Le 19 mais 2017, le Figaro publiait une longue interview de mon humble personne[1] à l’occasion de la publication du livre co-écrit avec Bernard Bourdin, juriste et théologien[2]. Elle traitait des rapports entre les différents courants du souverainisme, qu’il s’agisse du souverainisme social, du souverainisme politique ou de ce que l’on peut appeler le souverainisme « identitaire ». Ce livre était né d’un débat qui avait eu lieu à la sortie de mon ouvrage consacré à la souveraineté en général, et à ses implications quant à la démocratie et à la laïcité[3].
L’existence de différends courants se réclamant de la souveraineté est une évidence. Les raisons qui conduisent un Jaurès à le faire ne sont pas celles d’un de Gaulle, ou, plus exactement, ils ne mettent pas le même poids sur les différentes implications de la souveraineté. Pourtant, l’un et l’autre se réclamant bien du même principe. De même, la notion d’identité ne se confond pas avec cette forme de xénophobie qui agite aujourd’hui certains milieux. Fernand Braudel avait d’ailleurs écrit à ce sujet un fort beau livre que l’on doit conseiller à certains de lire[4].
Dans le contexte de la polémique provoquée par Eric Zemmour[5], polémique qui est révélatrice tant des obsessions individuelles du polémiste que de celles – elles collectives – de certains de ses adversaires, il m’a semblé opportun d’en republier le texte.
FIGAROVOX.- Les souverainistes se divisent entre souverainisme social et souverainisme identitaire. Ce clivage vous semble-t-il pertinent?
Jacques SAPIR.- Je le dis d’emblée: non. La question de l’identité est parfaitement légitime. Elle fonde l’une des sensibilités du mouvement souverainiste. Fernand Braudel avait d’ailleurs écrit un fort beau livre sur ce sujet: [amazon_textlink asin=’2081218828′ text=’L’identité de la France’ template=’ProductLink’ store=’rochet1949-21′ marketplace=’FR’ link_id=’0c56e0cb-c788-11e8-b94f-6b57d5cad652′]. Mais, en véritable historien, il montrait comment s’était construite, progressivement, dans les joies et dans les drames, cette identité. Bien avant lui, au XIXè siècle, François Guizot, un autre historien mais aussi plus connu comme ministre de Louis-Philippe, montrait comment les luttes sociales, construisant des «espaces de souveraineté» avaient produit des institutions, et comment ces institutions avaient permis d’autres combats pour la souveraineté, combats qui ont façonné l’identité française.
En revanche, je refuse la réduction de l’identité, qui est un concept politique, émotionnel aussi, enraciné dans une histoire, à l’ethnie ou à la religion. Ce type de position est en réalité complètement contradictoire avec le principe de souveraineté, qui repose sur une notion politique du «peuple». Cela viendrait à nier les capacités intégratrices du peuple français, quand il est souverain.
Que cette intégration soit aujourd’hui très difficile, qu’il faille probablement arrêter temporairement l’immigration, et en tous les cas certainement la réglementer plus strictement est un fait, mais un fait conjoncturel. Il faut en permanence se poser la question des conditions économiques, sociales et politiques de l’intégration, et ajuster les flux en conséquence. Que l’immigration de masse ait été aussi voulue par les grandes entreprises qui, dans les années 1960 et 1970 voulaient reconstituer la fameuse «armée de réserve du Capital» dont Marx parlait pour pouvoir limiter la hausse des salaires réels est aussi un fait.
D’un point de vue purement stratégique, la focalisation sur l’Euro et les questions sociales n’est-elle pas une erreur? Votre analyse ne souffre-t-elle pas d’un biais économiciste?
Mon analyse n’est nullement focalisée sur l’Euro, et mes récents livres, qu’il s’agisse de [amazon_textlink asin=’B01AI322IQ’ text=’Souveraineté, Démocratie, Laïcité’ template=’ProductLink’ store=’rochet1949-21′ marketplace=’FR’ link_id=’90fe1372-c788-11e8-b6f3-117e4a943067′] ou de celui co-écrit avec Bernard Bourdin, Souveraineté, Nation, Religion, montrent bien que je cherche à englober les différents aspects de la souveraineté, et donc du souverainisme. Mais, il ne vous aura pas échappé que je suis aussi, et même surtout, un économiste. J’ai donc butté sur cette question de l’Euro, qui est fondamentale.
Elle l’est non pas tant seulement en raison des conséquences économiques qu’implique l’Euro, et qui sont importantes. Imaginons que nous ayons une croissance de 2,5% et non de 1,1%, ce qui serait le cas si nous étions sortis de l’Euro, les marges de manœuvres pour réussir l’intégration des populations d’origine étrangère seraient bien plus importantes.
Mais, l’Euro est aussi un mode de gouvernance global. On l’a constaté avec le drame de la Grèce depuis 2011. Ce mode de gouvernance tend à produire une société profondément anti-démocratique et exerce ses conséquences bien au-delà de l’économie, dans le domaine social mais aussi dans le domaine culturel. L’Euro est en réalité le point crucial de l’application à la France de la globalisation financière. Et c’est en cela qu’il est un problème global, et pas seulement un problème économique. Le sentiment de perte d’identité, qui est à la base du souverainisme identitaire, s’enracine dans les conséquences institutionnelles de la mise en place de l’Euro. Que peut signifier l’intégration si l’on ne sait pas à quoi on doit s’intégrer?
Au-delà de ces réalités la présentation de la question de l’Euro et de sa résolution peut naturellement varier au sein des forces du camp souverainiste. La France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon a choisi l’articulation entre un plan A et un plan B. On voit bien que les probabilités que nos partenaires acceptent le plan A sont des plus restreintes. Cela laisse le plan B, et la sortie de l’Euro, comme la seule option réaliste. Je n’ai pas le sentiment que cette articulation ait le moins du monde freiné l’ascension de Jean-Luc Mélenchon lors de la campagne du 1er tour. On pouvait aussi choisir de ne pas faire de cette question le centre de la campagne. Mais, quand on a un programme qui reflète largement la sensibilité du souverainisme social, il est difficile de ne pas parler de la question de l’Euro, ni de celle de la mondialisation. Je constate que cela n’a pas empêché Marine le Pen de faire plus de 21% au 1er tour. Et, il faut rappeler qu’elle était donnée par les différends instituts de sondage au-dessus de 40% dans la première semaine de la campagne du 2ème tour.
Ce qu’il ne fallait pas faire, c’était donner l’impression que l’on voulait cacher cette question comme s’il s’agissait d’une question honteuse. Ce qu’il ne fallait pas faire, c’était de plus tenter de cacher cette question derrière un discours extrêmement complexe, l’articulation entre une monnaie nationale et une monnaie commune, en affectant de croire qu’il pouvait y avoir une solution de continuité entre l’Euro «monnaie unique» et la monnaie commune. C’était la position de Nicolas Dupont-Aignan, et ce fut la position, dans la deuxième semaine du second tour de Marine le Pen. Cette position allait à une catastrophe évidente. D’abord parce qu’elle est économiquement fausse. Il est impossible de passer logiquement d’une monnaie unique à une monnaie commune.
Ensuite, parce que l’articulation entre deux monnaies est toujours quelque chose de très complexe, sauf à admettre que la monnaie «commune» ne soit qu’une unité de compte. Nicolas Dupont-Aignan et Marine le Pen n’avaient pas les connaissances en économie pour l’expliquer. Non que je veuille que le candidat soit nécessairement un économiste, mais il faut savoir que si l’on entre dans la technique de la chose, alors les compétences économiques sont requises. Le résultat fut la catastrophe à laquelle on a assisté.
Un candidat à la Présidence doit se situer à un autre niveau, il doit faire de la politique, tracer des perspectives pour la France, et il doit éviter de tenir un discours naturellement anxiogène. Si Marine le Pen s’était contentée de dire que l’Euro provoquait des désordres multiples dans l’économie de la France, mais aussi de l’Italie, de l’Espagne et du Portugal, ce qui est facilement démontrable, qu’il était un mode de gouvernement contradictoire avec les règles élémentaires de la démocratie, ce qui est aussi facilement démontrable, elle aurait pu se retrancher derrière le nécessaire silence sur les moyens qu’il convient à un futur chef de l’Etat d’adopter afin de ne pas compromettre la logique de la négociation ultérieure et de pouvoir prendre toutes les mesures nécessaires en cas de sortie de l’Euro.
L’insécurité physique et culturelle des classes populaires de la France périphérique ne doit-elle pas, elle aussi, être prise en compte?
L’insécurité physique concerne tous les français, mais aussi les résidents étrangers sur notre sol. C’est une évidence. Et c’est pourquoi le premier des droits est celui de toute personne à aller où elle veut sans risque d’agression. Mais, cette insécurité physique ne saurait fonder une démarche identitaire, justement parce qu’elle concerne tous les habitants de certains quartiers. La question de l’insécurité culturelle est elle un des points qui peuvent fonder une démarche identitaire, et cela d’autant plus que dans certains cas, elle se double d’une insécurité physique spécifique. C’est là que se trouve en réalité la dérive communautariste, quand on refuse la culture commune et que l’on cherche à imposer, par la violence, les règles de sa communauté spécifique.
Il faut analyser ce qui produit cette insécurité culturelle. En fait, au cœur de l’identité française on trouve une culture commune, certes déclinée de manière différente suivant les classes de revenus ou les classes sociales et les régions, mais dont l’unité ne saurait être mise en doute. Cette culture commune a évolué avec le temps ; elle porte la marque de luttes et de conflits sociaux importants. Elle n’est donc nullement figée. Mais, elle existe, et elle permet à l’ensemble des habitants de ce pays, la France, de vivre ensemble. L’importance de cette culture commune est essentielle. Elle constitue le langage commun qui unit des individus au-delà de leurs différences et de leurs divergences. Elle est constituée de règles de vie (d’où la réaction à ce que l’on appelle les «incivilités»), d’habitudes partagées. Elle traduit l’histoire sociale de la France, avec ses luttes, des luttes sociales aux luttes pour le droit des femmes, mais aussi la distinction entre la sphère privée et la sphère publique. Elle rappelle que la loi n’est pas fondée sur une parole divine, quelle qu’elle soit, mais sur une décision consciente et délibérée des femmes et des hommes de ce pays. Elle est donc constitutive du fait «d’être français» quand bien même la personne se reconnaissant dans cette culture commune ne serait pas légalement française.
Cette culture est aujourd’hui attaquée tant par l’arrivée de populations étrangères qui n’ont jamais été exposées à cette culture, et dont une partie ne sera que très indirectement exposée à celle-ci dans le temps, mais aussi d’une partie, certes minoritaire, de la population française qui rejette les principes élémentaires de cette culture. Or, sans une culture commune, il ne peut y avoir de démocratie, il ne peut y avoir de peuple souverain. L’existence de cultures communautaires, ce que l’on appelle le «communautarisme» est en réalité un régime de ségrégation, un régime d’apartheid. C’est bien pourquoi le «droit à la différence» ne doit pas remettre en cause cette culture commune et doit s’appliquer essentiellement à la sphère privée. Il peut même être interdit dans cette sphère de par la loi, comme c’est le cas pour l’excision (hélas, ici, la loi est défaillante pour le cas de parents qui ramènent leurs fillettes dans le pays d’origine pour qu’elles y soient excisées) ou pour le mariage des mineurs.
Cela est d’autant plus difficile à supporter à ceux qui, en France, se situent au sein de cette culture commune (qu’ils soient français ou étrangers), que le principe d’égalité est constitutif, depuis 1789, de la culture commune. Ils vivent dès lors ces cultures communautaires comme des agressions permanentes. D’où, par exemple, les réactions épidermiques sur le port des signes religieux ostentatoires, mais aussi les réactions sur la place des femmes dans la société. Le problème est bien la présence en France de cultures étrangères qui n’ont pas les mêmes principes, et en particulier qui n’ont pas la distinction entre la sphère privée et la sphère publique. Il est donc nécessaire d’avoir une position politique sur ce point.
C’est ce qui fait la légitimité du souverainisme identitaire comme courant, ou comme sensibilité. Il traduit la prise de conscience de ce problème de la remise en cause de cette culture commune, et du risque de fragmentation de la société qui en découle. Cette question est donc d’une très grande importance. Elle pose le problème de la stratégie d’intégration que nous devons mettre en œuvre, avec ce qui sera permis et ce qui sera interdit. Mais, comment veut-on qu’un pays qui n’est plus souverain, qui se soumet à cette forme de gouvernement étrangère qu’est l’Euro, puisse élaborer une stratégie d’intégration?
Ici encore, je renvoie les lecteurs à deux livres, que ce soit Souveraineté, Démocratie, Laïcité, publié en 2016 ou encore à Souveraineté, Nation, Religion, publié en 2017 et que j’ai co-écrit avec Bernard Bourdin. Ils y trouveront des passages entiers consacrés au lien entre la souveraineté et l’identité.
Selon vous, le souverainisme est non pas divisé en deux, mais en trois courants: souverainisme social, identitaire et politique. Qu’est-ce qui distingue ces trois courants?
Le souverainisme est en effet divisé en courants, ou plus exactement en sensibilités, qui traduisent des modes d’approches complémentaires de la souveraineté. La souveraineté est une, et ne se divise pas, comme le disent nos textes constitutionnels. Le souverainisme, lui, est naturellement traversé de plusieurs courants ou sensibilités qui traduisent une approche de la revendication souverainiste qui est naturellement différente suivant les diverses personnes, mais aussi les contextes sociaux et familiaux.
Il y a tout d’abord ce que l’on peut appeler un souverainisme social. Il s’enracine dans le constat que tout progrès social implique que le peuple soit souverain. Il comprend qu’il ne peut y avoir de progrès social sans une économie qui soit tournée vers le plus grand nombre et non vers l’accroissement de la richesse des plus riches, ce qui est le cas actuellement. Il analyse cet état de fait comme le produit des règles de la mondialisation et de la globalisation financière, dont la monnaie unique, l’Euro, est le point d’articulation au sein de l’Union européenne. C’est pourquoi, analytiquement et logiquement, il s’attaque à cet état de fait et réclame «au nom du peuple», et plus exactement au nom des travailleurs qu’ils aient un emploi ou qu’ils en soient privés, le retour à une souveraineté monétaire s’inscrivant dans le retour global d’une souveraineté politique. Il fait le lien entre la perte progressive de la souveraineté et la destruction, réelle ou programmée, des principaux acquis sociaux.
Le deuxième courant est le souverainisme traditionnel, que l’on peut nommer le souverainisme politique. Ses racines vont au plus profond de l’histoire de la France, se nourrissent des textes de Jean Bodin. Sa préoccupation essentielle est celle de l’Etat souverain, comme rejet des drames de la querelle religieuse (pour Bodin) ou comme représentant du peuple (depuis 1789). En un sens, et c’est Bertrand Renouvin qui me le fit remarquer, les souverainistes d’aujourd’hui sont les lointains descendants de ceux que l’on appelait les «politiques» du temps des guerres de religion. Ce courant récuse la réduction de la démocratie à la seule délibération. Il comprend que la démocratie implique l’existence d’un cadre spatial, délimité par des frontières, dans lequel se vérifie la possibilité de décider mais aussi la responsabilité de ces mêmes décisions. Ce courant analyse le processus de l’Union européenne non pas comme un processus de délégation de la souveraineté mais comme un processus en réalité de cession de la souveraineté. Or, cette dernière ne peut exister. Il en déduit la nature profondément anti-démocratique du processus européen. Il note que cette nature s’est révélée de manière explicite dans le traitement réservé par les institutions de l’Union européenne et de la zone Euro à des pays comme Chypre ou comme la Grèce, ou encore l’Espagne et l’Italie. Ce souverainisme politique, qui fut incarné par Philippe Seguin ou Marie-France Garaud, s’est exprimé avec force en Grande-Bretagne avec le référendum sur le «Brexit». Ce souverainisme politique est naturellement et logiquement l’allié du souverainisme social.
Le troisième courant incarne ce que l’on peut appeler un souverainisme identitaire. Partant d’une réaction spontanée face à la remise en cause de la culture, tant dans sa dimension «culturelle» au sens vulgaire, que dans ses dimensions politique et cultuelle, il est à la fois très vivace et très fort (caractéristique de tous les mouvements spontanés) mais aussi bien moins construits que les deux premiers courants. Le grand historien Fernand Braudel a écrit sur ce sujet un fort beau livre, L’Identité de la France. Il n’y a donc rien de scandaleux de se réclamer d’une identité de la France, et de ce point de vue la sensibilité souverainiste-identitaire est parfaitement admissible. Mais, si l’on peut comprendre la réaction qui le fonde, il convient aussi de constater qu’il peut dériver vers des thèses xénophobes, voire racistes, d’où la possible porosité avec les thèses de groupes définis comme «identitaires». Cette sensibilité souverainiste identitaire pose néanmoins des questions qui sont les mêmes que celles du souverainisme politique en réalité, en particulier sur la question des nécessaires frontières. Il impose aussi à l’ensemble du mouvement souverainiste, en répercussion de ses potentielles dérives, une réflexion spécifique sur la nature du «peuple» et montre l’impasse d’une définition ethnico-centrée ou religieuse.
Le souverainisme politique est-il en mesure de réconcilier les deux premiers?
Le souverainisme politique est une sensibilité comme les deux autres. Mais il est vrai qu’elle est le point de convergence tant du souverainisme social que du souverainisme identitaire, une fois ce dernier dégagé de toute scorie ethnique ou raciste. Il serait donc logique que de la sensibilité «politique» émerge la figure apte à réconcilier tous les courants. Mais, ne nous y trompons pas ; cela peut aussi provenir du souverainisme social ou du souverainisme identitaire, dans la mesure où cette figure comprendrait la nécessaire unité des différentes sensibilités souverainistes. La véritable question n’est donc pas d’où pourrait venir un possible unificateur, mais quelle serait la forme politique permettant à cette unité, ou du moins à cette coopération et coordination entre les différents courants incarnant aujourd’hui le souverainisme, de se réaliser.
Vous-même avez-vous évolué sur certaines questions comme celle de l’immigration et de l’insécurité culturelle?
Sur la question de l’immigration, je suis très sensible à des trajectoires individuelles et à la contradiction qui se présente dès qu’on les confronte à des trajectoires collectives. Ayant donné des séminaires en République d’Afrique du Sud dans le cadre d’un programme international (APORDE), séminaires qui étaient destinés aux futurs cadres de la RAS mais aussi des pays africains (et même au-delà), j’ai été sensible aux effets destructeurs des grands mouvements de population. Que ce soit en Afrique du Sud (avec l’immigration en provenance du Zimbabwe) ou que ce soit en discutant avec des étudiants qui me parlaient des effets dramatiques sur des régions entières du Sénégal, de la Côte d’Ivoire, du Mali, des grands flux migratoires, j’ai pris conscience des effets de ces mouvements de population. Ils condamnent ces pays à la stagnation, voire ils engendrent des déséquilibres qui, ajoutés à d’autres déséquilibres, peuvent conduire ces Etats fragiles vers la destruction et la guerre civile. Ces mouvements ont toujours pour origine des drames, qu’ils soient individuels ou collectifs. Mais ces mouvements engendrent d’autres drames, qui ne sont pas moins graves.
Sur l’insécurité culturelle, j’ai pris conscience de ce problème à la fois à travers des témoignages, mais aussi à travers une réflexion théorique sur la notion de culture commune comme langage et comme fondement de la démocratie. J’ai été moi-même exposé, et depuis mon enfance, à des cultures diverses. Mais j’ai toujours su, et mes parents y ont veillé, distinguer une culture commune, la culture française, qui est une culture d’espace public, et des cultures particulières (russe dans mon cas) qui ne s’expriment que dans l’espace privé. C’est un fait que j’ai pu observer lors de mes voyages, que ce soit en Russie ou aux Etats-Unis. Le mélange des cultures peut donner des choses admirables, mais doit rester à l’échelle privée. La culture commune relève, elle, du politique. C’est pourquoi, dès les années 1970, j’étais opposé au slogan de l’époque «vivre et travailler au pays» que je trouvais, et que je trouve toujours, profondément réactionnaire.
Pour revenir à la culture commune, elle est aujourd’hui directement attaquée, et c’est bien un des problèmes de l’heure. L’insécurité culturelle est aujourd’hui un phénomène bien réel, mais qu’il convient d’analyser du point de vue de ce qui fait tenir ensemble une collectivité humaine. C’est pourquoi je pense que le souverainisme se construit autour du double rejet du racisme et du communautarisme.
Souveraineté, nation, religion est un livre d’entretiens menés par Bertrand Renouvin dans lequel vous dialoguez avec Bernard Bourdin spécialiste de la théologie politique. Qu’est-ce qui vous a donné l’idée de faire ce livre?
Ce livre est né du débat amical que j’ai eu avec Bernard Bourdin à l’occasion de la sortie d’un autre livre, Souveraineté, Démocratie, Laïcité. Ce débat a eu lieu lors de l’un des «Mercredi de la NAR». Il a montré des points de convergence, comme sur l’analyse de l’apport de ce grand juriste très controversé que fut Carl Schmitt, mais aussi sur Bodin, des points de divergences, sur la lecture que l’on pouvait faire de la transcendance, et un souci commun: comment préciser la place de la Religion dans le Politique. Ce n’était pas pour rien que j’avais fait figurer le terme de Laïcité dans le titre de mon ouvrage. Le débat fut animé, et il m’a poussé à revenir à certains textes, que ce soit Hobbes ou les auteurs romains, car Bernard Bourdin est un homme d’une remarquable érudition, et d‘une pensée très subtile. Il était logique que Bertrand Renouvin nous propose de le poursuivre, et c’est ce qui a donné naissance à Souveraineté, Nation, Religion.
Quand vous évoquez les fondements du pouvoir à Athènes, dans la Rome impériale et au Moyen-Age, Bernard Bourdin évoque l’Ancien testament et l’influence du christianisme. Votre position a-t-elle évolué sur les questions d’identité et de laïcité?
Je crois que l’un des points essentiels de ce livre c’est quand Bernard Bourdin dit «Il n’y a pas de parti politique du royaume de Dieu et plus encore, il n’y a pas d’histoire du royaume de Dieu: c’est un non-sens théologique.»
C’est en réalité une idée qui prend une tournure essentielle aujourd’hui. Elle signifie que l’on ne peut prétendre fonder un projet politique sur une religion, et que la démarche du croyant, quel qu’il soit, est une démarche individuelle, et de ce point de vue elle doit être impérativement respectée. Mais cette idée a aussi une autre signification. La démarche du croyant ne peut s’inscrire dans le monde de l’action politique qui est celui de l’action collective. Nous sommes ici au cœur de la notion de laïcité. Bernard Bourdin explique la généalogie de cette dernière, comment le problème s’est posé à partir du Christianisme, et comment, du sein même de l’église, ont surgi, à travers la naissance du nominalisme, les bases de la laïcité.
Mais, cela pose alors un autre problème, auquel je suis très sensible. Comment devons-nous réagir face à des gens qui, eux, ne pensent pas cela, soit qu’ils considèrent que le «royaume de Dieu» peut avoir un parti politique (et on l’observe des intégristes chrétiens aux États-Unis aux Frères Musulmans) soit qu’ils considèrent que les deux cités, pour reprendre Saint Augustin, sont sur le point de fusionner, comme c’est le cas de courants messianiques et millénaristes comme les salafistes? On voit bien ici le problème. Ces courants, pour des raisons différentes, contestent – par des méthodes elles aussi différentes – l’idée même de laïcité.
Or, la question de la laïcité n’est pas seulement philosophique ou morale. Elle est aussi politique. Cette idée est essentielle à la formation d’un espace politique, certes traversé d’intérêts et de conflits, mais néanmoins gouverné par des formes de raison – espace politique indispensable à la construction de la souveraineté et de la nation. On en revient donc à des thèmes traités dans cette interview. Et, sur ce point, il y a eu un large constat d’accord entre «celui qui croyait au Ciel et celui qui n’y croyait pas» pour reprendre les vers d’Aragon. Faut-il donc laisser faire, au nom des libertés individuelles qui sont une application de la raison, ceux qui au contraire se réclament d’un «Parti de Dieu», en sachant qu’ils sont porteurs de principes absolument antagoniques? Ces principes, s’ils triomphaient, rendraient impossible l’existence de ce type d’espace politique – et donc les libertés individuelles – au nom desquelles, en particulier ceux qui considèrent que le «royaume de Dieu» peut avoir un parti politique, prétendent avancer. La question est assurément moins compliquée avec les courants qui prétendent à la fusion entre les «deux cités». Ceux-là, en un sens, se mettent directement hors-jeu. D’où, de mon point de vue, la nécessité de fonder l’organisation politique sur ce que j’ai appelé «l’ordre démocratique».
Mais, ce débat m’a permis de préciser aussi mes relations avec ce que Bernard appelle les «utopies séculières». Il dit dans le livre: «à mon sens, le marxisme révolutionnaire est une forme de millénarisme». Cela n’aurait pas dû être en bonne logique, mais cela fut et le reste encore dans une frange groupusculaire. Il nous faut donc tirer les leçons de cette bifurcation qui a entraîné une pensée construite en Raison sur des chemins dont la raison était absente. Oui, dans cette interprétation groupusculaire, le marxisme est bien un millénarisme, et c’est ce qui explique pourquoi cette frange, et au-delà une partie de la gauche radicale dans laquelle je peux me reconnaître, a de tels problèmes avec la notion de souveraineté. Tant que l’on est dans l’interprétation millénariste du messianisme, on n’a pas besoin de la souveraineté puisqu’on n’a pas besoin d’histoire et donc de médiation. Le débat avec Bernard Bourdin a aussi porté sur la question de la médiation. Il en montre une origine chrétienne. Mais, je soutiens que l’on peut aussi penser cette nécessité de la médiation hors de toute référence au Christianisme.
J’assume totalement l’héritage du Christianisme dans l’identité française, mais sans qu’il soit besoin de me dire Chrétien ou de croire en Dieu. La théologie, et donc la théologie chrétienne, a été la forme sous laquelle se sont poursuivis les grands débats juridiques et politiques hérités de l’antiquité. Ces débats ont été mobilisés à chaque fois qu’il y a eu des conflits décisifs, dont la France est issue. On ne peut faire abstraction de l’univers mental dans lequel ont vécu ceux dont nous sommes les héritiers, qu’il soit antique ou Chrétien, mais l’on n’est pas obligé d’adopter à la lettre ce même univers mental.
[2] Sapir J., (Avec B. Bourdin et B. Renouvin) Souveraineté, Nation et Religion – Dilemme ou réconciliation ?, Paris, Le Cerf, 2017
[3] Sapir J., Souveraineté, Démocratie, Laïcité, Paris, Michalon, 2016.
[4] Braudel F., L’Identité de la France, Paris, Arthaud, 1992.