Jérôme Fourquet est directeur du département «Opinion et stratégies d’entreprise» de l’institut de sondages Ifop, et auteur de L’Archipel français (Seuil)
FIGAROVOX.- Quels événements significatifs ont marqué, au titre des fractures françaises que vous étudiez, l’année qui s’achève?
Jérôme FOURQUET.- Il y a d’abord, sur le plan social, économique et politique, les prolongations du conflit des «gilets jaunes»: cette année encore, plusieurs scènes marquantes ont montré l’importance symbolique de cette mobilisation. Et l’année s’achève avec le conflit des retraites et une grève d’une durée sans précédent à la SNCF et à la RATP. Le corps social est toujours en tension, et la politique d’Emmanuel Macron se heurte à des oppositions très virulentes et déterminées, mais fragmentées: ce sont des illustrations de l’archipelisation.
Au plan politique, les élections européennes sont un événement important car elles ont acté la domination d’un duopole entre La République en Marche et le Rassemblement national, qui sont les deux forces principales, malgré les interrogations suscitées par la contreperformance de Marine Le Pen à l’élection présidentielle et, du côté de la majorité, la très grave crise des «gilets jaunes». Ces deux mouvements-là ont su surmonter leurs difficultés. Un autre enseignement de ces élections, dont on verra aux municipales s’il se confirme, est la montée en puissance du vote écologiste, en parallèle du «phénomène» Greta Thunberg qui montre une préoccupation environnementale qui entend peser sur le plan électoral. Dans ce nouveau paysage, le PS ne semble pas s’etre remis de 2017 et c’est la droite républicaine, qui à son tour, a été durement frappée. L’opposition traditionnelle entre la droite et la gauche a été mise à mal et ce clivage n’est plus dominant. La situation est certes instable mais nous ne retrouverons manifestement pas le statu quo ante.
Sur un autre registre, après l’attaque du marché de Noël à Strasbourg en décembre 2018, l’attaque à la préfecture de police de Paris enseigne, malgré la couverture médiatique relativement limitée dont elle a été l’objet, que la société française est loin d’en avoir fini avec le terrorisme islamique et la radicalisation religieuse dans certains territoires de la République. Au sein de la société en archipel, il n’y a pas d’élément qui fasse pleinement consensus.
Reste que quelques transversaux parcourent cet archipel, comme la préoccupation écologique ou la peur du terrorisme qui traversent presque toutes les strates de la société. Seront-elles un nouveau ciment pour notre pays? La préoccupation terroriste, manifestement, peut permettre de nous unir, car la peur fédère. Mais nos enquêtes ont montré qu’attentat après attentat, le degré de perception de la menace terroriste diminue au fur et à mesure que le temps passe, comme si la société française avait le désir de tourner la page. Le rythme auquel la France est confrontée aux attentats a ralenti, et tout comme un organisme qui veut se défendre psychologiquement, on accorde moins d’importance et on relativise la dangerosité de la menace… Donc, pas évident que nous tenions là un ciment agrégateur durable.
Sur un autre plan, la préoccupation environnementale est incontestable mais on voit qu’aux élections cela représente 13,5 % des voix. Cela place les écologistes à la troisième place mais ce n’est pas encore conséquent.
Ce sont donc des éléments qui peuvent parler à différentes îles de l’archipel mais qui ne créent pas un large consensus, totalement rassembleur.
Autre évènement important de l’année, l’incendie spectaculaire de Notre-Dame a suscité une émotion très vive. Pourtant, vous révélez dans vos enquêtes le déclin de la culture chrétienne en France…
Cela a été en effet un évènement marquant de 2019. 70 % des Français interrogés par l’IFOP ont déclaré qu’ils avaient été touchés par cet incendie spectaculaire. Ce drame nous a rappelé, collectivement, nos racines chrétiennes, mais nous a montré aussi d’une certaine manière combien nous nous en étions majoritairement éloignés. Même le sens d’un certain nombre de termes, de fêtes, de cérémonies, de pratiques est aujourd’hui oublié ou devient étranger à une part croissante de nos concitoyens. Au moment où une culture s’efface, on éprouve un sursaut d’intérêt ou d’attention pour un de ses derniers symboles, ou certaines de ses manifestations. Un peu comme dans le Sud de France, où l’on observe un regain d’intérêts pour la langue occitane a l’heure même où elle n’est définitivement plus parlée au quotidien.
Vous voulez dire que même Notre-Dame de Paris est devenue un élément de folklore?
On peut en effet s’interroger sur une forme d’attention conservatoire vis-à-vis de l’héritage de la civilisation chrétienne. On a d’autant plus intérêt à conserver les traces d’une civilisation qu’on a le sentiment plus ou moins conscient qu’elle est en train de s’éteindre. Je ne dis pas qu’il n’y a plus de catholiques en France. Ils se sont manifestés nombreux à cette occasion, mais de mon point de vue, le coeur de la société n’était plus à Notre-Dame. La cathédrale est une splendide relique d’une histoire qui a fait de la France la fille aînée de l’Église, mais qui est révolue.
Beaucoup, par ailleurs, se sont émus au nom de la préservation de notre patrimoine historique et culturel. Subitement le roman Notre-Dame de Paris est réapparu dans toutes les librairies. Et quand Emmanuel Macron se donne cinq ans pour la reconstruire, l’échéance qu’il se fixe correspond aux JO de 2024: le monument le plus visité de Paris doit être près pour le flot de touristes charrié par cet évènement. Au-delà donc de la signification religieuse de cet incendie, il y a un réflexe de conservation au sens muséal… Mais, au moment de cette émotion profonde autour du sort de Notre-Dame, la courbe du nombre de baptêmes a poursuivi sa diminution constante, et d’un autre coté l’élargissement de la PMA aux couples de femmes et aux femmes célibataires a certes suscité une mobilisation importante mais qui n’a pas eu la meme ampleur que celle contre la loi Taubira quelques années auparavant.
Il y a eu des élections européennes en 2019, nous nous préparons à des élections municipales en 2020. Les Français connaissent une fracture territoriale rappelée par les «gilets jaunes», et il se creuse un fossé béant entre ceux qui vivent le quotidien de la France périphérique, et une autre partie des Français qui vivent à l’heure européenne ou mondiale. Comment compenser cette fracture?
Un des mérites de la crise des «gilets jaunes» a été de remettre au coeur des priorités une série d’enjeux majeurs, les questions d’aménagement du territoire par exemple, ou le sort des familles monoparentales qui représentent 20 % des familles avec enfant dans notre pays, l’étalement urbain, la dépendance à la voiture, etc. Cela a mis au jour une fracture plus profonde entre différentes appartenances, qui renvoie à la thèse de Goodhart et l’opposition qu’il fait entre les «Somewhere» et les «Anywhere», ceux de quelque part et ceux de partout. Une part importante de la population se considère encore comme citoyen d’un pays mais aussi habitant d’une région ou d’un département: la forte présence de drapeaux régionaux dans les cortèges de «gilets jaunes» en témoigne. Une autre partie de la population est beaucoup plus intégrée dans le vaste jeu: sa référence est l’Europe voire le monde. Il faut aussi rajouter une troisième forme d’appartenance, celle que l’on a vue à travers les nuées de drapeaux algériens dans les centre-ville de France lors de la finale de la CAN: la double-appartenance des communautés issues de l’immigration qui montre encore un autre rapport à la mondialisation.
Pour en revenir a l’opposition entre «Somewhere» et «Anywhere», on notera que lors de cette crise des «gilets jaunes», la demande d’une taxation sur le kérosène des avions (moyen de transport symbolisant les «mondialisés») a été une des revendications les plus entendues et approuvées sur les ronds-points.
Les élections municipales pourraient en partie permettre de réduire la fracture. Par essence, ce sont des élections locales. On parle des priorités quotidiennes, plan d’urbanisme, aménagement des centre-ville, transports.
Il faudra scruter le score des Verts dans les grandes métropoles françaises face à leur score dans des villes plus modestes.
Mais ces municipales vont aussi être potentiellement l’occasion d’observer une nouvelle fois la manifestation de ces fractures. Par exemple, avec l’implantation de telle ou telle famille politique en fonction de la taille de la commune. Il faudra scruter le score des Verts dans les grandes métropoles françaises face à leur score dans des villes plus modestes. La même question se pose pour En Marche. En face, si le RN conquiert de nouvelles villes, ce seront des villes de taille moyenne, pour l’essentiel dans la France périphérique, comme à une autre époque le PCF avait fondé son identité sur les banlieues populaires et industrielles et l’intégrait à son image de parti ouvrier. Si demain le RN conquiert des villes dans la France périphérique, on sera aussi bien dans le récit identitaire du RN qui se pose en représentant de la France des invisibles. À l’inverse le RN n’est quasiment pas en capacité de se présenter seul sous ses propres couleurs à Paris, symbolisant la France des métropoles mondialisées.
Paris d’ailleurs où Benjamin Grivaux promet qu’à la fin de sa mandature tous les élèves parisiens qui sortent du collège devront être bilingues en anglais. On n’a probablement jamais entendu une telle proposition dans une élection municipale. Benjamin Griveaux est en phase avec les attentes de son électorat et avec la sociologie de sa ville, qui a pleinement intégré la mondialisation et qui veut que ses enfants soient armés pour y faire face. Ces sujets sont à des années-lumières des thématiques débattues dans de nombreuses autres villes de France. Griveaux et les autres candidats des grandes villes sont les représentants de cette France métropolitaine qui se projette et qui se vit dans une économie-monde alors que toute une partie de la population française n’est pas dans ce registre-là.
Quelle lecture avez-vous faite cette année qui est à retenir particulièrement?
L’ouvrage de David Goodhart traduit en français, Les deux clans, est assez lumineux sur les fractures entre les appartenances et les identités, et décrit très justement la situation sociale au Royaume-Uni mais aussi en France, aux États-Unis…