Le libre-échange généralisé a été une catastrophe mais revenir sur ce dogme aura un prix
Le libre-échange généralisé a été une catastrophe pour nos économies. Mais, quelles que soient les velléités protectionnistes de Donald Trump, revenir sur ce dogme aura un prix.
Vingt-quatre ans après la signature des accords de l’OMC1, la propagande en faveur du libre-échange bat son plein. C’est que le projet bat de l’aile sous les coups redoublés que lui porte l’improbable Donald Trump, qui a annoncé l’instauration de droits de douane ou de quotas d’importation visant pour l’essentiel l’acier, l’aluminium et les produits électroniques grand public. La Chine, elle, menace de représailles sur les importations de soja, d’avions de ligne et d’automobiles de provenance américaine.
L’Amérique a tué le fils
Le plus déconcertant est que la tentation protectionniste ait saisi le pays qui, avec la Grande-Bretagne, avait porté la globalisation sur les fonds baptismaux. L’économie américaine reste l’une des plus productives du monde ! Elle ne souffre ni d’un déficit entrepreneurial ni d’une paresse de sa main-d’œuvre. Sa recherche bénéficie d’un apport continuel de matière grise depuis l’étranger. Ses exportations sont au premier rang dans le secteur des armes, de l’aéronautique civile, des biens de divertissement, des produits agricoles et alimentaires. Elle n’a pas les mêmes besoins que l’Europe d’importer des matières premières et elle est devenue exportatrice de gaz de schiste !
Dans ces conditions, pourquoi les États-Unis renoncent-ils au dogme libre-échangiste ? La réponse tient en trois chiffres : 800, 530 et 375 milliards de dollars – montants respectifs du déficit commercial pour les biens, du déficit total, biens et services confondus, et du déficit engrangé vis-à-vis de la seule Chine en 2017. Or, sur cette question du déficit, notamment avec la Chine, les propagandistes du libre-échange maintenu n’ont d’autre réponse que leurs sempiternelles leçons de choses et de morale. À ces leçons, il faut opposer la révélation de l’immense duperie qu’est le libre-échange global en 2018.
Ricardo révéré, Ricardo ignoré
Observation préalable : le grand essor des économies développées s’est appuyé sur une protection commerciale, en Angleterre d’abord, aux États-Unis ensuite, pays anglais, dès 1791, puis en Allemagne et au Japon. La France a renoué avec une politique protectionniste après avoir constaté les désastreux effets du traité de libre-échange signé avec la Grande-Bretagne en 1860. Ce n’est qu’ensuite, sur la base d’un appareil de production parvenu à maturité, que les pays concernés se sont ralliés au libre-échange. Pour les États-Unis, la conversion date de 1945 : leur industrie représente alors la moitié de la production mondiale.
Autant dire que le schéma de spécialisation internationale du travail proposé par David Ricardo ne s’est jamais appliqué 2. Et, pour cause : sa théorie était fondée sur un principe désormais révolu : l’immobilité du capital. Il écrivait ainsi : « La réticence naturelle de chacun à quitter son pays natal et ses proches, et à se placer, avec ses habitudes établies, sous l’autorité d’un gouvernement étranger et de lois nouvelles, freine l’émigration du capital. Ces sentiments que je serais désolé de voir s’affaiblir, incitent la plupart des détenteurs de fonds à se contenter d’un taux de profit réduit dans leur propre pays, plutôt que de rechercher pour leurs fonds un emploi plus avantageux dans les pays étrangers3. »
L’impératif du libre-échange disparaît
Le propos, qui tranche par sa netteté et son style avec le galimatias de la tribu économique régnante, nous oblige à renverser la thèse libre-échangiste. Sachant que le capital et les entreprises sont aujourd’hui plus mobiles qu’ils ne l’ont jamais été dans l’histoire, l’impératif du libre-échange disparaît. Il suffit d’installer sa production sur le territoire ciblé pour atteindre le marché qu’il représente. Cela est vrai aux États-Unis, en Europe et sur tous les continents, à l’exception de la Chine où le Parti communiste impose un partenariat fifty-fifty aux investisseurs étrangers.
Aussi bien, le recours au protectionnisme commercial aurait deux effets : rapprocher la production de la demande et empêcher le dumping social, sanitaire et environnemental. L’Europe, si imbue des règles qu’elle impose à ses ressortissants, est prise en délit caractérisé de contradiction, voire de mensonge : placée au centre du plus grand réseau de traités de libre-échange du monde, elle ouvre constamment les portes à une production étrangère ne respectant nullement ses normes.
La liberté des investissements directs permet aux producteurs du monde entier d’accéder aux territoires qui pourraient bénéficier de leurs services. Le transfert de connaissances techniques et scientifiques représente aussi une deuxième forme de mondialisation indépendante de la mondialisation commerciale. Enfin, le réseau internet en offre une troisième facette 4.
La création de valeur pour l’actionnaire est la raison d’être de la mondialisation
On parle à tort et à travers de financiarisation et de mondialisation. Ces deux termes désignent un objet unique. La création de valeur pour l’actionnaire est la raison d’être de la mondialisation. Imposée il y a trente ans déjà par les grands actionnaires des bourses occidentales, elle vise à une maximisation des profits, réalisant ainsi le modèle de Marx, pour multiplier la valeur des titres détenus par ces fonds. Le reste est littérature.
On peut penser qu’aujourd’hui, Ricardo, qui était un patriote anglais et non pas un zombie de la mondialisation heureuse, réviserait sa conception du commerce international et qu’il aurait à cœur de desserrer le piège que constitue la création de valeur. En effet le détricotage de la mondialisation, tel qu’il s’ébauche sous la poussée de l’administration américaine ne va pas de soi.
Ce sont précisément les conditions financières de la mondialisation qui empêchent qu’on en sorte sans dommages, même en procédant par étapes. La victoire des protectionnistes en Amérique porterait un coup direct à la valorisation des actions sur les marchés boursiers. Prenons le S&P 500, qui représente la plus grosse capitalisation de l’économie américaine. Il se situe aujourd’hui à plus de 2600, après avoir touché 1400 en septembre 2008 et 800 en 2009. L’entrée dans l’ère protectionniste signifierait une décrue profonde de la cote. En effet, elle imposerait la relocalisation d’activités sur un territoire (américain) plus cher en termes de coût de la main-d’œuvre et de la matière grise. Les fonds de placement, qui ont été les boutefeux de la mondialisation, seraient tentés de se retirer de la place de New York. Or, les marchés boursiers et les marchés du crédit sont liés : ils expriment tous la confiance que leur inspirent les entreprises. Dans le contexte déjà inquiétant d’un surendettement des entreprises en Chine et en Amérique, on ne saurait exclure que le développement du protectionnisme favorise un double krach de la Bourse et du crédit. Bref, s’il est clair que le libre-échange généralisé a été une catastrophe pour nos économies, il l’est tout autant qu’on n’en sortira pas sans dommages.
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