Jacques Sapir
Les commémorations du 70ème anniversaire de la fin de la Seconde Guerre Mondiale les 8 et 9 mai prochain ont une très forte charge symbolique. Elles nous invitent à regarder notre propre histoire, mais aussi ce que nous en faisons. La Première Guerre Mondiale, dont les commémorations du centenaire vont se poursuivre jusqu’en 2018 a marqué la fin du XIXème siècle. Elle contenait, ainsi que les autres guerres du début du siècle calendaire, des éléments que l’on va retrouver dans le second conflit mondial. Ainsi, les « camps de reconcentration », imaginés par Kitchener lors du second conflit Anglo-Boer[1] ou encore le génocide des arméniens, commis par les autorités ottomanes en 1915. Ceci est aussi vrai pour les formes de la guerre ; la « guerre des tranchées » a été imaginée lors du siège de Port-Arthur lors du conflit Russo-Japonais de 1904-1905. On doit donc reconnaître que le premier conflit mondial a signifié le basculement de l’Europe, et au-delà du monde, dans un nouvel univers fait de violence industrialisée, avec un effacement progressif de la distinction entre civils et militaires. Mais, le second conflit mondial a construit largement nos imaginaires et nos références politiques. Il n’est pas, il n’est plus, le « continuation de la politique par d’autres moyens » pour reprendre la formule de Clausewitz. La Seconde Guerre Mondiale est le premier conflit où l’idéologie à progressivement pris le dessus sur le calcul rationnel.
Causalités
Il n’est plus de bon ton, dans l’enseignement, d’évoquer la question des causes des conflits. On préfère se complaire dans une victimisation générale. Non que le point de vue du « soldat de base » ou du simple civil ne soit pas important. Mais, il ne doit pas obscurcir la question des responsabilités du conflit. Et pour comprendre cette question des responsabilités, il faut nécessairement enseigner les causes mais aussi le déroulement du conflit. A cet égard, les nouveaux programmes d’histoire en Collège et en Lycée sont largement fautifs.
On ne peut traiter de la Seconde Guerre Mondiale sans aborder la question des accords de Munich, et en particulier le fait que les franco-britanniques se séparèrent des russes pour traiter avec Hitler[2]. On peut discuter longuement si la France et la Grande-Bretagne avaient réellement besoin de ces accords. On sait aujourd’hui toute la dimension du bluff d’Hitler dont l’aviation n’est nullement prête, même si elle aligne des matériels plus modernes que ceux des britanniques et des français. Les manœuvres de début septembre 1938 se solderont d’ailleurs par un taux incroyable d’accidents. Il ne faut pas non plus sous-estimer l’aide que l’Union soviétique était prête à apporter, en particulier par la livraison d’avions modernes (I-16) à la France. Enfin, l’armée tchécoslovaque était loin d’être négligeable. Il faut ici signaler que les chars tchèques équipaient deux divisions blindées allemande en mai 1940. Mais, l’importance de ces accords est qu’ils ont convaincu Staline, dont la paranoïa suspicieuse était déjà naturellement en éveil, que les français et les britanniques ne voulaient pas la guerre contre Hitler. En Grande-Bretagne, seul Winston Churchill eut des mots forts et prémonitoires sur la guerre à venir[3].
Il fut conforté dans cette pensée par l’accord entre l’Allemagne et la Pologne (qui profita de l’accord de Munich pour s’approprier un morceau de territoire tchécoslovaque) qui aboutit au dépeçage de la Tchécoslovaquie restante en mars 1939. Il faut ici souligner la stupidité du gouvernement polonais (et son aveuglement). Il s’allie avec l’Allemagne alors qu’il est le prochain sur la liste des victimes.
Cela éclaire le pacte Germano-Soviétique d’août 1939. De ce pacte, une partie est pleinement justifiée. Comprenant que les britanniques et les français ne sont pas fiables, Staline cherche à mettre l’URSS hors de danger. Une autre partie éclaire cependant les tendances impérialistes de Staline, celle où il négocie en secret avec Hitler l’annexion des Pays Baltes et d’une partie de la Pologne. En déduire cependant à une « alliance » entre Hitler et Staline est aller vite en besogne. Les troupes soviétiques qui entrent en Pologne le 17 septembre 1939 ont ordre, si les troupes allemandes ne respectent pas leur « zone d’occupation », de les « balayer ».
Staline face à Hitler.
En fait, Staline sait qu’une guerre avec l’Allemagne nazie est inévitable. Il espère simplement en retarder le déclenchement le plus longtemps possible. L’interruption du programme naval du 3ème plan quinquennal en septembre 1940, et le transfert de l’acier vers la construction de chars supplémentaires, est bien la preuve que Staline sait un affrontement inévitable. Mais, il commet l’erreur de prendre Hitler pour une personne rationnelle. Persuadé que l’Allemagne n’attaquera pas l’URSS tant que se poursuit la guerre contre la Grande-Bretagne, Staline, et avec lui la direction soviétique, se laisse surprendre par la décision d’Hitler de l’attaquer en juin 1941.
En janvier 1941 se tinrent deux « jeux de guerre » (Kriegspiel) au Kremlin, le premier du 2 au 6 janvier et le second du 7 au 14 janvier[4]. Le premier fut un jeu défensif dans lequel les forces soviétiques furent confiées au maréchal Pavlov et les forces allemandes (ou « bleues » dans la terminologie soviétique) au général G.K. Zhukov. Ce dernier encercla les forces soviétiques et déboucha vers l’Est rapidement. Les cartes de ce premier « jeu » sont intéressantes car elles se révèlent très proches de la manœuvre faite dans la réalité par les forces allemandes. Notons déjà que, si Staline avait réellement cru en la parole d’Hitler, on ne voit pas la nécessité de ce « jeu », tenu sur son ordre, et sous sa présence, au Kremlin. Le second « jeu» avait pour but de tester une contre-offensive et vit les adversaires de hier échanger leurs camps respectifs. Zhukov, à la tête désormais des forces soviétiques non seulement stoppa l’avancée allemande mais mena une contre-offensive qui devait le mener aux portes de la Roumanie et de la Hongrie.
Un troisième « jeu », qui nous est encore plus mal connu, se tint toujours au Kremlin au début de février 1941. Ce nouveau « jeu » testa une offensive allemande qui serait lancée depuis la région de Bobrouïsk vers Smolensk et l’important « pont de terre » entre la Dvina et le Dniepr qui commande l’accès à Moscou. Il implique donc que Staline s’était résolu à l’idée d’une pénétration en profondeur des armées allemandes sur le territoire de l’URSS. Dans ce « jeu », Zhukov appliqua une défense échelonnée pour épuiser d’abord le potentiel des divisions blindées allemandes, puis passa à une contre-offensive à partir des deux ailes. Ceci correspond au scénario qui sera appliqué à Koursk en juillet 1943. Ce « jeu » démontra la supériorité d’une bataille d’arrêt, suivie d’une contre-offensive, sur une offensive préemptive. Il démontre qu’à cette date on ne peut plus douter du sérieux avec lequel la possibilité d’une attaque allemande était envisagée.
Mais Staline reste persuadé que cette guerre n’éclatera pas avant 1942 ou 1943. Ce en quoi il se trompe. Et, dans l’atmosphère de terreur et de suspicion qui règne au Kremlin, cela suffit à discréditer les informations qui remontent dès mars-avril 1941 sur les préparatifs allemands. Ajoutons que l’Armée Rouge était au milieu de ce que l’historien militaire américain David Glantz a appelé une « crise institutionnelle »[5], à laquelle s’ajoute la perte des transmissions avec les échelons avancés. Ce fut, en effet, l’une des principales raisons de la confusion qui régna dans les premiers jours de l’attaque à Moscou.
Ajoutons que Staline acquiesça aux demandes de Zhukov du mois d’avril et de mai 1941[6], à l’exception de la mise en alerte des districts frontaliers, qui fut jugée comme pouvant apparaître comme une « provocation » par les Allemands. La phrase par laquelle Vassilevski réveilla Zhukov au matin du 22 juin, « cela a commencé »[7], montre bien que les chefs de l’Armée savaient à quoi s’en tenir.
Les trois guerres d’Hitler.
Il faut aussi rappeler que dans ce conflit, et si l’on met de côté les affrontements de Chine et du Pacifique, trois guerres se sont superposées. Cette superposition donne aussi à ce conflit sa nature profonde.
La première des guerres est une guerre pour la domination européenne. Quand Hitler attaque la Pologne, puis se tourne contre la Grande-Bretagne et la France, il ne fait que reprendre à son compte les rêves de Guillaume II et de l’Allemagne impériale. Mais, en gestation dans cette guerre, contenu dans les atrocités encore limitées certes que l’armée allemande commet en Pologne, mais aussi dans le nord de la France ou des soldats britanniques et de l’infanterie coloniale française sont sommairement exécutés, se trouve la seconde guerre des nazis. Il faut donc ici rappeler que les violences et les crimes de l’armée allemande ne furent pas que le fait des troupes nazies, et qu’ils commencèrent très tôt dans le conflit.
Cette seconde guerre se déploie totalement lors de l’attaque contre l’Union Soviétique en 1941. C’est une guerre d’asservissement des populations slaves, et en particulier – mais non exclusivement – de la population russe. La France commémore avec horreur et tristesse la mémoire du massacre commis en juin 1944 par la Das Reich à Oradour-sur-Glane ; mais c’est par centaines que se comptent les villages martyrisés par l’armée allemande, et pas nécessairement les unités de la SS, en Biélorussie, en Russie et en Ukraine orientale. La sauvagerie de la soldatesque allemande envers la population, mais aussi de la population allemande envers les travailleurs, hommes et femmes, raflés et traités en esclave sur le territoire du Reich n’a pas connue de bornes. La violence de cette guerre arme le ressort d’une haine inexpiable qui s’abattra sur le peuple allemand en 1945.
La troisième guerre commence au même moment, mais va prendre une signification particulière au moment où les perspectives de victoire de l’Allemagne s’effondrent, c’est la guerre d’extermination contre les populations juives. La question de ce qui est connu sous le non de « Shoah par balles » montre que toute l’armée allemande collabore, à des rares exceptions, à ces massacres. Mais, la « Shoah par balles » met aussi en lumière la participation des supplétifs, essentiellement ukrainiens, dans ces massacres où périrent entre 1,3 millions de personnes. Cependant, c’est à la suite de la défaite subie devant Moscou que cette troisième guerre se radicalise avec la volonté avérée du régime nazi d’exterminer tous les juifs des territoires qu’il contrôle. Cette guerre va prendre un tournant obsessionnel comme en témoigne l’allocation de moyens de transport dont l’armée allemande avait pourtant désespérément besoin au programme d’extermination. A l’été 1944, alors que l’armée allemande bat en retraite sous le coups des offensives des l’armée rouge, que ce soit Bagration ou l’opération Iassy-Kichinev, le pouvoir nazi réquisitionne des centaines de trains, dépense des centaines de tonnes de carburant, pour conduire à la mort plus de 400 000 juifs hongrois. En cela, la guerre d’extermination et son symbole, les chambres à gaz, est tout sauf un détail.
Une guerre idéologique.
De fait, cette troisième guerre devient la « vraie » guerre pour Hitler et ses séides, la seule qu’ils espèrent gagner. Elle sert aussi au régime nazi à souder autour de lui la population allemande, et les alliés de circonstances qu’il a pu trouver, en raison de l’horreur des crimes commis. Si la guerre d’asservissement menée contre les populations slaves rendait peu probable une paix de compromis à l’Est, la guerre d’extermination, dont le principe fut connu des soviétiques dès le début de 1942 et des britanniques et des américains dès la mi-1942, eut pour effet de durcir jusqu’à l’inimaginable le conflit à l’Ouest. Du fait de ces deux guerres, l’Allemagne nazie ne pouvait que vaincre ou périr et, dès le début de 1943, Hitler lui même est convaincu qu’il ne peut plus triompher militairement.
Il ne lui reste plus qu’à organiser, sous des prétextes divers, le gigantesque bucher funéraire que fut la Bataille de Berlin. Aucune des actions militaires entreprises après Koursk ne fait sens militairement. On peut même s’interroger sur la réalité de la croyance des nazis dans les « armes secrètes » qui constituent certes un fort noyau de la propagande, mais dont l’efficacité militaire se révèle en réalité très faible. La réalité est que, ayant commis l’irréparable, le régime nazi a coupé les ponts avec le monde du calcul rationnel, de la logique clausewitzienne de la guerre. Cette dernière n’a plus de sens hors le sens idéologique du darwinisme social qui est consubstantiel à l’idéologie nazie.
La guerre d’asservissement et surtout la guerre d’extermination transforment la nature du second conflit mondial. Ce dernier n’est pas la répétition, en plus violente, de la guerre impérialiste de 1914. Quand les troupes soviétiques libèreront Maïdanek[8] à la fin du mois de juillet 1944, le monde – horrifié – aura les preuves du projet meurtrier de l’Allemagne nazi. On doit signaler qu’il faudra attendre plusieurs mois pour que la presse britannique et américaine reprenne de manière large ces informations. En fait, il faudra attendre que les troupes britanniques et américaines libèrent à leur tour des camps de concentration. Mais, la totalité des camps d’extermination fut libérée par les troupes soviétiques.
Le Tribunal de Nuremberg prit acte de la spécificité du second conflit mondial. En créant la notion de « crimes contre l’humanité » et en déclarant leur nature imprescriptible, il a voulu signifier la différence fondamentale entre le premier et le second conflit mondial. Mais, la guerre froide empêcha cette logique d’être pleinement reconnue.
Commémoration et politique
La commémoration de la victoire sur le nazisme n’est donc pas celle d’une victoire d’un pays (ou d’un groupe de pays) sur un autre, parce que la Seconde Guerre mondiale n’est pas une guerre comme une autre. La dimension de la victoire est ici bien différente. Les guerres d’asservissement et d’extermination ont donné à cette victoire une portée universelle, celle d’une libération. C’est ce que cherche à nier le pouvoir de Kiev avec le projet de loi 2538-1 mettant sur un pied d’égalité les bourreaux et les victimes. Cela a suscité des protestations d’historiens du monde entier[9]. Cette victoire, compte tenu de sa signification, ne peut pas, et ne doit pas, être instrumentalisée à des fins politiciennes.
L’Union soviétique porta le fardeau le plus lourd, et eut à faire face, jusqu’en novembre 1943 à près de 70% des troupes hitlériennes. Il serait normal, il serait juste, que, au-delà des conflits qui peuvent opposer les dirigeants français et russes, le Président français, ou à tout le moins son Premier-ministre, se rende à Moscou pour le 9 mai. Il y va de l’honneur de l’honneur et de la crédibilité de la République.
[1] Farwell, Byron (1976). The Great Anglo-Boer War. New York: Harper and Row.
[2] Michel Winock, Nora Benkorich, La Trahison de Munich : Emmanuel Mounier et la grande débâcle des intellectuels, CNRS éditions, 2008.
[3] « They had to choose between war and dishonor. They chose dishonor; they will have war. » Hyde, Harlow A. (1988). Scraps of paper: the disarmament treaties between the world wars. page 307: Media Publishing & Marketing,
[4] B. Fulgate et L. Dvoretsky, Thunder on the Dnepr, Presidio Press, 1997, 2001.
[5] D. Glantz, Before Stalingrad: Barbarossa, Hitler’s Invasion of Russia 1941, Tempus, 2003.
[6] En particulier le rappel de 800 000 réservistes et le transfert de 4 armées des districts militaires de l’intérieur du pays vers les frontières occidentales. Voir Général S.P. Ivanov (ed.) Nachal’nyj Period Vojny, [La période initiale de la guerre] – Moscou,Voenizdat, 1974, chap.8
[7] En russe « Eto natchalo ».
[8] Jozef Karszalek, Maïdanek, histoire et réalité du camp d’extermination, Rowohlt, Hambourg, 1982
[9]http://krytyka.com/en/articles/open-letter-scholars-and-experts-ukraine-re-so-called-anti-communist-law