23 octobre 2013
Par Jacques Sapir
Le journal Les Echos a publié le 21 octobre un article se voulant « objectif » sur la question de la sortie de l’Euro[1], intitulé : Quitter l’euro ? Un saut sans parachute . On n’épiloguera pas sur le titre, qui indique bien cependant ce dont il est question : discréditer ceux qui proposent une dissolution de l’Euro. L’accroche de l’article est inutilement racoleuse et passablement mensongère :
« Pour l’exportateur pénalisé par le taux de change eurodollar, pour l’électeur qui prend connaissance du programme économique du Front National, pour l’agriculteur qui voit la politique agricole commune prendre des chemins de traverse, il est clair qu’il faut apparemment quitter la monnaie unique et se débarrasser de l’euro. »
On aurait pu aussi y introduire les producteurs, de l’industrie et des services, qui sont pénalisés par le taux de change sur le marché intérieur français. Il est d’ailleurs frappant que, quand on parle de « compétitivité » on ne pense qu’aux exportations et non aux importations. Or, la destruction d’emploi par substitution de produits importés aux productions réalisées sur le territoire national est bien plus nocive pour l’emploi. Passons sur cette première approximation, mais qui en dit long sur l’imaginaire (réduit…) des auteurs de cet article. Il y a pire : le morceau de phrase : «pour l’électeur qui prend connaissance du programme économique du Front National » est quant à lui mensonger. Il vise à accréditer l’idée que seul le Front National se battrait pour une sortie de l’Euro. C’est faire bon marché d’hommes politiques comme Nicolas Dupont-Aignan (DLR) ou Jean-Pierre Chevènement (MRC) qui depuis des années sont sur cette position. C’est faire bon marché aussi de personnes qui sont (encore ?) dans des parties « pro-Euro » mais qui n’ont jamais caché leur opposition à la monnaie unique, tel le député Jacques Myard (de l’UMP), ou des responsables du Parti Communiste (et même des fédérations départementales entières) et du Front de Gauche. C’est faire bon marché enfin de nombreuses associations, de droite comme de gauche qui militent depuis des années pour une sortie de l’Euro. Mais, ce type d’article vise a accréditer dans l’esprit du lecteur que la « sortie de l’Euro » est un slogan d’extrémiste, ce qui est le contraire de la réalité. En France même, François Heisbourg, dont les positions pro-européennes sont par ailleurs connues, vient de publier un livre intitulé La Fin du Rêve Européen[2] ou il compare l’Euro à un cancer qui dévorerait l’Europe[3]. Hors de France, ce sont des personnalités de droite (comme Frits Bolkenstein) ou de gauche (comme Oskar Lafontaine) qui ont ces derniers mois pris position pour une dissolution de la zone Euro.
Que le Front National ait pris position pour cette dissolution n’empêche donc pas que de très nombreux autres partis et autres dirigeants politiques aient fait de même. En cherchant à lier la sortie de l’Euro au Front National Les Echos commettent donc un mensonge éhonté, mais ils font aussi une grossière erreur d’analyse. Nous sommes ici en plein dans la FunkPropaganda que j’évoquais il y a peu sur ce carnet. Si l’on regarde maintenant les arguments de l’article (oui, il y en a pour une fois), on est frappé par leur côté tronqué et parcellaire.
(1) L’euro et (est) le balancier entre la valeur faciale pour l’épargnant et l’aide à l’export.
Sur ce point, il est clair que l’on cherche à effrayer l’épargnant. Mais, quand on dévalue, la valeur de la monnaie ne baisse que par rapport aux biens et services importés. Or, nous consommons (et les personnes âgées encore plus) une forte proportion de biens et de services produits sur le territoire. De plus, dans le cas d’une dissolution de la zone Euro, certains pays dévalueraient plus que nous (comme l’Italie, le Portugal et l’Espagne). Les biens en provenance de ces pays seraient donc moins chers qu’avec l’Euro.
(2) L’impossible dévaluation, le contournement par la dépréciation
Ici, on nage en pleine confusion. Il est possible, contrairement à ce que disent les auteurs de l’article de déprécier (donc de « dévaluer ») l’Euro. Mais d’une part cela implique une décision de la Banque Centrale Européenne d’acheter massivement du Dollar et de vendre des Euros. Ceci est perçu par l’Allemagne comme « inflationniste » et ne sera jamais accepté. D’autre part, une baisse de l’Euro face au Dollar n’avantage queles pays peu intégrés dans la zone Euro comme le Luxembourg et…la France. Des pays comme l’Espagne, le Portugal et l’Italie font de 70% à 80% de leur commerce extérieur au sein de la zone Euro. Le problème pour eux n’est pas le taux de change Euro/Dollar mais le fait qu’ils sont de par l’Euro liés au Mark ! Il faut alors noter une phrase importante de l’article : « lorsque la monnaie unique est un corset excessif et que les finances publiques sont contraintes, la soupape de sûreté est hélas le niveau relatif des rémunérations d’où un euro antisocial à son corps défendant qui a accentué les dépréciations salariales. ». C’est vrai, mais l’expression « à son corps défendant » est encore une fois mensongère. L’Euro fut conçu dès le départ pour obliger les pays à entrer dans une concurrence sociales et fiscale sans pitié.
(3) Quitter l’euro pour créer un incinérateur de patrimoine
L’article reprend la vieille antienne de la destruction du patrimoine dans le cas d’une sortie de l’Euro.
« La seule charge de la dette (les intérêts hors remboursement du principal) représente déjà le premier poste budgétaire avec près de 48 milliards d’euros si les taux se mettent – comme c’est hautement probable – à remonter. Face à de tels fondamentaux, le nouveau franc subirait une dépréciation très certainement supérieure à 10 % et possiblement proche de 20 %. Quitter l’euro, c’est regarder votre livret A ou votre compte d’assurance-vie et l’amputer de près de 20 % de sa valeur. C’est donc créer un incinérateur de patrimoine digne du billet de banque publiquement consumé par Serge Gainsbourg qui faisait déjà à l’époque référence àla pression fiscale »
Rappelons ici les faits.
(1) Une sortie de l’euro n’a d’intérêt que si elle s’accompagne de dévaluations plus ou moins importantes, dont on a fait le calcul dans un document qui commence à beaucoup circuler[4]. Nous aurions des mouvements importants qui conduiraient justement à rééquilibrer les compétitivités des différents pays.
(2) Cette sortie de l’Euro aura des conséquences inflationnistes limitées, avec une hausse combinée, dans la plus mauvaise des situations de 11% sur deux ans. Affirmer que « Quitter l’euro, c’est regarder votre livret A ou votre compte d’assurance-vie et l’amputer de près de 20 % de sa valeur » est un mensonge pur et simple. Dans le pire des cas, et compte tenu des taux d’intérêts existant, la perte apparente de patrimoine est de 6% et non 20%. Il faut dire « apparente » car, en réalité, on aurait des mécanismes d’indexation partielles des taux d’intérêts qui ramèneraient cette perte autour de 3%. Ici encore il n’y a qu’un mot pour qualifier l’article des Échos : FunkPropaganda !
(3) En cas de dissolution de la zone Euro, toutes les dettes émises sur le territoire national sont immédiatement re-dénominées en monnaie nationale. C’est la règle du Droit international, règle qui a connu de multiples applications depuis 1918 car on ignore trop souvent qu’un grand nombre d’Union Monétaires se sont dissoutes. Seules les dettes qui n’ont pas été émises sur le territoire national pourraient être l’objet d’un contentieux. Dans le cas de la France, c’est 15% de la dette souveraine qui est dans des contrats de droit étranger. Le contentieux ne porterait donc que sur ces 15%. Si le gouvernement français décide de compenser totalement la dévaluation, cela veut dire que dans le cas d’une dévaluation de 25%, il compensera 25% x 15%. Au total, c’est un accroissement de 3,8% de la dette. En fait, les calculs montrent qu’en raison de l’accroissement rapide de l’activité et du fort mouvement de retour à l’emploi, la dette française passerait dans les deux ans après une dissolution de l’Euro de 91% du PIB (niveau actuel) à 85% (au pire) et 75% au mieux.
(4) Quitter l’euro pour vendre plus ?
Ici, l’article affecte l’objectivité en recensant les effets positifs d’une dévaluation, mais il ajoute immédiatement que cette sortie serait rapidement « entourée d’épines au regard des réalités concurentielles. Il faut rappeler que bien des éléments de notre compétitivité actuellement altérée viennent de facteurs hors prix : qualité des produits, design, respect des délais de livraison, »
En réalité, compte tenu de la nature de nos exportations, la competitivité-prix est aujourd’hui dominante dans tous les secteurs. Même dans la sous-traitance automobile, à qualité égale, c’est la question du prix qui l’emporte. L’analyse des élasticités prix pour les exportations et les importations montre que la France est un des pays de la zone Euro qui a le plus d’avantage à une dissolution (suivi de près par l’Italie).
Enfin, les auteurs du papier agitent le spectre d’un rachat massif des entreprises françaises en raison de la dévaluation de la monnaie. C’est idiot pour deux bonnes raisons. La première est qu’il n’y a rachat que si nous le voulons bien. Il est très facile (et très rapide) de mettre des obstacles administratifs à tout rachat d’une entreprise. La seconde raison est que, dans un certain nombre de cas, ces rachats sont utiles et nécessaires compte tenu de la difficulté des entreprises à trouver du financement en France.
On le voit, les auteurs de cet article publié dans Les Echos affectent une posture d’objectivité. Mais, c’est pour mieux continuer la FunkPropaganda en faveur de l’Euro, au détriment de la vérité la plus élémentaire.
[1] Le Cercle des Échos, « Quitter l’euro ? Un saut sans parachute », le 21 / 10 / 2013,http://lecercle.lesechos.fr/print/82229
[2] Heisbourg F., La Fin du Rêve Européen, Paris, Stock, 2013, 200 p..
[3] Evans-Pritchard A., « Frexit fever reaches heart of French establishment », The Telegraph, 23/10/2013,http://blogs.telegraph.co.uk/finance/ambroseevans-pritchard/100025855/frexit-fever-reaches-heart-of-french-establishment/
[4] Sapir J., et Murer P. (avec la contribution de C. Durand), Les scenarii de Dissolution de l’Euro, note de la Fondation Res Publica, Paris, septembre 2013.