Par Françoise Morvan, écrivain et chercheuse, texte publié par la fédération de Paris du Mouvement politique d’émancipation populaire (M’PEP).
Le 19 janvier 2014.
Dans la foulée du « Pacte d’avenir pour la Bretagne », le gouvernement Ayrault s’apprête, pour satisfaire aux revendications des autonomistes qui se sont engouffrés dans le mouvement des Bonnets rouges, à faire ratifier la charte européenne des langues régionales et minoritaires. Pourtant François Hollande avait renoncé à le faire en mars 2013. Cette volte-face avait été jugée salutaire par l’écrivaine, traductrice et chercheuse Françoise Morvan, pour qui cette charte « ne vise pas à défendre des langues minoritaires mais les langues de groupes ethniques, sur une base foncièrement raciste ». Démonstration.
Comme le serpent de mer, la Charte, la fameuse « charte européenne des langues régionales ou minoritaires », émerge et crie pour qu’on la ratifie. Hélas, nouveau coup sur la tête, le président Hollande, faisant fi de ses engagements de campagne, remet aux calendes grecques la ratification. Le fait-il parce que la charte est un monstre en regard des valeurs républicaines qu’il est supposé défendre et s’en explique-t-il ? Non, il se défausse sur un avis négatif du Conseil d’État. Quel avis ? À quoi bon le savoir ? Enfin des explications claires sur la charte ? Jamais !
Et voilà les autonomistes associés aux militants d’Europe-Écologie-les-Verts et relayés par des élus socialistes en quête de voix identitaires, repartis à protester : ne pas ratifier la charte, c’est s’acharner contre les pauvres « langues régionales minorisées », poursuivre le « génocide linguistique commis par l’État jacobin » et trahir les valeurs promues par l’Europe si soucieuse du bien-être de ses populations, comme on peut le constater chaque jour…
Face au fatras propagandistique, les informations objectives sur cette charte sont systématiquement étouffées. Il y a pourtant eu des travaux sur ses origines, sur ses enjeux véritables et ses conséquences, mais tous se perdent dans le confusionnisme irénique entretenu à son sujet. Qu’on interroge le premier venu, il vous dira que la charte doit être ratifiée car le breton, le basque et le corse sont des langues qu’il faut défendre : elles font la richesse du patrimoine français symbole de la diversité culturelle. Répondez que la charte ne vise pas à défendre des langues minoritaires mais les langues de groupes ethniques, sur une base foncièrement raciste, l’interlocuteur ouvre de grands yeux. Mais voit-il pour autant ? Non, puisque tout l’incite à croire aveuglément. Et néanmoins…
L’origine de la charte : le lobby ethnisiste européen
Le germaniste Lionel Boissou s’est donné beaucoup de mal pour exposer l’histoire de la FUEV (Föderalistische Union Europäischer Volksgruppen), encore dite UFCE (Union Fédéraliste des Communautés Ethniques Européennes), qui a concocté la charte. Il a montré que ce puissant groupe de pression s’inscrivait directement dans la suite des « Congrès des nationalités » mis en place par les réseaux pangermanistes allemands et que leur organe, Nation und Staat, suspendu en 1944 pour cause de nazisme, avait donné lieu à Europa ethnica, la revue de la FUEV reprenant la même numérotation.
La FUEV, fondée en 1949 et présidée par l’autonomiste Joseph Martray, puis par le séparatiste breton Pierre Lemoine, a été réactivée dans les années 90 par le gouvernement allemand, renouant avec le pangermanisme, et reçoit aussi des subsides de la fondation Niermann, créée en 1977 à Düsseldorf dans le but « d’aider les minorités ethniques à préserver leur existence biologique et culturelle, en particulier le Volkstum allemand » (le « Volkstum », autrement dit « l’esprit de la race »). Or, la FUEV, ayant obtenu statut consultatif aux Nations Unies et au Conseil de l’Europe, a fondé un « groupe de travail » qui a pour objectif la « protection des groupes ethniques ». C’est ce groupe qui a rédigé la charte européenne des langues régionales et minoritaires, le Conseil de l’Europe se chargeant de la promouvoir.
Les enjeux de la charte
Une autre germaniste, Yvonne Bollmann [1], s’est, elle aussi, donné beaucoup de mal pour analyser les véritables enjeux de la charte.
Elle a mis en lumière le fait, constamment passé sous silence, que la FUEV n’entend nullement défendre des langues minoritaires mais des langues de minorités ethniques rattachables au sol du pays signataire : l’article 1 le précise bien, la Charte « n’inclut ni les dialectes de la (des) langue(s) officielle(s) de l’État ni les langues des migrants » [le texte de la charte est ici. Sur cette base, l’arabe n’est pas une langue minoritaire ; le breton, langue d’une ethnie celte, ou supposée telle, est défendable mais non le gallo, dialecte français parlé en Haute-Bretagne…Elle a également démontré que la charte fait partie de tout un dispositif pensé dès l’origine comme une arme de guerre contre les États-nations (et en premier lieu la France) par les partisans d’une Europe des ethnies. Le complément de la Charte, la Convention-cadre pour la protection des minorités, a été adoptée de la même manière et est entrée en vigueur en 1998. Cette convention s’accompagne elle-même de chartes et conventions diverses visant à « dégager le substrat ethnique de sa gangue étatique [2]. »
Un dispositif verrouillé
En revanche, le juriste mandaté par Lionel Jospin pour examiner si la charte était ratifiable n’a pas dû passer bien longtemps à la scruter : d’après lui, pas de problème ; la charte est non seulement ratifiable mais modulable à souhait ; il suffit d’y joindre une déclaration interprétative et de faire la liste des articles qui plaisent. Le texte contraint le signataire à choisir au moins 35 de ses 98 articles : la France en retient 39 et, la liste faite, signée.
Cette liste n’est qu’une plaisanterie. La charte est hermétiquement verrouillée. En effet, l’article 21 précise qu’elle « interdit toute réserve, sauf pour les paragraphes 2 à 5 de l’article 7 » (paragraphes qui ne portent que sur des points de détail).
Lorsque Bernard Poignant (Le Télégramme, 18 septembre 2007) rappelle que la France a assorti la signature le 7 mai 1999 de deux déclarations (pas de droits particuliers à un groupe ; pas d’usage dans la vie publique), il fait comme si cette clause était juridiquement valable. Elle ne l’est pas. Le préambule pose, sans réserve possible, que « le droit de pratiquer une langue régionale ou minoritaire dans la vie privée et publique constitue un droit imprescriptible ».
Les conséquences de la charte
Une fois la Charte ratifiée, tout locuteur d’une langue minoritaire reconnue comme telle par le pays signataire sera en droit de saisir la Cour européenne des droits de l’homme pour se faire traduire les textes de loi et bénéficier de documents administratifs dans sa langue.
Du fait que la Charte ne reconnaît que des langues de minorités linguistiques, les dialectes français ne devraient pas être reconnus : en vue de contourner ce dispositif, Lionel Jospin a chargé un linguiste (jusqu’alors surtout connu comme médiéviste) de déterminer les langues parlées sur le territoire national.
Or, alors que la plupart des États ont fait en sorte de reconnaître le moins grand nombre possible de langues minoritaires (ainsi l’Allemagne, qui refuse de reconnaître officiellement tout problème de « minorités nationales » à l’intérieur de ses frontières, a-t-elle refusé de reconnaître le yiddish et le turc, pourtant parlés par deux millions de personnes — décision d’ailleurs conforme aux dispositions de la charte qui ne reconnaît pas les langues des « migrants »), ce linguiste a retenu 75 langues allant du bourguignon-morvandiau aux langues de Nouvelle-Calédonie (nyelâyu, kumak, caac, yuaga, jawe, nemi, fwâi, pije, pwaamei, pwapwâ, cèmuhî, paicî, ajië, arhâ, arhö, ôrôwe, neku, sîchë, tîrî, xârâcùù, xârâgùrè, drubéa, numèè) en passant par l’arabe dialectal et le berbère (mais pas le portugais) [lire ici son rapport].
Au moment où l’État procède à des coupes budgétaires drastiques, et où l’enseignement des langues, à l’exception de l’anglais, de l’espagnol et de l’allemand, est sinistré, ratifier la charte reviendrait à verser des prébendes à des militants de toutes obédiences empressés d’exiger la traduction des textes officiels dans leur idiome. C’est d’ailleurs bien ce qu’ils attendent… Et c’est ce que Robert Badinter a très tôt rappelé, constatant que ce « serait donner un fondement légal, sur la base d’une convention internationale, à la revendication collective des régionalistes les plus radicaux » [3]. Mais en vain.
Il reste à se demander par quelle aberration des socialistes peuvent défendre un dispositif pareil et dénoncer l’héritage de la Révolution française en posant le fait ethnique comme une revendication « moderne » opposable à une conception « désuète » — je ne fais là que citer les socialistes Armand Jung et Jean-Jacques Urvoas (auteurs d’une brochure intitulée Langues et cultures régionales : en finir avec l’exception française publiée par la Fondation Jean Jaurès) qui placent la France « au banc des accusés » car, d’après eux, ne pas reconnaître de minorités en France constitue une atteinte aux droits de l’homme [4]. Les notions d’« ethnie » ou d’« ethnicité » n’étant, comme le rappelait Pierre Bourdieu, que des « euphémismes savants que l’on a substitués à la notion de « race » [5], cette promotion de l’ethnisme contre la conception républicaine de la laïcité s’apparente à un accablant recyclage à gauche des thèmes orchestrés de longue date par les autonomistes.
Plus accablant encore, le président socialiste du Conseil régional de Bretagne le soutient au nom « des Bretons », comme si les Bretons attendaient la reconnaissance de leur ethnie (et comme si le breton et le gallo n’étaient pas déjà largement enseignés et subventionnés sur fonds publics). Et le Conseil culturel de Bretagne se fend d’une lettre ouverte présentant la ratification de la charte comme une obligation au motif que « ceux qui veulent parler breton, gallo, basque, catalan, alsacien, corse, flamand, créole ou d’autres langues autochtones en ont légitimement le droit ». Les « autochtones » seraient donc empêchés de parler leur langue ? Et ce, en raison du refus de ratifier la charte ? C’est sur cette base que ces représentants non élus d’une « minorité » enrôlée dans une croisade dont ils ne connaissent pas les enjeux dénoncent « un système jacobin, archaïque et discriminatoire ». En quoi discriminatoire ? En ce qu’il s’oppose à toute discrimination ethnique ? La réponse du gouvernement le 2 avril 2008 était limpide : « La France ne reconnaît pas en son sein l’existence de minorités disposant en tant que telles de droits collectifs opposables dans son ordre juridique. Elle considère que l’application des droits de l’homme à tous les ressortissants d’un État, dans l’égalité et la non-discrimination, apporte normalement à ceux-ci, quelle que soit leur situation, la protection pleine et entière à laquelle ils peuvent prétendre. » Sauf à revendiquer l’allégeance de l’homme à la tribu, on est en droit de conclure qu’il s’agit là, en effet, « d’une conception particulièrement exigeante des droits de l’homme. » Faut-il brader cet héritage ? Pour quel profit ?
Se référant désormais aux directives du Conseil de l’Europe, certains élus de gauche tiennent à l’égard de la France des discours haineux que l’on dirait calqués sur ceux de l’extrême droite ethno-régionaliste. Ils rejoignent par là le puissant lobby patronal breton de Locarn qui appelle de ses vœux une « Europe des tribus » [6]. La charte est l’un des outils destinés à la faire advenir.
Françoise Morvan
Françoise Morvan a dénoncé la dérive identitaire à l’œuvre en Bretagne dans un essai « Le monde comme si » (Babel-Actes Sud). Poursuivant ses recherches sur la réécriture de l’histoire induite par les autonomistes, elle a publié « Miliciens contre maquisards, un essai sur la Résistance », et donné de nombreux articles au Groupe Information Bretagne tout en étudiant l’instrumentalisation du folklore par les nationalistes (ce qu’analyse, entre autres, sa thèse sur François-Marie Luzel et son édition en dix-huit volumes des œuvres de ce folkloriste). Elle s’est penchée sur le problème de la charte européenne des langues régionales et minoritaires dans le cadre de ses recherches sur l’ethno-régionalisme et les mouvements autonomistes.
Notes
[1] Yvonne Bollmann, La Bataille des langues en Europe, Bartillat, 2001 (et aussi, La Tentation allemande, Michalon, 1998, et Ce que veut l’Allemagne, Bartillat, 2003).
[2] Dans ce sens, la carte des minorités ethniques européennes élaborée par le Conseil de l’Europe semble programmatique.
[3] Le Nouvel Observateur, 1er juillet 1999.
[4] Présentant la France comme une aberrante exception (alors que 14 pays ont refusé à ce jour de signer la charte et 7 de la ratifier), A. Jung et J.-J. Urvoas (président de la Commission des lois à l’Assemblée nationale), présentent la France comme coupable et mise au ban des nations par des autorités internationales — ainsi Alvaro Gil-Roblès, voix du Conseil de l’Europe, et Gay McDougall, « experte » auprès de l’ONU, laquelle « invite abruptement le gouvernement français à une reconnaissance de la réalité », à savoir « reconnaître l’existence de minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques sur le territoire français », signer la Convention cadre pour la protection des minorités nationales et, bien sûr, ratifier la Charte (p. 131) … La confusion la plus totale est entretenue sur les notions, elles-mêmes on ne peut plus confuses, de « groupes », d’« ethnies » et de « minorités ».
[5] Pierre Bourdieu, « L’identité et la représentation, éléments pour une réflexion critique sur l’idée de région », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 35, novembre 1980, p. 64.
[6] Intervention de Dick Veerman prônant, contre les États et surtout la France, « une fédération de tribus européennes dont la tribu bretonne », université d’été de l’Institut de Locarn, 2012 à retrouver ici.