste. L’une des conséquences de cette pseudo-conceptualisation du racisme est qu’elle multiplie à l’infini ceux qui seraient “racistes” sans le savoir, dès lors qu’ils sont identifiés en tant que “Blancs”.
Si le racisme est “systémique”, alors l’action antiraciste doit viser la destruction du “système” qui produit le racisme par son fonctionnement même. Le tour de prestidigitation définitionnel fait disparaître la possibilité même du racisme anti-Blancs et confère un objectif final révolutionnaire à la lutte antiraciste. C’est pourquoi les marxistes de toutes obédiences se félicitent de ces mobilisations antiracistes anti-Blancs, dans lesquelles ils voient la révolution en marche. Un antiracisme anti-Blancs, c’est un antiracisme raciste : tel est l’oxymore qui résume l’extrême confusion théorique et rhétorique devant laquelle nous nous trouvons.
Que répondre à ceux qui expliquent que la lecture indigéniste est un juste renversement du rapport dominants/dominés qui a caractérisé l’Occident pendant des siècles ?
Un renversement du rapport dominants/dominés, recouvrant le rapport racisants/racisés, c’est-à-dire Blancs/ non-Blancs, ne peut être “juste”. Ce serait conserver la structure hiérarchique supposée existante en plaçant “les Blancs” en position de dominés. Au nom de quoi ? Il y a là simplement l’expression d’une volonté de vengeance, alimentée par des légendes (le prétendu “pillage du tiers-monde” qui aurait enrichi l’Europe capitaliste), des fantasmes et des visions essentialistes (“les Blancs” tous racistes, “les Noirs” tous victimes du racisme, etc.).
Quels sont les relais médiatiques, politiques et institutionnels qui participent à la diffusion de ces idées ?
Il s’agit d’un phénomène de mode touchant surtout les jeunes et qui imprègne toutes les sphères de la vie sociale, politique, médiatique et culturelle, mais certaines plus que d’autres. La “radicalité” séduit, surtout lorsqu’elle se réduit à des postures, sans réelle prise de risque. La mode décoloniale a pour vecteurs, outre les réseaux sociaux, les journaux et les magazines qui se veulent “de gauche”, une multitude d’associations dites culturelles, des syndicats (Sud Éducation ou l’Unef, par exemple), des partis politiques (LFI, NPA, EELV, etc. ), certains secteurs de l’enseignement supérieur ou de la recherche, des grandes écoles, etc. Dans l’Université, ce sont surtout les départements de lettres et de sciences sociales qui sont touchés.
Quelles sont les conséquences de l’idéologie indigéniste dans notre société ?
Dans l’espace intellectuel et culturel, une montée du soupçon et de l’intolérance, un sectarisme croissant, l’impossibilité de mener des débats fondés sur le respect de ‘adversaire, le recours à la dénonciation criminalisante du contradicteur et à l’excommunication. Plus généralement, une accentuation de la fragmentation sociale, une aggravation de l’archipélisation de la France, le remplacement subreptice de la nation républicaine une et indivisible par une société multicommunautariste, une banalisation de la surdité intercommunautaire, une montée des violences entre minorités organisées, exclusives et rivales. La diabolisation et l’exclusion de l’autre, en tant que “raciste”, deviennent la règle. Et le tribalisme s’installe.
Pierre-André Taguieff publiera, le 14 octobre 2020 : l’Imposture décoloniale, science imaginaire et pseudo-antiracisme , aux Éditions de l’Observatoire/Humensis.