Alain Supiot, au College de France en 2019. © Hannah Assouline/opale.photo
Alain Supiot : “Le néolibéralisme néglige la part d’incalculable de la vie humaine”
Alain Supiot : Cette gouvernance est le dernier avatar de la foi scientiste qui – dans ses deux variantes capitaliste et communiste – a dominé le monde depuis deux siècles. Identifiant raison et calcul, cette foi conduit à arraisonner les hommes et la nature comme des objets, rendus gérables et manipulables par la découverte des lois immanentes censées les régir. La connaissance de ces lois rendrait progressivement superflu le débat politique, le pouvoir devant être à terme entièrement confié à des techniciens, qui interviennent « à la manière d’un horloger qui met de l’huile dans les rouages d’une horloge ». Cette métaphore est employée par Friedrich Hayek, le plus brillant théoricien du néolibéralisme, pour décrire la mission de dirigeants au service de « l’ordre spontané du marché ». Mais elle aurait aussi bien pu être utilisée par Lénine, selon qui le règne du socialisme scientifique devait conduire à remplacer les hommes politiques par des ingénieurs. La différence est que la planification soviétique tablait sur des calculs d’utilité collective effectués par une instance « scientifique » centralisée (le Gosplan), tandis que le néolibéralisme table sur l’ajustement mutuel de particules contractuelles animées par le calcul de leur intérêt privé. Différence qualitative du point de vue normatif, car on passe ainsi du gouvernement à la gouvernance, c’est-à-dire à un ordre spontané, sur le bon fonctionnement duquel veillent des « maîtres des horloges ».
Surtout pas « gouvernance » ! Mais bien plutôt gouvernement, un gouvernement qui renouerait avec le sens politique de la part d’incalculable de la vie humaine et avec les savoirs de l’expérience, dont seul un régime réellement démocratique permet de tenir compte dans leur infinie diversité.
Vous rappelez qu’en France, la justice sociale a été édifiée sur trois piliers, aujourd’hui attaqués : les services publics, la Sécurité sociale et le droit du travail. Mais le retournement néolibéral, depuis quarante ans, n’arriverait-il pas à la fin d’un cycle ?
Qui n’est pas capable de se limiter lui-même est condamné à rencontrer hors de lui sa limite catastrophique. Cela vaut pour les États ou les empires comme pour les individus. À l’évidence, c’est à cette limite que se heurte le néolibéralisme, dont la caractéristique est de prendre pour des réalités les trois fictions fondatrices du capitalisme, mises en lumière par Karl Polanyi (1886-1964) dans La Grande transformation (1944). Elles consistent à traiter la terre, le travail et la monnaie comme si c’étaient des marchandises. Or ces fictions ne sont tenables qu’étayées par des dispositifs juridiques (droit de l’environnement, droit social, droit monétaire) qui protègent le temps long de la vie humaine du temps court des marchés. Posés à l’échelle nationale, ces étais juridiques du capitalisme ont été méthodiquement sapés par la globalisation depuis quarante ans, d’où répétition et la montée en puissance des crises écologiques, sociales et financières qui secouent périodiquement le monde depuis la fin du XXe siècle.