Compte-rendu de : Vaisset T., L’amiral d’Argenlieu – Le moine-soldat du gaullisme, Paris, Belin et Ministère de la Défense, 598 p.
Ce livre fera date. Consacré à l’amiral Georges Thierry d’Argenlieu, il est une somme importante, tant par sa taille que par son contenu, sur un des personnages les plus controversés des années 1940. Son auteur, Thomas Vaisset, est un chercheur du SHM, qui a travaillé sur une documentation très étendue. Basé sur une étude minutieuse des archives, tant personnelles qu’institutionnelles, tant civiles que militaires ou religieuses, il constitue une remarquable tentative d’associer l’étude biographique avec l’environnement, politique et intellectuel de l’amiral d’Argenlieu. Salué par le prix d’Histoire Militaire du Ministère de la Défense, il est une œuvre majeure pour la compréhension tant du personnage de d’Argenlieu, que des relations entre la Marine et l’Eglise Catholique, le gaullisme et enfin l’histoire de la décolonisation tragique de l’Indochine. A ce titre, sa lecture s’impose pour tous ceux que l’histoire du XXème siècle intéresse, interroge et interpelle.
Un personnage controversé
Le personnage de Georges Thierry d’Argenlieu, né en 1889 et mort le 7 septembre 1964 est très controversé. Il y a une légende noire qui court sur l’homme publique, qu’elle soit alimentée par son rapport étroit avec l’église, il alterna des périodes militaires et des périodes de vie monastique, ce qui lui valut le surnom de « carme-naval », par son action en Indochine comme Haut-Commissaire de 1945 à 1947 et qui est associée aux débuts de la guerre d’Indochine, via l’épisode tragique du bombardement naval d’Haïphong. La personnalité de l’amiral d’Argenlieu est très souvent opposée à celle du général Leclerc, et si les deux hommes ont eu des désaccords importants, l’auteur montre qu’il convient, aussi, de ne pas les surestimer. Cette légende noire est encore nourrie par son action au sein de la marine de la France Libre et de FNFL et sa carrière ultérieure, qui ne lui valut pas que des amitiés dans un corps où la tradition est une pièce majeure de l’idéologie. En témoigne d’ailleurs un autre surnom, « Tenant Lieu d’Argenterie », et de solides inimitiés.
Il y a aussi une légende dorée, propagée tant dans les milieux catholiques que dans les milieux gaullistes, et non sans quelques raisons. D’Argenlieu, en religion le père Louis de la Trinité, a laissé une œuvre importante dans la rénovation des Carmes. En politique, ce gaulliste de la première heure s’est fait l’instrument de la volonté du général de Gaulle mais aussi, de par ses fonctions au Conseil Supérieur de la Marine, apporta-t-il une contribution remarquée à la reconstruction de la marine française. Le fait qu’il ait été Chancelier de l’Ordre de la Libération atteste de sa proximité avec le Général de Gaulle.
La force de cet ouvrage est de ne pas chercher à faire silence sur tel ou tel épisode de la vie de l’Amiral d’Argenlieu, mais de chercher à chaque fois de séparer le vrai du faux, d’établir précisément les faits, mais surtout de mettre ces mêmes faits dans le contexte moral, philosophique ou politique dans lequel ils se produisirent. C’est donc ici que l’effet de documentation, et elle est impressionnante, joue de la manière la plus claire. Car, Thomas Vaisset ne s’est pas contenté de rassembler une documentation impressionnante ; il la maîtrise parfaitement. C’est un point qu’il convient de souligner. Jamais l’appareil critique ne se fait pesant, preuve justement que l’auteur commande son sujet et n’est pas commandé par lui. Mais il n’y a pas de points sensibles, ou critiques, qui ne soit amplement documenté. Le lecteur peut se reporter aux 18 pages recensant les sources diverses qui ont été mises à contribution pour l’écriture de cet ouvrage.
D’Argenlieu, le marin
Ce livre est donc construit en trois parties. La première décrit l’entourage familial de Georges Thierry d’Argenlieu. Il s’inscrit dans une fratrie de sept, quatre garçons et trois filles, élevée dans une famille au catholicisme très traditionnaliste et qui « tolère », au mieux, la République. Deux de ses frères choisiront le métier des armes (l’un dans la marine et l’autre dans l’armée) tandis que le frère restant et les trois sœurs choisiront d’entrer en religion. Cela traduit bien un contexte religieux très pesant, transmis par la mère comme par le père de Georges.
Pourtant ce dernier, s’il est sensible aux valeurs transmises par la religion catholique n’en choisit pas moins la mer. Il en a la « révélation » en 1902, il a alors treize ans. Le terme de révélation est ici employé à dessein. Le choix de la mer ne se dissocie pas entièrement du choix de l’église. C’est d’ailleurs un trait générationnel chez les officiers de marine qui entreront à l’Ecole Navale de 1905 à 1910. Un certain nombre d’entre eux quitteront l’uniforme pour revêtir la robe de bure après la Première Guerre mondiale. N’anticipons pas sur l’histoire. Il se destine donc à être officier de marine. Pour autant, ses relations avec les milieux de l’église, et plus généralement du renouveau catholique de la fin du XIXè siècle sont importantes. Deux hommes vont marquer son adolescence, Marc Sangnier, le fondateur du Sillon et le philosophe catholique Jacques Maritain. Le point ici est d’importance. Il montre l’attraction de la pensée personnaliste et sociale sur le jeune Georges.
Pourtant, l’Ecole Navale lui révèle la discipline, l’enfermement. Voici au autre point important dans la formation de la personnalité de d’Argenlieu. Parce qu’il accepte d’obéir aveuglément, il entendra par la suite être obéi tout aussi aveuglément. A l’Ecole Navale, il est bon élève, mais ses supérieurs notent aussi son manque d’initiative. Il s’agit plutôt d’une forme de rigidité, qui se développera par la suite. Parce qu’il pense qu’un ordre a été « réfléchi », ou qu’il l’a mûrement réfléchi, et il est loin de manquer d’intelligence, il considère que cet ordre doit l’emporter. Georges Thierry d’Argenlieu sera toujours ambivalent entre profession d’humilité et un orgueil immense. Ce trait de caractère est finement noté par Thomas Vaisset à plusieurs reprises dans l’ouvrage.
Sa carrière d’officier est celle d’un jeune marin dans l’immédiat avant-guerre puis dans la guerre de 1914-1918. Il choisit d’être canonnier, élite de l’époque dans une marine qui attend la bataille décisive, mais un choix qui traduit aussi un certain conformisme. Il grimpe normalement les échelons de la carrière, et exercera, en 1918, un commandement de navire. Il est « maître à bord après Dieu » selon la formule. Il a la chance ou la malchance de ne pas participer à des engagements significatifs. Sa « guerre » est une guerre de patrouille. Il faut s’y faire, d’Argenlieu ne connaîtra pas le sort d’un Philip Vian, son cadet de 5 ans[1], ou d’un Somerville, son aîné de 7 ans[2].
De l’officier au père Louis de la Trinité
C’est pendant le premier conflit mondial que se déroule sa crise mystique. Elle l’oriente progressivement vers la branche masculine du Carmel. Ce choix est important. Il aboutira à son entrée en Religion après une année passée à Rome et il devient, en septembre 1920, le père Louis de la Trinité. L’histoire et le livre auraient pu s’arrêter ici, avec la « mort au monde » de d’Argenlieu.
Il n’en est rien. Et il y a à cela une excellente raison : Georges d’Argenlieu déploie dans son activité monastique la même énergie qu’il avait mise dans sa carrière d’officier de marine. Il y fait preuve des mêmes qualités, mais aussi des mêmes défauts. Les qualités d’abord : le père Louis de la Trinité, car est désormais son nom, va participer au renouveau de la branche masculine du Carmel en France, et en particulier à son renouveau intellectuel. Il devient l’un des experts dans l’exégèse de l’œuvre d’un mystique espagnol, Saint Jean de la Croix. Il fait preuve, aussi d’une activité infatigable pour promouvoir de que Thomas Vaisset appelle « l’esprit de Lille », car ce fut à Lille que se regroupèrent les réformateurs du Carmel. Cette activité fut reconnue par ses frères et récompensée : Louis de la Trinité devint le Provincial des Carmes.
Mais, sous ses qualités, et les honneurs qui leurs sont attachés à juste raison, percent aussi des défauts que Thomas Vaisset détecte dans les correspondances croisées des acteurs de ce renouveau. Le père Louis de la Trinité est autoritaire ; il prétend commander aux autres carmes comme le capitaine commande son navire. Il pratique aussi peu la charité, et fait preuve dans certains cas d’un orgueil surprenant pour un carme. Mais, surtout, sa (relative) rigidité s’exprime sur deux terrains. Tout d’abord sur celui de la foi, et il s’écarte là un temps de Jacques Maritain, mais aussi il se fait remarquer par des sentiments « ultramontains ». Il faut y voir tout à la fois une réelle conviction, mais aussi un esprit d’obéissance bien militaire. Ensuite, dans le domaine politique. Assurément, les grandes querelles sur la place de l’église dans la République ont encore bien proche. Mais, il a quelque chose d’outré, d’un peu ridicule, dans les inquiétudes que le provincial des carmes entretient quant à la survie de l’ordre, dans la manière dont il craint une nouvelle expulsion hors de France des carmes. Surtout, son opposition aux changements politiques, qui sont très marquées lors de l’élection de 1936 et de l’arrivée au pouvoir du Front Populaire, signe une personnalité de la droite la plus classique. Il n’est pas prouvé qu’il ait été sympathisant de l’Action Française. L’analyse de Thomas Vaisset est très fine sur ce sujet. Mais, son soutient aux Franquistes lors de la guerre civile en Espagne est éclairant. Cela montre à quel point Louis de la Trinité s’est éloigné des contacts de sa jeunesse, voire de l’évolution de certains des catholiques venus comme lui des milieux les plus traditionnalistes, mais qui – comme Georges Bernanos – vont dénoncer les crimes des Franquistes.
Pourtant, sur un point, il ne transige pas : c’est dans sa dénonciation du nazisme. Elle est très claire. C’est elle qui motivera son retour vers la Marine Nationale. Avec le déclenchement de la seconde guerre mondiale le père Louis de la Trinité endosse à nouveau l’uniforme de l’officier de marine et quitte la vie conventuelle. C’est la première des ruptures essentielles dans la vie de d’Argenlieu.
Le retour aux armes
Avec ce changement débute la seconde partie de l’ouvrage. Georges d’Argenlieu est donc un réserviste mobilisé. Il est surpris par l’attaque allemande à Cherbourg, se conduit héroïquement, ce qui incite Thomas Vaisset à penser qu’il cherche la mort du martyre, et il est fait prisonnier quand Cherbourg tombe. Il aurait pu accepter son sort. Mais, il n’en est rien. Deux jours après sa capture, il s’évade, gagne la Bretagne, et arrive à s’embraquer pour Jersey, puis pour Londres. L’officier fait le choix de la désobéissance et rejoint, un des premiers, le Général de Gaulle.
Il convient de s’arrêter sur cette seconde rupture. Après tout, l’obéissance faisait partie des dogmes de d’Argenlieu, qu’il s’agisse de l’obéissance subie ou de l’obéissance demandée. Pourquoi cette nouvelle rupture essentielle, qui le met en porte-à-faux tant avec la majorité des autres officiers de marine qu’avec ses anciens frères du Carmel. Thomas Vaisset a une explication éclairante. Il explique que pour d’Argenlieu, l’obéissance vaut d’abord pour les principes. Autrement dit, il n’est prêt à obéir qu’à une autorité qui soit légitime. Le point est important. Il sera repris d’ailleurs en 1941 par un autre des premiers gaullistes, René Cassin.
Ce point, en apparence anecdotique, révèle en réalité la convergence de deux réflexions. Il est bon ici de regarder de près, une chose que Thomas Vaisset ne fait pas, sans doute en raison du choix de serrer au plus près le personnage de d’Argenlieu. Et pourtant, la congruence des positions entre d’Argenlieu et Cassin est remarquable. Le juriste et constitutionnaliste va démontrer dans de nombreux articles la non-constitutionnalité du régime de Vichy[3]. Plus généralement, les responsables de la France Libre, et le Général de Gaulle à leur tête, vont dès l’été 1940 contester la légalité du régime de Vichy. Ainsi, dans son manifeste de Brazzaville, le 27 octobre 1940, le général de Gaulle avait proclamé : « […] il n’existe plus de gouvernement proprement français» et « L’organisme sis à Vichy et qui prétend porter ce nom est inconstitutionnel et soumis à l’envahisseur[4]», tout en éditant, le même jour, la première Ordonnance de la France libre établissant le Conseil de défense de l’Empire qui organisait « les pouvoirs publics dans toutes les parties de l’Empire libérées du contrôle de l’ennemi […] sur la base de la législation française antérieure au 23 juin 1940 »[5]. Mais, pour Georges d’Argenlieu, il s’agit d’une autre chose. Pour lui, la légitimité procède de la souveraineté, et cette légitimité prime sur la légalité. Le régime de Vichy ayant cédé sur l’essentiel, il ne peut plus être légitime ; n’étant plus légitime, il ne peut plus être considéré comme légal. Le devoir d’obéissance n’existe plus. L’importance de ceci vient de ce que la position de d’Argenlieu le met en contradiction avec les Carmes auxquels, quelques mois plus tôt, il appartenait. Car, les Carmes vont choisir, dans leur majorité, le régime de Vichy. Il y a bien ici une rupture profonde que d’Argenlieu va assumer.
Le parcours de d’Argenlieu dans la France Libre est connu. Il est l’officier de Marine (même si normalement considéré comme un « réserviste rappelé ») le plus haut en grade présent lors de la tentative de rallier Dakar et l’AOF à la France Libre. Blessé dans les combats fratricides, il nouera à cette époque une profonde amitié, toute en déférence, pour le Général de Gaulle, une amitié qui sera réciproque. Il y fera preuve aussi d’une fermeté vis-à-vis de ses adversaires, les soldats de Vichy, qui laissera des traces, et qui alimentera, cette fois de la part des nostalgiques de la collaboration, la légende noire de d’Argenlieu.
Thomas Vaisset écrit des pages éclairantes sur les soubresauts de la partie navale de la France Libre et l’affaire liée aux intrigues de l’Amiral Muselier. Envoyé en mission au Canada, ou il n’hésite pas à jouer de son côté « religieux », Georges d’Argenlieu devient l’un des grands responsables de la France Libre, et un spécialiste des questions diplomatiques. Il est nommé Haut-Commissaire pour le Pacifique, et jouera un rôle important en Nouvelle-Calédonie mais aussi dans les autres territoires. Revenu en Europe, il aura la charge de l’intégration des FNFL dans la Marine française combattante, issue du ralliement de l’ancienne marine de Vichy après le débarquement anglo-américain en Afrique du Nord. Dans cette tache, il montrera à la fois ses qualités, tant de négociateur que d’administrateur, mais aussi ses défauts récurrents, une très grande rigidité (qui lui aliènera une partie des officiers ralliés) et l’orgueil de ceux qui ont eu raison avant les autres, voire contre les autres. Ce trait de caractère est souligné à diverses reprises par Thomas Vaisset. En 1944, il occupe des fonctions qui sont désormais essentiellement militaires, comme s’il avait abandonné les fonctions diplomatiques. Cela ne devait pas durer.
D’Argenlieu avec le Ministre de la Marine, devant les ruines de l’Ecole Navale à Brest
Les prémisses de la tragédie indochinoise
Le nom de Georges Thierry d’Argenlieu restera cependant marqué, et pour certains par un sceau d’infamie, aux évènements de novembre 1946 qui allaient conduire au déclenchement de la Guerre d’Indochine. La troisième partie de cet ouvrage est donc consacrée aux deux ans, de 1945 à 1947, où d’Argenlieu fut Haut-Commissaire en Indochine. L’un des apports fondamentaux du livre de Thomas Vaisset est de replacer le rôle de d’Argenlieu dans l’enchaînement tragique des événements, sans rien omettre sur ses responsabilités, mais sans rien cacher des responsabilités de l’ensemble des élites dirigeantes françaises, élites militaires et politiques confondues, et en incluant la lourde responsabilité du Général de Gaulle. Car, ce que Vaisset qualifie à juste titre de « consensus impérial », présent non seulement dans les élites mais aussi au sein de la population, a lourdement pesé sur les comportements des uns et des autres.
D’Argenlieu est nommé Haut Commissaire du Gouvernement Provisoire pour l’Indochine le 17 août 1945. Cette position le met directement sous la tutelle du chef du gouvernement (alors le Général de Gaulle), via le truchement du Comité Interministériel pour l’Indochine (ou COMINDO) créé en février 1945, soit avant le coup de force japonais du 9 mars 1945. La volonté du Général de Gaulle de lui confier tous les pouvoirs, politiques et militaires, est évidente. D’Argenlieu est, de fait, un pro-Consul pour l’Indochine. Cette position particulière sera d’ailleurs la source de tensions et de conflits avec Leclerc, lui aussi nommé par de Gaulle, mais à la tête des forces militaires françaises en Indochine. Cette nomination ne surprendre pas quand on mesure l’étroitesse des liens qui le lient au Général de Gaulle. Elle arrive alors que d’Argenlieu est au sommet de sa gloire, responsable des forces navales pour l’Atlantique-Nord, vice-président du Conseil Supérieur de la Marine. Il est d’ailleurs élevé trois jours plus tard, le 20 août, au grade de vice-amiral d’escadre (p. 350).
S’il ne connaît pas l’Indochine, il n’ignore rien, depuis son poste dans la France Libre concernant le Pacifique, aux problèmes posés. Il sait qu’il aura à faire face aux manœuvres américaines, qui cherchent à se réserver la seule influence étrangère auprès des pays asiatiques. Il peut s’appuyer sur la déclaration du 24 mars 1945, celle-ci postérieure à l’agression japonaise, qui définit la politique française pour l’Indochine. Pour son malheur, et pour celui de toutes les parties en présence, il s’attachera à ces directives avec la rigidité de caractère que l’on a déjà évoquée dans cet ouvrage. Cette déclaration a un aspect libéral. Elle accorde l’autonomie interne aux différents composants de l’Indochine, ce que l’on appelle en anglais la « home rule ». Mais, elle le fait dans le cadre du mécanisme de l’Union Française, qui vise à maintenir l’influence de la France sur l’Indochine. Surtout, cette déclaration s’en tient à la division en 5 de cette même Indochine, et nie l’une des principales revendication « nationaliste » vietnamienne, à savoir l’unité des trois Ky, soit le Tonkin, l’Annam et la Cochinchine. De fait, elle vise à établir une fédération entre cinq Etats.
Si cette déclaration avait été faite en 1943, voire en 1944, elle eut sans doute été saluée par les peuples indochinois comme un progrès réel. Mais, avec l’agression japonaise du 9 mars 1945 qui entraine la déroute des forces françaises, et la montée en puissance du Vietminh culminant dans la proclamation le 2 septembre 1945 de la République Démocratique du Vietnam, cette déclaration ne correspond plus aux attentes populaires. Le drame est que d’Argenlieu, mais aussi le Général de Gaulle, ne perçoivent pas ce que l’agression japonaise et ses suites impliquent comme bouleversement dans l’esprit des populations, et seront incapables de faire évoluer leur position. Le drame est évidemment démultiplié pour d’Argenlieu du fait de ses responsabilités. De fait, quand le Haut-Commissaire arrivera à Saigon, le « fédération pentagonale » qui est la base de la position française de mars 1945 est d’ores et déjà dépassée. Mais Georges d’Argenlieu ne voudra jamais l’admettre.
Etait-il l’homme idoine pour cette mission ? Thomas Vaisset pose ouvertement la question et, avec beaucoup de finesse reconnaît que les caractéristiques du caractère de l’Amiral d’Argenlieu étaient probablement incompatibles avec cette mission. Mais il reconnaît aussi que, dans le contexte du début de 1945, il était quasi-impossible qu’un autre soit alors nommé.
La genèse de la Guerre d’Indochine
On a opposé d’Argenlieu à Leclerc, considéré par la vulgate sur le conflit indochinois comme mieux disposé vis-à-vis de Ho-Chi-Minh et de la RDV. L’étude des archives démontre qu’il n’en est rien. On peut même estimer qu’en octobre 1945, quand les deux hommes arrivent sur le terrain, Leclerc est sur une position nettement plus belliciste que celle de d’Argenlieu. Mais, contrairement à l’Amiral, Leclerc saura évoluer. Son évolution est le produit des réalités. Il mesure la faiblesse de l’appareil militaire français en Indochine et, probablement, prend conscience de la force du sentiment nationaliste dans le pays. D’Argenlieu, quant à lui, restera bloqué sur l’idée d’une tripartition du Vietnam. Il est vrai, à sa décharge, que les instructions qu’il reçoit de Paris vont dans ce sens. Le COMINDO, mais aussi surtout le Chef de l’Etat, affectent de croire que la déclaration de mars 1945 reste applicable. Rappelons qu’à cette époque (été 1945) une terrible famine, qui fit sans doute un million de morts, et qui est due aux réquisitions japonaises, ravage l’Annam. Cette famine fut perçue par une large partie de la population comme le produit d’une « complot » franco-japonais visant à exterminer le plus possible de vietnamiens.
Le consensus impérial, et le mythe d’une possible Union Française sur le modèle du Commonwealth britannique sont alors dominant en France. Le problème est que d’Argenlieu met ses talents de diplomate à contribution pour défendre son autorité, que ce soit contre Leclerc, contre le Ministre en charge des colonies, M. Marius Moutet, et, au bout du compte, pour tenter d’appliquer une solution qui est déjà dépassée par les événements. De fait, d’Argenlieu oriente sa politique dans un cul de sac, mais il déclenche, ce faisant, et probablement sans en avoir conscience, l’engrenage qui conduira aux dramatiques événements de novembre et décembre 1946, événements qui verront le début de la guerre d’Indochine[6].
Thomas Vaisset montre bien comment les deux hommes, pourtant l’un et l’autre dans la filiation gaulliste, se séparent progressivement quant à l’analyse de la situation sur le terrain. Il est vrai que Leclerc tend à réagir essentiellement en soldat, préoccupé du rapport des forces immédiat. La fonction occupée par d’Argenlieu l’oblige à avoir une vue plus large du problème. Cette séparation entre les deux hommes conduira à un conflit de plus en plus explicite, dont Leclerc sort en un sens vainqueur en imposant les accords du 6 mars 1946. Ces accords prévoient un cessez-le-feu et une substitution progressive des troupes françaises aux troupes régulières et irrégulières vietnamiennes. Mais, cet accord laisse dans le vague la question de la forme politique qui doit s’imposer. Thomas Vaisset montre que les dirigeants de la RDV, et Hô-Chi-Minh à leur tête, sont prêts à accepter l’autonomie, dans le cadre d’une fédération qui confierait la diplomatie et la monnaie à la France, mais sont intraitables quant à l’unité de leur pays. Il n’est pas question, pour eux, de maintenir la séparation entre le Tonkin, l’Annam et la Cochinchine. D’Argenlieu, quant à lui, s’obstine sur l’idée d’une fédération pentagonale. Il ne peut donc y avoir d’accord de fond et un malentendu persistant s’engage. D’Argenlieu est de plus en plus obsédé par le risque communiste et ne veut pas voir l’importance du sentiment national au Vietnam. Tels sont les deux équations du drame qui va alors se nouer.
Un facteur, que Thomas Vaisset met bien en lumière, est la démission du Général de Gaulle de la présidence du GPRF. Cette démission non seulement provoque une crise politique en France, mais elle met d’Argenlieu dans un conflit de loyauté : doit-il s’en remettre au GPRF sans de Gaulle, et ce GPRF de par ses atermoiements multiples ne lui facilite pas la tache, ou doit-il tenter d’appliquer, envers et contre tout, la politique définie par le Général de Gaulle ? Tel est le problème que se pose d’Argenlieu, et qu’il résout par une fidélité digne d’un meilleur choix. Car, le Général de Gaulle va, après sa démission, jouer un rôle ambigu, manipulant en un sens d’Argenlieu contre la IVème République naissante. Mais d’Argenlieu se laisse aussi manipuler avec délectation.
Le bombardement d’Haiphong et ses suites
On l’a dit, l’accord du 6 mars n’a rien réglé. Mais, Leclerc est rentré en France satisfait. D’Argenlieu va alors tenter de faire survivre l’idée de la fédération pentagonale, tout en cherchant à éviter le voyage à Paris de Hô-Chi-Minh. Quand ce dernier survient, il cherchera à torpiller la conférence de Fontainebleau et considèrera que l’accord, ou plus exactement le « modus vivendi » conclu in extremis par Marius Moutet et Hô-Chi-Minh ne peut que conduire à la guerre. En un sens, il n’a pas tort. Mais, la France, et le Haut-Commissaire en tant que représentant de la France en Indochine, a fait le choix de la guerre par ses omissions et ses incapacité à regarder en face la réalité.
C’est donc dans ce contexte qu’a lieu le bombardement de Haiphong, un incident qui se déroule alors de d’Argenlieu est rentré en France pour des consultations. On connaît l’origine, un différend douanier opposant la RDV et le gouvernement français (le 20 novembre). Mais, Thomas Vaisset montre bien que ce différend douanier s’enracine dans la volonté de mettre à genoux le gouvernement de la RDV par des moyens économiques. Les choses s’enveniment rapidement et un incident, qui rend bien compte de la confusion pouvant survenir au sein de la chaîne de commandement française survient. Le colonel Pierre Dèbes en charge des opérations fait preuve au-delà de la fermeté, d’une brutalité évidente. Il est désavoué par son supérieur hiérarchique, le général Louis Morlière, qui lui demande de négocier avec la partie indochinoise, et cette négociation a bien lieu. Mais, le général Valluy, qui remplace Leclerc, désavoue le supérieur et envoie un message recommandant la plus extrême fermeté au colonel, en s’adressant directement à lui et sans passer par son supérieur (p. 486). La pratique n’est pas inconnue, mais elle est en l’occurrence très étrange. Les termes de son message ne le sont pas moins, comme le note Thomas Vaisset, puisqu’il y est question d’amener le gouvernement vietnamien à résipiscence. Evidemment, le colonel se voit conforter dans ses intentions premières, envoie un ultimatum aux troupes indochinoises, et provoque l’incident au cours duquel des navires de guerre français vont bombarder la ville d’Haiphong (le 23 novembre).
Le bilan humain est aujourd’hui encore controversé. Les vietnamiens font part de 20 000 victimes, ce qui est à l’évidence une exagération pour des raisons politiques. La ville de Haiphong s’était vidée dès les premiers combats. Une évaluation plus raisonnable se situe entre 300 et 1000 morts. Mais, politiquement, l’effet est désastreux. Pourtant, d’Argenlieu, qui est en France, reçoit le soutient du gouvernement. Il est clair que le consensus impérial joue à plein. Quelques jours plus tard se tient une nouvelle réunion du COMINDO, où d’Argenlieu essuie de sévères critiques tant du Ministre en charge du dossier (Marius Moutet) que de l’amiral Barjot. Ce dernier pointe, non sans raisons, l’incohérence de la position de d’Argenlieu qui s’en tient à une politique qui ne peut QUE provoquer l’affrontement, mais qui n’a pas les moyens de ce dernier. Pourtant, d’Argenlieu sort renforcé de cette réunion.
Le bombardement d’Haiphong conduit à l’attaque d’Hanoi, attaque assumée par le gouvernement de la RDV, le 19 décembre 1946. D’Argenlieu, rentré au Vietnam, voit dans cette attaque la « divine surprise » qui valide l’analyse politique qu’il a présentée au COMINDO. Il reprendra les termes de cette analyse dans un message envoyé au nouveau Président du Conseil, Léon Blum, et dans lequel il est clair que d’Argenlieu a basculé dans une logique de Guerre Froide, et minore constamment la force du sentiment national vietnamien. Cette attaque est repoussée par les forces françaises, et la relative facilité avec laquelle elles font face va conduire à la fois à une sous-estimation des forces de la RDV et à une surestimation de celles de la France (p. 502-503).
Pourtant, Léon Blum renvoie Leclerc en Indochine, dans une mission d’observation (décembre 1946 – janvier 1947). Il est intéressant de constater que Leclerc partage nombre des opinions de d’Argenlieu quant au cadre politique. Il se sépare néanmoins de l’opinion du Haut-Commissaire en ce qu’il préconise de reprendre langue avec Hô-Chi-Minh. La divergence est patente. Elle s’explique par une vision lucide du rapport des forces, mais aussi probablement par une analyse donnant une plus large place au sentiment national vietnamien.
D’Argenlieu est alors condamné à mener un combat sur deux fronts. Face au gouvernement, il doit répondre à des accusations d’interprétation bien trop large de ses prérogatives. Face à des hommes comme Barjot ou Leclerc, et face à la presse socialiste et communiste, il doit répondre de sa rigidité dans l’application du programme de mars 1945. Le Général de Gaulle, alors en passe de créer le RPF, le pousse à l’intransigeance. Les conditions de son renvoi par Ramadier (qui succède à Blum) et de son remplacement par Bollaert, apportent aussi un éclairage sur le rôle de bouc-émissaire de d’Argenlieu. Ramadier lui reproche de s’en être tenu trop strictement au programme de 1945, ce qui est exact. Mais, jamais les gouvernements, que ce soit ceux du GPRF ou de la IVème République, n’ont substitué à ce programme un programme alternatif. Ramadier n’est alors que trop content de se débarrasser d’un amiral dont l’intransigeance devenait par trop encombrante. Mais il ne donne pas à Bollaert des instructions plus claires…
L’unité d’un homme, et la théologie politique de d’Argenlieu
D’Argenlieu n’est certes pas l’anti-Leclerc, cet amiral réactionnaire qui aurait provoqué la guerre d’Indochine. La cause de cette guerre est à rechercher à la fois dans le consensus impérial très prégnant, que ce soit dans les élites et dans la population, mais aussi dans la fragilité des chaînes de commandement, qu’elles soient civiles ou militaires. L’intransigeance et l’orgueil de d’Argenlieu n’ont assurément pas amélioré cette situation ; de ce point de vue, il porte sa part dans la responsabilité de la marche à la guerre.
Après son départ du poste de Haut-Commissaire se pose pour d’Argenlieu la question de savoir s’il restera en politique (et il est un instant tenté de suivre de Gaulle dans l’aventure du RPF) ou s’il retournera en religion. Ce retour, il l’eut souhaité grandiose. Il est probable qu’il caressa l’espoir d’être nommé cardinal. Le parallèle avec un Richelieu ou un Mazarin ce serait alors imposé. Cela ne se fera pas. En septembre 1947 il revient aux Carmes, et redevient le père Louis de la Trinité. C’est en carme qu’il mourra en 1964.
Thomas Vaisset conclut son livre par ces lignes : « Au-delà des allers-retours entre l’uniforme et la bure, l’ancre et la croix, le ciel et la mer, les vocations navale, religieuses, et d’une certaine manière aussi politique de d’Argenlieu nourrissent et traduisent une intransigeance inspirée, quelle que soit sa source. D’Argenlieu, mi-prêtre mi-soldat, conformiste et rebelle, tantôt mondain et tantôt solitaire, assoiffé tout à la fois d’honneurs et de mortifications, nous apparaît comme une figure étrange, où les contraires s’affrontent sans jamais s’expliquer » (p. 541). Cette conclusion résume bien en partie les traits saillants de l’homme, ses contradictions, mais aussi les tensions qui l’animent et qui le mettent en mouvement.
A ce portrait, on voudrait ajouter deux touches. La première est l’orgueil de d’Argenlieu, un orgueil qui se manifeste tant sous la bure que sous l’uniforme. C’est un orgueil particulier, celui de quelqu’un qui, après de longues réflexions, est persuadé d’avoir raison. Et c’est ce qui le sépare de de Gaulle. Ce dernier, dans ses mémoires, a fort bien décrit l’importance du doute qui, à certains moments, le ronge et à travers quelles agonies il arrive à le surmonter. Rien de tel chez d’Argenlieu. Or, le doute est ce qui invite à réviser les jugements. De Gaulle trouvera dans ce doute la force de répudier le rêve impérial et d’accepter l’indépendance des colonies. Mais, ce doute semble inconnu, ou à tout le moins n’effleure-t-il qu’à peine d’Argenlieu un fois qu’il a pris sa décision. D’ailleurs, on trouve fort peu d’expression d’un doute après l’entrée au Carme en 1920.
La seconde touche est plus une réflexion générale. Chez d’Argenlieu, la foi et la politique sont étroitement liées. Mais elles le sont aussi dans le sens où il a une véritable théologie politique, même si cette dernière n’est jamais clairement explicitée, sauf dans l’opposition radicale au nazisme comme au communisme. Or, Bernard Bourdin, lui-même juriste, théologien, et aussi père dominicain, arrive à la conclusion de l’impossibilité d’avoir une théologie politique. Cela a la conséquence suivante, que Bernard Bourdin a exprimé dans le livre que nous avons rédigé ensemble : « Il n’y a pas de parti politique du royaume de Dieu et plus encore, il n’y a pas d’histoire du royaume de Dieu : c’est un non-sens théologique.[7] »
Le drame de d’Argenlieu est peut-être d’avoir voulu, malgré tout, penser la politique dans les termes d’une théologie politique.
[1] Sir Philip Vian, Action This Day : A War Memoir, Frederick Muller, Londres, 1960, 223 p.
[2] MacIntyre D., Fighting Admiral: The Life of Admiral of the Fleet Sir James Somerville, Evans Brothers, Londres, 1961
[3] Cassin René, « Un coup d’État, la soi-disant Constitution de Vichy », La France Libre, Londres, vol. 1, n° 2, 16 décembre 1940 et n 3, janvier 1941
[4] Cité dans : Éric Conan, Henry Rousso, Vichy, un passé qui ne passe pas, op. cit., p. 71.
[5] Journal officiel de la France libre (Brazzaville), n 1, 20 janvier 1941, p. 3.
[6] Tonnesson S., 1946 : DÉCLENCHEMENT DE LA GUERRE D’INDOCHINE-Les vêpres tonkinoises du 19 décembre, Paris, L’Harmattan, 1987, 274 p.
[7] Bourdin B., et Sapir J., Souveraineté, Nation, Religion, Paris, Le Cerf, 2017.
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