Les limites de la concurrence : éléments de théorie

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Ce texte a été écrit à la demande du Ministère de l’Économie en août 2008. Il s’agissait de fournir un argumentaire au gouvernement français à la suite de l’échec des négociations de l’OMC de l’été 2008, et ce alors que des doutes se faisaient jour quant au libre-échange et plus généralement aux grandes négociations commerciales. Ce texte fut enterré par les services du Ministère, mais non sans avoir provoqué un certain débat au cabinet du ministre (Madame Lagarde, si l’on s’en souvient). La question du libre-échange ayant été de nouveau évoquée dans les colonnes d’un quotidien du soir (qui plus que jamais a mérité son surnom de Gazette Vespérale des Marchés[1]) je le publie afin que chacun sache que les économistes qui prétendent que le libre-échange est l’alpha et l’omega de l’économie sont soit des ignorants soit des économistes à gages, comme l’on dit des tueurs du même nom…

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L’échec des négociations de dernière minute à Genève dans le cadre du Cycle de Doha a été présenté dans une large partie de la presse française comme un événement défavorable, causé par l’intransigeance de la Chine et de l’Inde. En réalité, comme le montre l’analyse de deux spécialistes dans la presse anglaise, c’est bien l’intransigeance et l’aveuglement dogmatique des États-Unis qui ont provoqué cet échec[2]. Ce dernier, loin d’être une catastrophe pour les pays en voie de développement constitue au contraire une opportunité historique, dans un contexte marqué par des fluctuations importantes des cours des matières premières. Il est temps, et grand temps, de mettre fin au dogme du libre-échange et de la « vérité » des prix de marché en ce qui concerne un certain nombre de produits.

 L’enjeu d’un débat

Contrairement aux affirmations véhiculées la presse et les médias de vulgarisation scientifique, la théorie économique n’a pas démontré de manière normative – hors conditions particulières et restrictives – une supériorité du libre-échange. De la même manière, l’efficience ou même la simple efficacité des processus concurrentiels de formation des prix ne conduisent à des équilibres que dans des conditions précises, qui ne sont pas toujours rencontrées dans le fonctionnement réel des économies. Ces éléments sont connus depuis plusieurs décennies. Ils sont particulièrement importants dans le domaine des prix des productions agricoles, qui sont justement à la base de l’échec des négociations de l’OMC le 30 juillet 2008. L’analyse des effets réels de la libéralisation du commerce mondial dans le cadre de l’OMC confirme les doutes accumulés dans les travaux théoriques sur la pertinence du libre-échange et surtout sur les effets de prix entièrement libérés en ce qui concerne le développement des pays les plus pauvres[3]. Dans le cas des négociations qui viennent d’échouer, selon les calculs de la banque Mondiale, le gain que pouvaient espérer les pays les plus pauvres n’excédait pas 0,16% du PIB. Par contre, les pertes fiscales engendrées par la disparition des droits de douanes dans ces mêmes pays auraient atteint 60 milliards de Dollars.

Les subventions et entraves à la concurrence ont cependant fort mauvaise presse aujourd’hui. Pourtant leur existence ne doit rien au hasard. Si certains intérêts particuliers ont voulu se protéger, parfois indûment, les processus de concurrence sont loin d’avoir dans le monde réel tous les attraits qu’un certain discours économique leur prête. Il y a de solides raisons théoriques à vouloir dans certains cas fausser le jeu de la concurrence “pure”. Les discours prescriptifs qui cherchent au contraire à l’étendre reposent en effet sur des bases normatives extrêmement discutables. Une réflexion sur la fragilité de la vision normative standard de l’équilibre concurrentiel peut être suggérée par un raisonnement relativement ancien, mais d’une actualité incontestable, qui part d’un problème classique dans le domaine des prix agricoles: le cobweb ou “cycle de la viande de porc”. Ce problème est souvent utilisé en micro-économie pour étudier le théorème dit “de la toile d’araignée”. Il a cependant une pertinence qui dépasse de très loin l’usage pédagogique que l’on en fait. En réalité, comme le démontre une lecture attentive de l’article fondateur écrit par Mordecai Ezekiel en 1938[4], on est en présence d’un problème qui va très au-delà des phénomènes qui ont permis son identification initiale, la fluctuation des prix agricoles. L’analyse des conditions donnant naissance au mécanisme du cobweb montre une faille majeure dans la théorie de l’équilibre concurrentiel.

Cette analyse contient une critique radicale du rôle normatif accordé à la concurrence dite “pure et parfaite” et aboutit à redonner une légitimité aux mesures restreignant l’exercice de la concurrence, qu’il s’agisse dessubventions ou des limites à l’entrée sur certains marchés à travers la présence de quotas ou de droits de douane. Ce n’est pas sans raison si les compilateurs d’un ouvrage extrêmement important sur la théorie des cycles économiques introduisirent l’article d’Ezekiel parmi le recueil de textes qu’ils constituaient[5]. Pourtant, alors même que des travaux théoriques menés depuis le début des années 1970 confirment et étendent les conclusions d’Ezekiel quant à une critique radicale de la portée normative du modèle de l’équilibre concurrentiel, on tend à oublier la leçon générale de son travail. Ceci est regrettable, et n’est pas sans soulever quelques questions quant à la pratique contemporaine du raisonnement économique.

I. Un article et son contexte

La question de la présence de cycles récurrents affectant les prix et les volumes de production des produits agricoles a émergé comme un objet de la théorie économique à la fin du XIXe siècle. La première hypothèse retenue fut que les fluctuations étaient engendrées par des phénomènes météorologiques. Une aberration locale et temporaire du climat induisait alors un déséquilibre qui, progressivement, se corrigeait dans une succession de cycles convergents. Pour utiliser un anachronisme, la première réaction des économistes fut d’imaginer ce que l’on appellerait aujourd’hui un “équilibre de bol” soit un processus où, à partir de l’équilibre initial obtenu quand la bille est au fond du bol, tout écart avec la position d’équilibre est progressivement corrigé comme dans les mouvements réguliers et d’amplitude décroissante de la bille lâchée le long des parois du bol qui va ainsi finir par retrouver son point d’équilibre initial.

Les fluctuations des prix dans la chaîne de production de la viande de porc ont été celles qui ont attiré le plus l’attention des économistes, car justement elles ne correspondaient pas à ce modèle[6]. On observait au contraire des mouvements divergents, où l’on s’éloigne de manière de plus en plus brutale de la position d’équilibre. Toujours pour utiliser une formulation moderne, et donc anachronique, on était en présence d’un “point-selle”[7]. Les différents travaux mettent en évidence rapidement le lien qui existe entre la virulence et la fréquence des fluctuations et le degré d’élasticité de l’offre et de la demande. L’existence d’un décalage temporel dans le rythme d’ajustement de l’offre et de la demande permet alors d’expliquer l’existence de mouvements convergents ou divergents à partir d’un prix d’équilibre. En fait, si l’offre connaît des ajustements plus lents que ceux de la demande, l’économie peut s’engager spontanément sur des trajectoires où les déséquilibres sont de plus en plus importants.

Le terme de cobweb fut proposé par Nicholas Kaldor en 1934. Il faut souligner que cet article de Kaldor est particulièrement important car il extrait la dynamique du cobweb de son seul environnement agricole. Kaldor montre que l’on est ici en présence d’un problème général affectant la théorie de l’équilibre concurrentiel dès que l’on est en présence d’une situation où: “...les ajustements sont complètements discontinus[8]. Une réflexion analogue avait été faite par Wassili Leontief à la même période, et on peut penser que Kaldor connaissait les travaux de l’économiste russe qui résidait à l’époque à Berlin. Leontief démontrait l’impossibilité de déterminer un mécanisme spontané d’équilibre des prix et de la production par le jeu de la concurrence “pure” dès que l’on était en présence de courbes d’offre et de demande ne correspondant pas précisément aux spécifications initiales du modèle de Léon Walras[9]. L’équilibre apparaissait alors comme un cas particulier et non un cas général.

Le lien entre un phénomène du monde réel et sa conséquence sur la théorie économique, dans les dimensions normatives et prescriptives de cette dernière, avait donc été fait avant la publication en 1938 de l’article de Mordecai Ezekiel. Ce dernier n’était ainsi nullement un météore dans le ciel de la recherche en économie mais s’inscrivait au contraire dans un débat aux contours bien établis, et au sein d’une tradition naissante.

II. L’apport spécifique de Mordecai Ezekiel

Mordecai EzekielOn part donc d’un résultat bien connu en agriculture, domaine où l’offre est évidemment contrainte pour des raisons naturelles et techniques: le mécanisme spontané de la concurrence peut se révéler profondément destructeur. Mordecai Ezekiel va partir de ce résultat pour commencer à reformuler la théorie standard du marché et des prix, donnant au modèle du cobweb sa forme désormais classique. Il montre en particulier que l’hypothèse de convergence vers l’équilibre suppose une hypothèse de similitude des élasticités de l’offre et de la demande, et l’absence de contraintes inertielles dans la production. Si les élasticités ne sont pas similaires, alors:

La théorie du cobweb explique des fluctuations violentes de la production et des prix dans des périodes de production successives[10].

Ezekiel montre alors que le raisonnement peut être étendu à d’autres productions que celle de la viande de porc, que ce soit dans l’agriculture ou dans d’autres activités. Un point essentiel du raisonnement est que les prix doivent être déterminés par la concurrence. Ainsi détermine-t-il trois conditions qui peuvent conduire, chacune, à la manifestation de ces cycles divergents:

  1. Si la production est entièrement déterminée par le “signal-prix” dans une situation de concurrence pure.
  2. Quand le temps de la production nécessite au moins une période pleine avant que le plan de production ne puisse être changé.
  3. Quand les prix sont totalement déterminés par la demande.

Ces conditions, il faut le souligner, combinent celles de la théorie de l’équilibre concurrentiel (conditions 1 et 3) telle qu’elle sert de base aux prescriptions de l’économie libérale, et une condition technique (la condition 2) que l’on peut rencontrer à l’évidence en agriculture mais aussi dans toute activité économique où le procès de production est suffisamment complexe pour engendrer des effets d’inertie importants. Cette analyse conduit Ezekiel à un premier résultat important qu’il exprime de la manière suivante:

À l’évidence, là où les matières (commodities) voient soit le prix, soit la production, déterminés par des décisions administratives (i.e. là où la compétition monopoliste l’emporte) ou bien là où la production peut répondre immédiatement à des demandes modifiées, on ne peut s’attendre à voir se manifester la réaction du cobweb[11].

Le point est extrêmement important. Si l’on se donne comme objectif d’éviter les fluctuations, parce que ces dernières peuvent avoir des effets négatifs à court et long terme tout autant sur les producteurs que sur les demandeurs, la conclusion que l’on peut tirer est que des mesures suspendant la concurrence comme dessubventions, des quotas ou des droits de douane deviennent alors légitimes. Ezekiel signale que, même dans le cas de certaines productions agricoles, on peut être en présence d’élasticités dans la production quimodèrent les effets du cobweb. Cependant, il insiste sur le fait important que ces élasticités ne s’appliquent que dans un seul sens de variation, soit à la baisse de la production. Elles entraînent alors des irréversibilités à la hausse qui, dans d’autres conditions, vont rendre les effets du cobweb encore plus destructeur. Quant aux denrées non-périssables, c’est par la mise à disposition de capacités de stockage que l’on peut maîtriser le risque de cobweb. Cependant, ces capacités doivent être financées, et l’on retrouve ici un point potentiel d’application de subventions publiques.

L’économie doit ainsi être artificiellement maintenue dans une position d’équilibre qu’elle ne peut atteindre par le jeu spontané des forces de la concurrence. Ce résultat de Mordecai Ezekiel, convergeant alors avec les travaux antérieurs de Kaldor et Leontief que l’on a cités, est la justification théorique aux atteintes délibérées à la concurrence dans le domaine de l’agriculture. Il constitue en l’état un apport considérable au savoir des économistes. Pourtant, Ezekiel ne s’en tint pas là. La suite de son article est d’une importance encore plus grande, même si elle a été oubliée.

 III. Généralisation et actualité du raisonnement : Ezekiel comme fondateur d’une théorie du déséquilibre général

L’importance du théorème du cobweb (ou « toile d’araignée ») a été pendant longtemps un point central du raisonnement des économistes qui travaillaient sur les problèmes de l’agriculture. C’est pourquoi, avant la vague idéologique du néolibéralisme, la présence de subventions et d’entraves à la concurrence n’était nullement jugée scandaleuse ni d’un point de vue normatif ni d’un point de vue prescriptif. Ce que l’on avait par contre oublié c’est que pour Ezekiel, le problème n’était pas limité à l’agriculture. Le phénomène d’une asymétrie des élasticités de réaction entre l’offre et la demande ne correspondait pas à une situation exceptionnelle. Il contenait une explication possible aux crises économiques qu’il convient ici de citer largement.

« Si les prix et la production ne convergent pas rapidement vers un équilibre, alors chaque industrie peut attirer de manière récurrente plus de travail et d’investissement qu’elle ne peut utiliser de manière avantageuse, et peut laisser cette partie du travail et des équipements inoccupée la plupart du temps. Dans une série d’industries qui, toutes, montreraient la présence de cycles du type du “cobweb”, à chaque instant certaines fonctionneraient au niveau des pleines capacités, voire au-dessus; d’autres opéreraient en dessous du point d’équilibre, en sous capacités; enfin, d’autres encore  fonctionneraient au niveau d’équilibre mais en  dessous des capacités installées pendant les périodes récurrentes de sur-expansion. Pour l’ensemble combiné des industries considérées, les capacités installées dépasseraient celles qui sont en service à n’importe quel moment; et les travailleurs formés pour travailler dans chaque industrie individuelle et empêchés par des frictions diverses de passer rapidement vers d’autres industries seraient toujours en partie inoccupés. (…) Même dans les conditions d’une concurrence parfaite et d’une demande et d’une offre statiques, il n’y aurait ainsi aucun “mécanisme automatique d’autorégulation” permettant d’aboutir à un plein emploi des ressources. Le chômage, les capacités excédentaires et le gaspillage des ressources pourraient ainsi survenir même si toutes les conditions de la concurrence parfaite étaient réunies. »[12]

L’argumentation présentée par M. Ezekiel est ici particulièrement intéressante, pour plusieurs raisons.  La première est évidemment qu’elle ne suppose au départ aucun écart par rapport aux conditions de la concurrence parfaite, contrairement à ce que l’on trouve dans les thèses keynésiennes. Cette argumentation est, ou devrait, être recevable même pour des économistes dont cette hypothèse de concurrence parfaite est le cadre de référence, car la distorsion évoquée par Ezekiel ne saurait être corrigée par une amélioration des conditions de la concurrence. Le point est d’autant plus important que la notion de concurrence n’est pas uniquement un cadre de référence théorique. Elle est devenue dans les politiques économiques menées au niveau national ou international (dans le cadre des réglementations de l’Union Européenne ou de celles de l’OMC), une notion normative, aux conséquences prescriptives importantes. Or, c’est justement cette position normative de la concurrence qui est remise en cause par l’extension que propose Ezekiel.

Il en découle que les politiques visant à améliorer à tout prix le fonctionnement de la concurrence, par exemple celles préconisées au niveau européen dans le cadre des directives portant sur l’amélioration de la concurrence ou les politiques appliquées dans le cadre de l’OMC, sont ici parfaitement inefficaces, quand les rigidités en cause sont naturelles ou techniques. On peut même supposer que de telles politiques contribuent à aggraver la situation en rendant plus facile et plus pur le mécanisme du cobweb. Au contraire, des accords au niveau des industries considérées, des cartels par exemple, pourraient, à travers la constitution de stocks intermédiaires et la gestion coordonnée des capacités, limiter considérablement l’amplitude du phénomène décrit. Si l’on accepte donc l’idée que les temps d’ajustements puissent ne pas être parfaitement symétriques, comme le soutient Ezekiel – et comme le savent bien les praticiens – c’est la totalité des politiques industrielles menées à Bruxelles depuis les années quatre-vingt qu’il faut révoquer en doute.

Une seconde raison réside dans le traitement du marché du travail implicite dans cette argumentation. Il est fait mention de frictions, et il est évident que ces dernières existent, en matière d’habitudes de vie ou d’impossibilité de se déplacer rapidement pour aller vivre auprès d’un nouvel employeur. Mais il y a aussi une référence faite à la formation des travailleurs. Implicitement, Ezekiel considère que les savoirs ne sont pas immédiatement substituables, ce qui constitue une nouvelle contrainte de nature technique, que des politiques de formation ne pourraient pas réduire, sauf à prétendre qu’elles seraient à même de donner à tous les salariés potentiels tous les savoirs nécessaires aujourd’hui et demain. Il y a donc ici une critique implicite d’une autre politique très en vogue dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, celle qui prétend pouvoir résoudre la question du chômage par la combinaison d’une plus grande flexibilité du marché du travail (soit plus de concurrence) compensée par des efforts de formation. Il n’est pas question d’affirmer ici que ces derniers efforts sont secondaires, mais de rappeler qu’ils ne peuvent en aucun cas constituer la seule, ni même la principale solution à la question du chômage. On voit ici que le “théorème du cobweb” n’est pas précisément un point marginal dans la théorie économique, compte tenu de ses possibles implications prescriptives et normatives. Or, la démonstration date des années trente, et n’a jamais été réfutée. Elle a simplement été réduite, dans les programmes d’enseignement, au statut de curiosité, voire de simple sujet d’examen (on fait calculer aux étudiants le processus de divergence sur un nombre donné de périodes…).

L’analyse de M. Ezekiel a d’autres implications. En soulignant l’importance dans les processus d’ajustement de l’économie réelle d’asymétries entre des mouvements à la hausse ou à la baisse, il propose une explication de l’inflation par des facteurs réels et non uniquement par des facteurs monétaires. On est confronté au dilemme suivant. Si le producteur ajuste rapidement ses capacités lors d’une baisse de la demande, il ne peut réaliser un ajustement inverse rapide. S’il veut pouvoir s’ajuster à la hausse rapidement, il doit au contraire conserver des capacités excédentaires, qu’il lui faudra financer. Dans les deux cas, on est en présence de tensions inflationnistes, dans le premier par excès de demande sur l’offre, et dans le second par financement de capacités inemployées. Contrairement aux affirmations de générations d’économistes standards, et aux dogmes du FMI, une baisse du niveau de l’activité économique peut être facteur d’inflation. Inversement, la recherche de l’inflation la plus faible possible peut avoir des répercussions désastreuses sur l’économie, ce que confirment d’ailleurs des travaux théoriques récents[13]. La théorie du cobweb telle qu’elle a été formulée par M. Ezekiel fournit donc aussi le fondement d’une analyse réaliste des mouvements des prix à partir de la formation microéconomique des coûts.

IV. Les confirmations modernes de la position de Mordecai Ezekiel

On peut considérer que de nombreux travaux sont venus confirmer les travaux et les intuitions de Mordecai Ezekiel. Les premiers ont porté sur la stabilité de l’équilibre en régime concurrentiel. Les travaux de Sonnenscheim[14], Mantel[15], mais aussi Debreu[16] – le père de la forme moderne de la Théorie de l’Équilibre Général – sont venus remettre en cause la forme habituelle des courbes d’offre et de demande. En fait rien ne prouve que cette forme habituelle ne soit autre chose qu’un cas particulier, choisi justement pour aboutir au résultat normatif que l’on souhaitait démontrer initialement, c’est-à-dire la supériorité normative de l’équilibre concurrentiel. Si on ne peut démontrer que les courbes d’offre et de demandedoivent logiquement avoir la forme prédite dans le modèle de l’équilibre général, alors il devient impossible de montrer l’existence de lois générales dans le cadre de ce modèle. En particulier, il devient impossible de montrer que l’on reviendrait spontanément à l’équilibre après un choc exogène, qu’il soit climatique, politique ou financier.

Dans leur ouvrage dressant le bilan des recherches théoriques sur les dynamiques de l’équilibre, Gilbert Abraham-Frois et Edmond Berrebi ont ainsi pu montrer que l’introduction de clauses réalistes dans le raisonnement (par exemple en acceptant que l’agent économique a le choix entre non pas deux mais trois options…) conduit à la généralisation de situations de fortes instabilités tant que la concurrence est maintenue[17]. L’économie dite “parfaitement concurrentielle” est donc massivement une économie à “points-selles” et non à “équilibres de bol”.

Les travaux menés dans le cadre du paradigme de l’information imparfaite, soit en introduisant une hypothèse réaliste de non-distribution parfaite de l’information entre les agents – ont abouti à des résultats similaires. Ils ont d’abord invalidé radicalement l’idée que l’action d’arbitragistes concurrentiels puisse être un facteur de stabilisation de l’équilibre[18]. Au contraire, on retrouve le résultat d’Ezekiel, soit des trajectoires divergeant violemment de l’équilibre, dès que l’on renonce à l’hypothèse largement irréaliste d’information parfaite ou du moins parfaitement distribuée. Ces travaux ont aussi montré qu’il ne pouvait y avoir d’équilibre informationnel dans un marché concurrentiel[19]. Cependant, si on admet que les marchés sont incomplets, ce qui semble raisonnable dans la mesure où le nombre de signaux émis excède celui des prix relatifs, alors les possibilités d’équilibre sont extrêmement réduites, et ces équilibres sont instables[20]. On montre par ailleurs que les défauts d’arbitrage, induits inévitablement par le sous-développement des structures informationnelles du marché, engendrent la dispersion des prix dans un univers fortement concurrentiel[21].

Il faut ou sacrifier l’équilibre ou sacrifier la concurrence. En fait, on peut montrer que la situation de concurrence qui régit les marchés financiers engendre un excès de signaux face à une demande des agents. Il y a ici, à nouveau, un phénomène d’asymétrie entre les logiques de l’offre (la production des signaux) et celles de la demande (la capacité de traitement de ces signaux par les agents). La prise en compte des effets pervers de l’excès de signaux produit par des marchés « concurrentiels » comme les marchés financiers constitue un des grands acquis de ces dernières années. Les scandales financiers et comptables dont l’histoire économique récente est si riche[22] ne sont donc pas des accidents individuels, mais relèvent d’une pathologie systémique.

Il faut enfin prendre en compte ici l’impact des travaux qui ont porté sur la formation des préférences individuelles. Ces travaux ont successivement démontré, à travers des expériences répétées sous protocole standardisé, que les préférences des agents tendaient à se renverser brutalement[23], qu’elles ne respectaient pas l’hypothèse traditionnellement admise de transitivité [24], et enfin que ces préférences étaient disproportionnellement sensibles aux “pics” d’expérience et à leur plus ou moins grande proximité (détruisant ainsi l’hypothèse de monotonie temporelle formulée par la théorie de l’équilibre)[25].

Ces résultats sont particulièrement importants car ils montrent que des individus, en présence de fortes fluctuations de leur environnement comme on peut s’y attendre dans le cas d’un cobweb, ne peuvent spontanément retrouver une stabilité décisionnelle. Les fluctuations sont donc ici destructrices du cadre décisionnel, ce qui ajoute un argument fort à la thèse d’Ezekiel. Ce dernier supposait en effet que les variations de prix comme de quantité ne modifiaient pas le comportement des agents économiques. Nous savons désormais que ces variations créent les conditions psychologiques pour que des décisions conduisant à leur amplification se produisent. La thèse du processus de divergence incontrôlable en est considérablement renforcée.

V. Actualité des conclusions de Mordecai Ezekiel

L’idée générale que les ajustements à la hausse sont considérablement moins flexibles que ceux à la baisse est un argument très fort pour des politiques visant à garantir pour des périodes plus ou moins longues les débouchés des industries et activités les plus concernées par ces rigidités. On peut trouver d’autres exemples dans l’analyse de la transition dans les anciennes économies de type soviétique, et en particulier dans le cas de la Russie. La chute rapide de la production, entre 1992 et 1997, s’est traduite par une baisse de la productivité et une montée relative des coûts. Une usine qui ne fonctionne qu’à 20% de ses capacités ne consomme pas 20% de l’énergie et des intrants nécessaires si elle était à pleine capacité, mais en réalité une fraction sensiblement supérieure. Inversement, quand suite à la massive dévaluation d’août 1998 consécutive au krach financier, la production interne est redevenue compétitive, la montée rapide en production que l’industrie russe a connue dans l’hiver 1998-1999 s’est traduite par des gains de productivité et une amélioration dans les conditions techniques de formation des coûts. C’est l’une des raisons qui expliquent que la Russie n’a pas basculé dans l’hyperinflation, et que la hausse des prix s’est calmée rapidement une fois digéré le choc de l’inflation importée par la dévaluation.

On mesure donc sans peine ce que produit la réintroduction du temps dans l’analyse économique. La parfaite flexibilité de l’offre et de la demande est une condition essentielle à l’existence d’un équilibre de plein emploi. Seulement, pour pouvoir supposer que l’offre puisse s’ajuster à la demande de manière symétrique (à la baisse comme à la hausse), il faut supposer que toutes les décisions soient réversibles. Or, la réversibilité d’une décision est contingente au temps et à la non-spécificité (ou redéployabilité) des actifs, matériels et humains. La présence d’une forte spécificité des actifs, sauf à supposer que les négociations soient toujours parfaitement efficientes, implique la supériorité de l’organisation face au marché, de la hiérarchie face à la concurrence[26]. Assurément, plus on se situe dans un temps long, et plus il est facile de considérer les décisions comme réversibles, et les actifs non-spécifiques. Le problème est que les activités humaines s’inscrivent dans une articulation de temporalités très diverses, allant du temps ultracourt au temps long comme l’a montré Fernand Braudel. Faire l’hypothèse de la complète et totale réversibilité des actions, c’est nier cette articulation des temporalités, c’est prétendre en réalité que l’on puisse effacer le présent. Le réalisme dont on se réclame, et que l’on a défini dans l’introduction, implique de renoncer à l’hypothèse de réversibilité. La dissymétrie des ajustements que l’on peut alors faire apparaître, montre que des positions de pouvoir peuvent s’établir entre les échangistes en raison des contraintes techniques propres aux ressources sur lesquelles leur activité s’établit.

Si l’on revient à la dimension théorique initiale de l’article de Mordecai Ezekiel, il convient alors de tirer toutes les conséquences du “théorème de Sonnenscheim-Mantel-Debreu”. Il est tout à fait possible, sauf à supposer une capacité totale des agents économiques à percer le voile d’obscurité dont le futur est recouvert, qu’une hausse des prix engendre une hausse de la demande. En réalité, fors l’hypothèse irréaliste d’une économie totalement composée d’agents représentatifs homogènes, c’est même une hypothèse hautement probable[27]. Comme l’indique un des fondateurs de la présentation moderne du modèle de l’équilibre concurrentiel, Frank Hahn, il est parfaitement possible, et en réalité hautement probable, que si on laisse la trop fameuse “main invisible” agir sans limites ni contrôles, elle ne s’affole ou mieux encore s’englue – le mot est de Frank Hahn lui-même – dans des situations désastreuses pour tous les participants du marché[28]. Dès lors, il n’y a plus de bases théoriques à la croyance de nombre d’économistes peuplant les organisations internationales qu’un système parfaitement flexible et concurrentiel tendrait à l’équilibre. Le paradigme de la concurrence est non-scientifique.

On peut ici reprendre le jugement porté par l’un des meilleurs connaisseurs français de la théorie de l’équilibre concurrentiel, Bernard Guerrien:

… la relative stabilité que manifeste le monde réel peut aussi être expliquée par la présence de rigidités et de mécanismes d’intervention de tout ordre[29].

Guerrien cite d’ailleurs à la suite l’agriculture comme une des activités où justement la présence de rigidités et de mécanismes d’intervention est nécessaire. On a vu, à travers le texte d’Ezekiel, que nombre de secteurs hors de l’industrie pouvaient aussi relever d’une telle approche.

Il y a donc bien une profonde justification théorique aux diverses mesures, subventionsquotas de production ou d’importationdroits de douane, qui ont été utilisées pour fausser délibérément une concurrence dont le jeu “pur” ne pouvait être que profondément destructeur. La confirmation des résultats établis dès les années trente par Kaldor, Leontief et Ezekiel par des travaux plus récents empruntant à plusieurs disciplines, les mathématiques, la psychologie et, bien entendu, l’économie, montre que nous sommes ici en présence d’une “dureté” scientifique incontestable.

Que des résultats aussi soigneusement et scientifiquement établis puissent être niés dans une partie du discours économique actuel soulève bien entendu des interrogations sur sa nature. Assurément, le discours économique a charrié depuis sa naissance sa part d’affirmations idéologiques et de thèses sans fondements, affirmées à grand son de trompes pour mieux cacher des intérêts particuliers. Mais, que l’effondrement des résultats normatifs censés fonder les discours prescriptifs en faveur d’une abolition des entraves à la concurrence n’ait pas eu un impact sur ces dits discours, tels qu’ils sont tenus dans de nombreuses enceintes internationales, pose aujourd’hui ouvertement le problème de l’instrumentalisation politique d’une parole économique qui n’a plus de scientifique que l’apparence par certains États ou certains groupes idéologiques.


[1] Le Monde pour ceux qui ne l’auraient pas reconnu…
[2] Voit T. A. Wise et K.P. Gallagher, « A bad deal all round », in Guardian, 31 juillet 2008. Consultable sur internet à : http://www.guardian.co.uk/commentisfree/2008/jul/30/wto.economics
[3] J. Sapir, « Libre-échange,, croissance et développement : quelques mythes de l’économie vulgaire » inRevue du Mauss n°30 (2ème semestre 2007), Éditions La Découverte, Paris, pp. 151-171.
[4] M.Ezekiel, “The Cobweb Theorem”, in Quarterly Journal of Economics , vol. LII, n°1, 1937-1938, pp. 255-280.
[5] Voir: Readings in Business Cycle Theory – selected by a committee of The AMERICAN ECONOMIC ASSOCIATION, Londres, George Allen and Unwin, 1950, pp. 422-442.

[6] M. Ezekiel et G.C. Haas, “Factor affecting the Price of Hogs”, US Dept. Agr. Bul., n°1440, 1926, pp. 67-68, Washington, 1926. Voir aussi A. Hannau, Die Prognose des Schweiepreise in Vierteljahrshefte zur Konjunkturforschung, bulletins n°7 et 18, Institutt zur Konjunkturforschung, Berlin, 1928 et 1930; J. Tinbergen, “Bestimmung und Deung von Angebotskurven, Ein Beispiel” in Zeitschrift für Nationalökonomie, Vienne, Vol. 1, n°5, 1930. R.H. Coase et R.F. Fowler, “The Pig-Cycle in Great Britain: an explanation” in Economica, Vol. IV, n°1, Nouvelle Serie, 1937, pp. 55-82.

[7] L’image est ici celle de la bille posée sur une selle qui, si on la pousse, tombe irrémédiablement sans pouvoir revenir à sa position intiale. Sur l’analyse mathématique des équilibres à point-selle voir G. Abraham-Frois et E. Berrebi, Instabilité, Cycles, Chaos, Economica, Paris, 1995, Ch. 1.
[8] N. Kaldor, “A Classificatory Note on the Determinateness of Equilibrium” in Review of Economic Studies, Vol. 1, février 1934.
[9] W. Leontief, “Verzögerte Angebotsanpassung und Partielles Gleichgewicht” in Zeitschrift für Nationalökonomie, Vienne, Vol. IV, n°5, 1934.
[10] M.Ezekiel, “The Cobweb Theorem”, in Quarterly Journal of Economics , op.cit., pp. 267-68 (p. 432 dans le recueil Readings in Business Cycle Theory ).
[11]  M.Ezekiel, “The Cobweb Theorem”, in Quarterly Journal of Economics , op.cit., pp. 272-73 (p. 438 dans le recueil Readings in Business Cycle Theory ). Il faut ici rappeler que la notion de “décision administrative” ne renvoie pas nécessairement à l’intervention de l’État mais à celle de “prix administré” soit de prix non déterminé par la concurrence.
[12] M.Ezekiel, “The Cobweb Theorem”, in Quarterly Journal of Economics , op.cit., pp. 279-280.
[13] Voir G.A. Akerlof, W.T. Dickens et G.L. Perry, « The macroeconomics of low inflation », Brookings Papers on Economic Activity, n° 1/1996, p. 1-59 ; et T.M. Andersen, « Can inflation be too low ? », Kyklos, vol. 54, fasc. 4, p. 591-602.
[14] H. Sonnenscheim, “Do Walras Identity and Continuity Characterize the class of Excess Demand Functions?” in Journal of Economic Theoty, vol. 6, 1973, N°2, pp. 345-354.
[15] R. Mantel, “On the characterization of Aggregate Excess Demand” in Journal of Economic Theory, vol. 7, 1974, N°2, pp. 348-353.
[16] G. Debreu, “Excess Demand Functions” in Journal of Mathematical Economics, n°1/1974, pp. 15-23.
[17]  G. Abraham-Frois et E. Berrebi, Instabilité, Cycles, Chaos, op.cit., pp. 3-4.
[18] S. Salop, On the Non-Existence of Competitive Equilibrium, St Louis, St Louis Federal Reserve Board, 1976. J. Green, « The non-existence of informational equilibria », Review of Economic Studies, vol. 44, 1977, p. 451-463. S.Salop et J.Stiglitz,”Bargains and Ripoffs: A Model of Monopolistically Competitive Price Dispersion”, in Review of Economic Studies, Vol.44, 1977, pp.493-510.
[19] S. Grossman et J.E. Stiglitz, « Information and competitive price systems », American Economic Review – Papers and Proceedings, juin 1976 .
[20] Voir J.S. Jordan et R. Radner,”Rational Expectations in Microeconomic Models: an Overview”, inJournal of Economic Theory, vol.26, 1982, pp.201-223. Pour une discussion plus générale des conséquences des multiplicités de signaux pour la même information, voir: J. Green,”The Non Existence of Informational Equilibria”, in The Review of Economic Studies, Vol.44, 1977, pp451-463.
[21] Voir, sur le rôle de l’arbitrage, S.Grossman et J. Stiglitz, “Information and Competitive Price Systems”, in American Economic Review, Papers and Proceedings, juin 1976.
[22]. Voir par exemple R. Lowenstein, When Genius Failed : The Rise and Fall of Long-Term Capital Management, New York, Random House, 2000 ; et M. Swartz et S. Watkins, Power Failure : The Inside Story of the Collapse of Enron, New York, Doubleday, 2003.
[23] S. Lichtenstein et P. Slovic, “Reponse induced eversals of Preference in Gambling: An Extended Replications in Las Vegas”, Journal of Experimental Psychology, n°101,/1973, p. 16-20.
[24] P. Slovic et S. Lichtenstein, “Preference Reversals : A Broader Perspective”, American Economic Review, vol. 73, n°3/1983, p. 596-605.
[25] D. Kahneman, D.L. Frederickson, C.A. Schreiber, D.A. Redelmeier, “When More Pain is Preferred to Less: Adding a Better End”, Psychological Review , n°4/1993, p. 401-405. D.A. Redelmeier et D. Kahneman, “Memories of Painful Medical Treatments. Realtime and Retrospective Evaluations of Two Minimally Invasive Procedures”, Pain, n°1/1996.
[26]  G. Walker et L. Poppo, « Profit centers, single-source suppliers and transaction costs », inAdministrative Science Quarterly, vol. 36, 1991/n°1, pp. 66-87.
[27] B. Guerrien La Théorie Néo-Classique. Bilan et perspective du modèle d’équilibre général, Economica, Paris, 1989.
[28] F. Hahn, “Unsatisfactory Equilibria”, Technical Report, n°247, IMSS, Stanford University, Palo Alto Ca., 1977.
[29] B. Guerrien, L’économie néo-classique, La Découverte, Paris, 1989, p.45.

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