Voyage en France

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France des territoires contre France des métropoles, France des villes contre France des champs : retour sur quelques fractures hexagonales.

Ces dernières années, journalistes et essayistes n’ont eu de cesse d’explorer la «France profonde», celle des chasseurs du Gers, des travailleurs précaires du Nord, de villageois de Provence à mille lieux du très chic Lubéron. Les Dessaisis, voyage en France (2006) de Gérard Desportes, Le Dépaysement, voyages en France (2011) de Jean-Christophe Bailly, Voyages en France, la fatigue de la modernité (2011) d’Eric Dupin, Le Quai de Ouistreham(2010) et En France (2014) de Florence Aubenas, La fin du village (2012) de Jean-Pierre Le Goff – pour ne citer que les ouvrages les plus marquants – et plus récemment Le Peuple de la frontière de Gérald Andrieu ont ainsi ausculté le corps souffrant de la «France d’en bas», selon l’expression d’un ancien Premier ministre, dite aujourd’hui «périphérique» d’après le concept établi et popularisé par le géographe Christophe Guilluy.
La thèse est simple : la France périphérique (celle des zones périurbaines ou rurales, des villes moyennes et petites, des villages) pâtit des effets de la mondialisation, du chômage et de l’abandon de l’État tandis que la France des métropoles et de leurs banlieues bénéficie de la mondialisation, concentre les emplois, les investissements et les richesses.
D’un côté : les enclavés, les enracinés, les ruraux, les déclassés, les classes populaires, les Français «de souche». De l’autre : les mobiles, les nomades, les élites mondialisées, les bobos, les immigrés et enfants d’immigrés. La grille de lecture est aussi efficace que la lutte des classes naguère, mais façonne parfois une vision hémiplégique du réel. Les fractures françaises n’ont pas la précision géographique d’une carte et d’un territoire. Elles sont plus diffuses, ne se résorberont pas dans l’exacerbation des petites différences ou la quête de boucs émissaires, mais plutôt dans la délicate articulation entre le global et le local, les frontières et l’universel.

Gérald Andrieu : La France en marchant

Vous reprenez dans votre livre, qui est le récit de votre traversée à pied de la frontière du pays de Dunkerque à Menton durant la campagne présidentielle de 2017, la notion de «France périphérique» de Christophe Guilluy. Cette France des campagnes et des zones périurbaines serait délaissée, oubliée et pâtirait des effets de la mondialisation tandis que la France des grandes villes et des banlieues profiterait de la mondialisation. Emmanuel Macron serait le pur représentant de cette France des villes et des élites mondialisées. Cependant, les résultats de la présidentielle de 2017 ne confirment pas toujours cette vision. Dans la Creuse, par exemple, département souvent cité comme symbole de la France périphérique, il a obtenu les mêmes résultats qu’au niveau national. Cette grille d’analyse n’est-elle pas réductrice ?

Plusieurs réalités se superposent et la France périphérique est une première grille de lecture. Il faut en ajouter une seconde. Les résultats dans l’Ouest et dans l’Est de la France sont très différents. L’Ouest est un peu plus préservé des ravages de la mondialisation, de la désindustrialisation et des phénomènes de migration. Le concept de France périphérique ne permet pas de dire toutes les fractures de notre pays. Un auteur britannique, David Goodheart, décrit nos sociétés comme divisées entre les gens qui viennent de quelque part, les «somewhere», et ceux qui viendraient de nulle part ou de partout, les «anywhere». Ces derniers sont capables de se déplacer pour trouver du travail. Ils ont un capital culturel et éducatif, un bagage économique et financier tandis que les gens de quelque part sont ancrés dans leur territoire qu’ils ne sont pas en mesure de quitter. Pour ma part, je me suis intéressé à la frontière Nord et à la frontière Est et si l’on regarde les résultats dans les villes où je me suis arrêté, Emmanuel Macron n’est pas du tout le candidat de ces communes-là.

Le chômage et la peur de perdre son emploi sont l’une des constantes dans les préoccupations des gens que vous rencontrez. La France est confrontée à un chômage de masse depuis plus de trente ans. La désindustrialisation a commencé au début des années 80. Le chômage est-il plus déstructurant aujourd’hui ?

Peut-être que lorsque le chômage de masse s’est installé dans le pays, d’autres repères existaient encore. L’absence de travail a atomisé la société. Il n’y a plus de commerces de proximité, d’endroits où l’on peut se rencontrer et échanger. Il n’y a plus de présence de l’État à travers les services publics. Quand la majorité actuelle envisage de supprimer 120 000 fonctionnaires, on peut être inquiet des conséquences. Puis, il y a eu la disparition des frontières et la mise en concurrence s’est exacerbée à l’intérieur même de l’Union européenne. Dans les régions que j’ai traversées, on a vu l’emploi disparaître côté français et apparaître côté luxembourgeois ou suisse.

Dans le Nord, à Fourmies, on vous parle des «Noirs» qui prennent le travail des autochtones. Or, vous dites que Fourmies est une «ville blanche» : «Des immigrés, on n’en croise guère.» Comment interprétez-vous cette peur ou ce rejet de l’étranger ?

La jeune femme que je croise, et qui est très inquiète à l’idée que des migrants arrivent, vit effectivement dans une ville blanche. Son univers mental est donc bousculé par la seule idée de l’installation provisoire dans le village d’à côté de quelques mineurs venus de la jungle de Calais. Dans les métropoles, on est sans doute moins inquiet de ces situations car les grandes villes sont métissées et multiculturelles. Fourmies est une ville enclavée, il faut parfois deux heures de voiture pour rejoindre Lille qui n’est pourtant qu’à une centaine de kilomètres.

Vous dressez un tableau globalement sombre, mais il y a aussi des motifs d’espoir à travers des initiatives de militants associatifs, d’artisans, de commerçants, d’élus locaux. On voit l’expression d’une solidarité, y compris envers des migrants.
 
J’ai rencontré des gens combatifs, généreux et accueillants. Dans la presse, on a longtemps décrit cette France comme «rance» et «moisie» avec des gens repliés sur eux-mêmes. Ce n’est pas vrai. Si je n’avais pas rencontré autant de bienveillance et de générosité, je n’aurais pas pu marcher pendant cinq mois en plein hiver de Dunkerque à Menton. Cette solidarité s’applique aussi parfois aux migrants.
 
Ungersheim, petite ville de 2000 habitants dans le Haut-Rhin, a la particularité d’avoir un maire écologiste et décroissant depuis trente ans. C’est une ville dans «l’air du temps», avec des préoccupations environnementales qui plairaient aux bobos des métropoles. Or, le FN y est largement majoritaire aux élections nationales.

J’ai souvent rencontré des élus locaux dont la couleur politique n’avait rien à voir avec les résultats des élections nationales ou européennes. À Ungersheim, les habitants voient chaque jour leur maire agir et les résultats de son action. Cette ville bénéficie d’une qualité de vie et d’infrastructures que l’on ne retrouve pas d’habitude dans ce type de commune. Sans doute est-ce ce que les gens attendent. Dès lors, ils peuvent très bien élire un maire écolo et voter pour des partis totalement différents au plan national.

Vous soulignez l’importance dans la vie des gens de la disparition du bureau de poste. Une étude de l’Ifop a établi que son absence pesait plus lourd encore que celle d’une boucherie, d’une boulangerie ou d’une pharmacie. Le vote FN est supérieur en moyenne de 3,4 % dans les communes sans bureau de poste.

La poste incarne la présence et la considération de l’État. C’est aussi un lieu où l’on se rencontre. Quand des politiques me demandent ce qu’il faut faire pour cette France-là, je dis qu’il faudrait d’abord créer des espaces où l’on se rencontre. Dans la France périphérique, on ne se croise pas, on ne se parle pas ou peu. Les gens prennent leur voiture pour aller travailler à des dizaines de kilomètres, ils font un crochet par le supermarché le soir et rentrent chez eux. La poste joue ce rôle d’espace de sociabilité plus encore que le bistrot ou la boulangerie pourtant ancrés dans notre patrimoine. Nos responsables politiques devraient parfois dépasser la logique purement comptable pour comprendre l’importance de la présence de l’État auprès de gens qui se sentent oubliés.

Il faut attendre la page 146 pour croiser un hypothétique électeur d’Emmanuel Macron. On en rencontre quelques-uns un peu plus tard. A vos yeux, Macron est «le candidat des villes et pas celui des champs», il n’existe que sur les couvertures des magazines, «l’ancien banquier» est «étranger» par «son parcours, ses idées, sa vision» à cette France profonde. Dans ce «pays réel» que vous décrivez, les électeurs de Macron n’existent pas, ils sont invisibles.

C’est notamment lié à mon calendrier. Je suis parti au mois d’octobre 2016 et Emmanuel Macron commence à exister dans les discussions que j’ai avec les gens fin janvier / début février. C’est à ce moment-là qu’éclate l’affaire Fillon et la candidature d’Emmanuel Macron prend plus de poids. Sans doute que dans les villes que j’ai traversées, il y a des électeurs pro-Macron, mais au moment où je les rencontre, il n’existe pas dans les conversations. Il est le candidat des métropoles et la ville qui a le plus voté pour lui est la première d’entre elles : Paris.

«Cette présidentielle aura donc généré un désintérêt pour la chose publique sans commune mesure. En particulier dans les rangs des classes populaires qui n’ont pas trouvé un candidat capable, à lui seul, de capter tous leurs votes», écrivez-vous. Il y a eu douze millions d’abstentionnistes et trois millions de bulletin blancs. Peut-on toujours considérer les politiques comme seuls responsables ? Lors de la dernière présidentielle, il y avait des offres claires et réellement alternatives les unes des autres : de Macron à Hamon en passant par Fillon, Le Pen ou Mélenchon, pour ne citer qu’eux. Les citoyens n’ont-ils pas aussi leur part de responsabilité dans ce désintérêt envers la politique ?

Peut-être, mais ils ont parfois été douchés. Le référendum sur le traité constitutionnel européen de 2005 est emblématique. Les Français se sont passionnés pour ce débat, le taux d’abstention n’était que de 30 %. Pourtant, ce traité rejeté par la porte est revenu par la fenêtre via le traité de Lisbonne adopté grâce au vote du Congrès. Ce n’est pas qu’une question d’offre politique. Les gens veulent que leur vote soit suivi d’effets. Ils attendent que les politiques fassent ce pour quoi ils ont été élus. Je comprends que les Français soient refroidis.

Laurent Wauquiez et Marine Le Pen se font les représentants et les défenseurs de la France périphérique. Cette France ne semble pas oubliée par les politiques.

Il y a un paradoxe. La France périphérique est omniprésente dans les discours politiques et médiatiques. Elle est devenue un concept, un gimmick. C’est aussi ce qui m’a donné l’idée de ce livre : j’entendais toujours parler de cette France, mais je ne la voyais jamais. Nous n’avons pas de noms, de visages, de réalités représentant la France périphérique. Elle est à la fois très présente et absente, elle existe le temps des discours sans être jamais montrée. Quand je suis invité sur les plateaux télévisés, c’est parce que je suis un représentant à «visage humain», toléré, de cette France qui n’est jamais invitée à la télévision ou sur les radios.
Le peuple de la frontière. 2000 km de marche à la rencontre des Français qui n’attendaient pas Macron, éditions du Cerf, 229 p.
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