Les villes intelligentes: Réalité ou fiction? Introduction

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I-Introduction

Nous sommes aujourd’hui — élus, administrateurs, citoyens, entrepreneurs… – assaillis par un discours sur les smart cities qui nous enjoint de déployer des réseaux numériques qui devraient nous apporter la solution à tous nos problèmes actuels liés au développement urbain : pollution, énergies propres, vie facilitée jusqu’à la sécurité qui pourrait se voir garantie par la puissance des centres de données et de leurs algorithmes prévoyant crimes et catastrophes. Des gourous parlent de nouvelle révolution industrielle, qui serait la quatrième basée sur Internet (Klaus Schwab) d’autres (Jeremy Rifkin) y voient la troisième basée sur l’énergie. Quand on parle de ville intelligente, on évoque généralement les villes où des investissements informatiques coûteux permettent de fluidifier la circulation, de gérer les flux d’énergie et de transport, d’améliorer les décisions de gestion grâce au traitement des données.

Une des nombreuses contradictions et impasses de cette approche est l’oubli que la ville constitue un système de sous-systèmes interdépendants. L’industrie des technologies de l’information est de loin la plus gourmande en énergie par unité de production et utilise des minerais rares déjà en voie d’épuisement, inégalement répartis sur la planète, ce qui fait courir autant de risques géopolitiques que le pétrole. Avant même d’avoir atteint le peak oil, on est déjà en passe d’atteindre un point d’épuisement des métaux[1] ! Tel que formulé aujourd’hui les deux objectifs de la ville intelligente — une supposée intelligence apportée par le tout numérique et le remède au gaspillage énergétique — sont contradictoires : son substrat technologique consomme plus d’énergie qu’elle est censée économiser[2].

L’objet de ce livre est de permettre au lecteur de faire le point sur ce sujet, sans entrer plus avant dans la technique et les fondamentaux scientifiques sous-jacents qui sont généralement bien traités dans la littérature spécialisée et qui sont abondamment référencés au fil du texte. Il est de proposer une pensée de la ville qui puise ses sources dans l’histoire du développement urbain et qui intègre les composantes économiques, sociales, politiques, technologiques de la ville comme système de vie, comme système de systèmes, un système qui intègre des systèmes hétérogènes qui ont tous leur logique et leur dynamique, leurs compétences associées et leurs en enjeux spécifiques. Il se veut volontairement synthétique, surtout compte tenu de l’abondance du sujet. Il s’adresse à un lecteur qui n’est pas un théoricien, et encore moins un expert, mais qui a besoin de quelques repères théoriques pour éclairer sa pratique. Il illustre ces repères théoriques par des expériences concrètes.

A l’administrateur, à l’élu, au citoyen il propose la base d’une pensée intégratrice qui évite le piège de la réduction de l’ensemble au sous-ensemble : la ville n’est pas que l’économie, la culture, la circulation, l’énergie, le logement… elle est l’intégration de tout cela. A l’entrepreneur, il propose de pouvoir penser son activité comme une pierre d’un édifice qui le dépasse, une grande œuvre qui l’inspire et l’aspire, qui lui donne du sens. Au citoyen, il propose la voie d’une reconstruction du lien entre bien individuel et bien commun qui fut à la base de la prospérité de la ville médiévale.

Dans le premier chapitre, il importe tout d’abord de décoder ce concept de smart city et ses pièges. Comme lors de l’arrivée de l’informatique et d’Internet, la venue d’une technologie nouvelle est encombrée d’un discours où se mêlent éléments techniques, lyrisme, idéologie, et souvent de la propagande, face auxquels le client — ici le citoyen — doit faire preuve de discernement et ne pas tomber sous le charme de ce que l’essayiste biélorusse Evgueny Morozov[3] a appelé le « Pour tout sauver cliquez ici ». Une technologie est un outil au service d’une fin, surtout quand sa puissance permet d’envisager de nouvelles fins. Et à l’inverse, il ne faut pas rendre l’outil responsable des détournements d’usage que certains, à commencer par leurs promoteurs, en font. Si je me tape sur les doigts avec un marteau, ce n’est pas la faute du marteau, mais de mon impéritie.

Tout au long de cet ouvrage, nous proposerons au lecteur d’échapper aux pièges du « solutionnisme » qui décrit en détail Morozov, à savoir l’argument de vendeurs de technologies qui les présentent comme des « solutions » à des problèmes qui n’ont pas été posés. Ce n’est pas au problème de correspondre à la solution du vendeur, mais à la solution de résoudre le problème de l’acheteur… à condition que celui-ci soit capable de le poser correctement, ce qui n’est pas forcément dans l’intérêt du vendeur qui, à court terme, a plus intérêt à avoir à faire avec un client ignorant qui tombe sous le charme du lyrisme technologique, quand ce n’est pas sous celui de quelque gourou dont nous donnerons un aperçu de la nocivité.

Le deuxième chapitre définit la ville intelligente au regard de l’état de l’art des nouvelles sciences de la ville, soit une architecture de systèmes de systèmes. Ces systèmes obéissent à des principes différents de modélisation : les systèmes physiques (transport, énergie, déchets…) pouvant être modélisés à partir de grandeurs mesurables obéissant aux lois de la physique et les systèmes humains reposant sur les comportements d’humains qui ne peuvent se mesurer ni se prédire par les lois de la physique. Le concepteur et le gestionnaire de smart city doivent donc savoir naviguer dans la pluridisciplinarité des approches et faire de l’intégration de ces différents systèmes ce nouvel art de l’urbanisme analogue à ce que fut la clé de voûte à l’architecture médiévale.

Le troisième chapitre expose les méthodes de conception de la ville intelligente comme système complexe, qui forment les nouvelles sciences de la ville.  On peut aujourd’hui identifier des lois du développement urbain, valables quel que soit le contexte, qui vont permettre de comprendre dans chaque cas particulier pourquoi une ville est devenue inintelligente et par quels leviers il serait possible de la réorienter. Il y a une taille optimale de la ville au-delà de laquelle sa complexité devient hors de contrôle et il vaut mieux, comme le font les Chinois désormais, raisonner en termes de clusters de villes moyennes que de mégalopoles. La ville n’obéit pas à un schéma prédéfini, mais est une émergence : elle a des traits qui ne sont produits que par l’interaction de sous-systèmes entre eux. « Bien vieillir en ville » est le résultat de l’interaction entre les systèmes habitat, transport, santé publique et vie sociale. Si le problème du vieillissement est commun à toutes les villes sa solution reposera sur l’intégration des normes de rapports aux anciens dans chaque culture et chaque civilisation.

La quatrième partie présente la ville intelligente en action. On exposera les stratégies de développement urbain de Singapour (une ville intelligente conçue comme telle depuis l’origine pour faire passer une nation pauvre au rang de nation riche), de la Russie (où la stratégie de sortie des monovilles est le support d’une politique de transition vers une économie innovante de la II° révolution industrielle), de Copenhague (la ville conçue à l’échelle humaine), de Christchurch (une ville reconstruite à partir d’une expression des besoins par les habitants comme condition de sa résilience) de Casablanca et d’autres. On verra aussi quelques points spécifiques à traiter par une ville qui lui permettront de forger ce qui doit devenir son intelligence : la gestion de l’énergie, des déchets, des transports, la mobilisation des technologies numériques et leurs dangers (les fameuses big data !), la possibilité de monnaies locales grâce aux crypto monnaies et quelle organisation politique de la cité pour gouverner la ville intelligente.

En fond d’écran : Une nouvelle révolution industrielle ?

L’argument d’une nouvelle révolution industrielle est souvent invoqué dans la justification de la pertinence d’une politique de la smart city. Si révolution industrielle il y a, ce n’est en fait que la deuxième phase de la III° révolution industrielle basée sur les technologies de l’information dont on peut dater le tout début au milieu des années 1970 quand le déploiement de l’informatique commence à faire du traitement de l’information une technologie générique du développement économique et de la transformation des entreprises. Au modèle de la production de masse de la II° révolution industrielle, vertical et standardisé, un nouveau modèle émerge favorisant les organisations en réseau et les unités de production de taille plus réduite que les grandes usines de l’ère de la production de masse. L’internet des objets (qui permet de connecter non seulement les humains, mais aussi les objets entre eux et les humains aux objets) va permettre de créer des configurations au niveau des organisations (on parle de l’entreprise 4.0[4]), mais aussi des villes beaucoup plus agiles qui pourraient permettre de remédier aux externalités négatives d’un mode de développement basé sur les combustibles fossiles, les mégalopoles avec leur conséquence : la pollution, le gaspillage énergétique, le stress et les multiples atteintes à la santé du mode de vie actuel dans les grandes villes.

Mais qu’est-ce qui change vraiment ? Les révolutions industrielles ont des traits constants dont l’un est le lyrisme quant aux mérites de la technologie qui devraient annoncer une ère de progrès généralisé. Il en fut ainsi pour la I° révolution industrielle basée sur le charbon, la II° sur l’électricité et le pétrole : on sait ce qu’il en advint. Il y a révolution industrielle quand l’apparition d’un nouvel intrant technologique provoque un bond de productivité. Ce fut le cas avec le charbon, la chimie, l’électricité, les combustibles fossiles puis l’informatique. Ce changement touche la société, l’organisation de l’entreprise, les rapports sociaux et les stratégies des nations, les qualifications, les métiers, leurs hiérarchies et leurs rémunérations… Le point commun de ces mutations est qu’elles se produisent par cycles, un cycle ascendant caractérisé par des rendements croissants puis un cycle descendant de rendements décroissants. L’histoire économique, depuis le début de l’ère industrielle, est une succession de cycles technologiques dont la durée est d’environ 50 ans, soit une phase de croissance puis de déclin[5].

A l’heure actuelle, nous sommes entrés dans la zone de rendements décroissants des énergies fossiles et de l’ensemble du mode de production de la II° révolution industrielle. La première vague de la III° révolution industrielle basée sur les technologies de l’information a connu l’époque du 1.0, celle de l’automatisation des processus, du 2.0 celle de l’informatique transactionnelle qui interagit avec l’utilisateur, nous entrons dans le 3.0 — ou le 4.0 pour les plus enthousiastes, qui intègre les objets dans les transactions : c’est l’internet des objets, ou IoT en anglais. C’est l’ensemble des modes d’organisations des firmes et au-delà des villes qui est concerné.

Il y a donc une convergence entre le déploiement d’une nouvelle génération de technologies de l’information et la fin du cycle de croissance basé sur les combustibles fossiles. Également, la pollution et le coût de la gestion des déchets atteignent des seuils non soutenables, notamment dans les grandes villes du monde. La pollution n’est pas un phénomène nouveau et n’a jamais empêché les pollueurs de polluer, mais ce qui est nouveau c’est que ce qui est appelé « l’économie verte » devient maintenant rentable, l’industrie de la croissance verte entre dans une zone de rendements croissants tandis que celle de la croissance polluante est désormais dans une zone de rendements décroissants : les économistes du développement industriel, Erik Reinert et John Matthews, y voient le début du deuxième cycle technologique de la troisième révolution industrielle[6]. Ce qui est nouveau n’est pas la soudaine émergence d’une « conscience écologique » qui rendrait la pollution, notamment la pollution des pays riches exportée vers les pays pauvres, insupportables, mais que l’économie verte une économie à rendements croissants : c’est désormais rentable d’investir dans la croissance verte. Les Chinois l’ont parfaitement compris, qui transforment le désavantage d’avoir les villes les plus polluées du monde en investissant dans l’innovation dans les énergies propres.

Ne confondons pas pour autant économie verte et énergies renouvelables. Ce dont parlent Erik Reinert et John Matthews, c’est de l’industrie de l’économie verte qui a effectivement les signes d’un nouveau cycle technologique soit une progression continue sur la courbe d’apprentissage et des flux d’innovations incrémentales dans cette industrie qui font baisser les coûts de manière radicale. Cela fut le cas de l’informatique dont l’économie prend réellement son essor après le choc pétrolier de 1973 et qui se développe selon la loi de Moore, soit une augmentation constante de la puissance des processeurs et une baisse corrélative des prix. L’industrie informatique est dès cette date entrée dans un cycle de rendements croissants et de baisse des coûts. Mais l’informatique n’est devenue rentable pour les utilisateurs qu’à partir du milieu des années 1990 quand a disparu le phénomène dit du « paradoxe de Solow », soit quand la productivité du travail est devenue corrélée aux investissements informatiques, cette corrélation était négative jusqu’alors.

Nous en sommes là aujourd’hui avec les énergies renouvelables. Contrairement à certains discours ronflants de politiciens et de journalistes, ces énergies n’ont pas atteint leur niveau de rentabilité. Il manque à ce jour une percée technologique qui permette de résoudre le problème du stockage de l’électricité. Pour l’Agence Internationale de l’Energie (AIE), la prévision est un taux de pénétration des renouvelables de 15 % à l’horizon 2040. Nous sommes loin des déclarations ronflantes d’une ministre française de l’environnement qui déclarait qu’en 2014 l’énergie solaire représentait 10 % de l’électricité du monde, quand elle n’en représente que… 0,8 %.

Transition numérique, transition écologique, insoutenabilité du modèle urbain se conjuguent. Transition démographique également avec une forte croissance à venir de la population urbaine dans le monde, surtout dans les pays émergents. La transition énergétique et le déploiement de cette nouvelle vague technologique créent des opportunités que les acteurs économiques comme les gouvernants ont perçues ou pas et de manière plus ou moins biaisée.

Et entre en scène au début du XXI° siècle le concept de « smart cities »…

[1] « [amazon_textlink asin=’2759805492′ text=’Quel futur pour les métaux ? Raréfaction des métaux : un nouveau défi pour la société’ template=’ProductLink’ store=’rochet1949-21′ marketplace=’FR’ link_id=’d152e23a-216a-11e8-a95e-b7ffb35513c3′] » Philippe Bihouix et Benoît de Guillebon, EDP Sciences, 2010

[2] « La ville intelligente », Olivier Laporte, in Exigences écologiques et transformations de la société, Cahiers français 401, 2017

[3] Morozov, E.  « [amazon_textlink asin=’2364051150′ text=’Pour tout résoudre, cliquez ici’ template=’ProductLink’ store=’rochet1949-21′ marketplace=’FR’ link_id=’8946fcaf-227c-11e8-b12d-57f9ab4b9821′] », Trad. Française, 2016

[4] IDC, « La transformation numérique du secteur de l’industrie : l’entreprise 4.0, du rêve à la réalité », 2016.

[5] Pour une analyse détaillée du cycle des révolutions industrielles, voir « Play it again, Sam », Claude Rochet in « l’intelligence Iconomique », De Boeck, 2015.

[6] “Renewables, manufacturing and green growth: Energy strategies based on capturing increasing returns” John A. Mathews, Erik S. Reinert, Futures 61, 2015

 

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