Jean-Claude Michéa: “Notre ennemi, le capital”

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Si Jean-Claude Michéa est toujours aussi pénible à lire (le livre en lui-même compte 71 pages remplies à un bon tiers de notes, auxquelles renvoient 210 pages de ses fameuses scolies qui elles-mêmes renvoient à des notes…) il est toujours aussi intéressant pour qui cherche à comprendre comment la gauche est tombée si bas. L’une des explications de Michéa est qu’en fait elle n’est pas partie de bien haut et que son histoire se résume, pour emprunter la formule à François Furet, à être “le passé d’une illusion”. De l’illusion à la trahison il n’y avait qu’un pas qu’elle a tout de suite franchi, et, à part Jean Jaurès, on ne voit pas qui d’admirable la “gauche” a compté dans ses rangs.

L’entretien réalisé avec Christian Authier est, à son habitude, de grande qualité et je vous conseille chaudement la lecture de ce livre dont on appréciera le haut niveau philosophique qui n’exclue pas un sens percutant de la formule (comme “la Suède devenue la Corée du Nord du libéralisme culturel” avec la loi interdisant aux hommes d’uriner debout…)

CR


 

Jean-Claude Michéa : pour un «ni gauche ni droite d’en bas»

Par Christian Authier

 
Notre ennemi, le capital, le nouvel essai de Jean-Claude Michéa est l’événement éditorial de ce début d’année. L’auteur d’Orwell, anarchiste tory et des Mystères de la gauche poursuit sa critique d’un libéralisme promu par la droite comme par la gauche.
Quatre pages dans Le Monde le jour de sa sortie en librairie : pour ne citer que le «quotidien de référence», l’accueil médiatique réservé à Notre ennemi, le capital de Jean-Claude Michéa a été encore plus massif à celui que réserve d’habitude le système à un livre de Bernard-Henri Lévy. Les Inrockuptibles, Libération, L’Observateur ou Le Figaro ont eux aussi – parmi tant d’autres – consacré nombre de pages à cet auteur qui depuis 1995 se fait l’inlassable et brillant critique du libéralisme à travers des ouvrages (L’Enseignement de l’ignorance, Impasse Adam Smith, L’Empire du moindre mal, Le Complexe d’Orphée…) devenus des bréviaires. Surprenante reconnaissance pour un intellectuel qui a toujours refusé d’apparaître à la télévision, qui vit en province, qui a préféré enseigner la philosophie en lycée plutôt que de participer à la lutte des places universitaires. Héritier d’un socialisme originel devant plus à Pierre Leroux et à Proudhon qu’à Pierre Bergé et François Hollande, disciple d’Orwell et de sa notion de décence ordinaire («common decency»), adversaire résolu d’un libéralisme économique (plutôt de droite) et d’un libéralisme culturel (plutôt de gauche) qui tendent à fusionner, chantre d’un conservatisme critique et d’une certaine décroissance visant à préserver l’humanité d’une fuite en avant suicidaire : Jean-Claude Michéa développe une pensée aussi singulière que libre.
Pour ne rien gâcher, son style limpide et précis ne néglige pas un humour féroce et pince-sans-rire propre à fâcher les imbéciles. . Et c’est ainsi que Michéa est grand.

Dans votre réflexion, la question religieuse, est quasiment absente ou marginale. L’émergence d’un islamisme terroriste et totalitaire qui menace, notamment en France, des valeurs élémentaires (liberté, égalité…) vous paraît-elle secondaire ? Par ailleurs, nombre de chrétiens «ordinaires» (pour ne citer que ces croyants-là) mettent en œuvre dans leur quotidien des valeurs de solidarité et de partage qui semblent proche de celles dont vous vous réclamez, dont la «common decency», tandis que le pape François, notamment dans l’encyclique Laudato Si, dénonce la «tyrannie des marchés» et préconise une «certaine décroissance». Cela aussi ne devrait pas vous laisser indifférent…

Vous posez en réalité trois questions très différentes ! Pour la première, ma réponse sera très simple. Dans son discours du 4 mai 1877, Gambetta résumait la position de ce qui constituait alors l’«extrême gauche» républicaine par la célèbre formule : «le cléricalisme, voilà l’ennemi !». Jules Guesde lui avait alors reproché d’occulter ainsi «le véritable et unique ennemi – le capitalisme – pour un adversaire de fantaisie, le cléricalisme». Et de fait, d’un point de vue socialiste, il importe assez peu, en définitive, que les comportements concrets d’entraide et de solidarité sur lesquelles doit reposer une «société libre, égalitaire et décente» (Orwell) puisent leur inspiration première dans une culture de type religieuse (qu’elle soit musulmane, chrétienne ou autre) ou dans une culture philosophique «profane» (à charge pour chaque croyant d’élaborer alors les arrangements nécessaires entre le dogme et les exigences de sa conscience morale). Il serait effectivement absurde d’interdire aux travailleurs qu’anime leur foi religieuse de participer aux luttes syndicales ou de militer dans une coopérative ! Ce qui compte avant tout c’est donc bien la façon – primat du calcul intéressé ou primat de la «décence ordinaire» – dont les individus se comportent réellement dans leur vie quotidienne.
Concernant la deuxième question, il est clair que l’Islam radical représente aujourd’hui une variante particulièrement terrifiante des idéologies totalitaires classiques. Le nier, reviendrait à rééditer les erreurs de cette extrême  gauche pacifiste des années trente qui refusait de critiquer l’arrivée d’Hitler au pouvoir sous prétexte que cela reviendrait à encourager la «germanophobie» et donc les attitudes nationalistes et bellicistes. Mais cette nouvelle idéologie ne tombe certainement pas du ciel ! D’une part, parce qu’elle trouve en partie les clés de son essor actuel à la fois dans l’échec du «socialisme arabe» des années 1960 et 1970 et dans la double intervention de l’URSS en Afghanistan et des Etats-Unis en Irak. Et de l’autre, parce qu’elle constitue – au même titre que le fascisme des années trente – un substitut pervers de cette critique radicale de la dynamique aveugle du capitalisme à laquelle la gauche moderne a définitivement tourné le dos depuis trente ans.
Or, quand on ne dispose plus d’aucune grille de lecture rationnelle capable d’éclairer la logique concrète du mouvement qui conduit inexorablement à détruire toutes vos conditions matérielles et culturelles d’existence, alors vient nécessairement le temps de la recherche des boucs émissaires et celui – disait Orwell – de la «haine et des slogans». Quant à l’encyclique du pape François, elle constitue bien, sur de nombreux points, une avancée louable et intéressante. Mais il ne faudrait quand même pas oublier que depuis la seconde partie du XIXe siècle la critique de l’égoïsme libéral a toujours constitué l’un des axes majeurs de la «doctrine sociale» de l’Eglise !

Vos livres sont toujours bien accueillis par des médias – Le Figaro et Le Figaro magazine par exemple – qui sont par ailleurs acquis au libéralisme économique que vous pourfendez. Parallèlement, des médias jusque-là rétifs (Le Monde, les Inrockuptibles…) se montrent plus réceptifs à votre endroit. Comment analysez-vous cela ?

Les trois exemples que vous donnez relèvent de logiques distinctes. S’agissant des Inrocks, il est clair qu’une partie des rédacteurs a réellement pris la mesure de l’impasse dans laquelle se trouvait aujourd’hui la gauche et s’interroge donc, avec plus ou moins de fermeté, sur les racines du mal et les moyens d’y remédier.
Pour ce qui est des journalistes du Figaro, leur lecture est beaucoup plus sélective ! Car s’il leur est relativement facile de se reconnaître dans ma critique du libéralisme culturel (l’idée que la liberté individuelle ne peut se développer à l’infini sans mettre à mal les fondements mêmes du lien social), il leur est beaucoup plus difficile, en revanche, d’admettre que c’est précisément cette notion d’un individu «indépendant par nature» et «propriétaire absolu de lui-même» qui fonde, depuis l’origine, toutes les constructions intellectuelles du libéralisme économique. C’est là, en somme, le drame de tout libéralisme qui se prétendrait encore «conservateur». On ne peut pas, en  effet, défendre à la fois l’idée que le dimanche est un jour traditionnellement à part et militer pour l’ouverture dominicale des magasins !
Quant au Monde, son nouvel intérêt pour mes écrits («Michéa, c’est tout bête», proclamait pourtant ce quotidien, il y a quelques années seulement !) est, comme on s’en doute, beaucoup plus pervers. Il procède avant tout de sa nouvelle conviction, qui est également celle des secteurs les plus lucides du grand patronat et du monde financier, que la poursuite de l’aventure libérale exige aujourd’hui qu’on laisse provisoirement de côté le vieux système de l’«alternance unique» (ces secteurs ont tout de suite compris, en effet, que l’élection du thatchérien Fillon risquait de mettre le pays à feu et à sang). Dans cette optique clairement marquée par le modèle allemand d’une «grande coalition» (et dont Macron est devenu par défaut le candidat le plus plausible), mon analyse «iconoclaste» de l’obsolescence grandissante du vieux clivage droite/gauche peut évidemment avoir son utilité.
Mais c’est évidemment «oublier» que j’ai toujours pris soin de distinguer le «ni gauche ni droite» d’en haut – celui de Merkel et Macron – de ce «ni gauche ni droite» d’en bas qui définissait l’essence même du socialisme originel.

Vous semblez placer beaucoup d’espoir dans l’expérience de Podemos. Ce mouvement – qui participe à des majorités dans des villes ou des parlements régionaux avec le très libéral PSOE – est-il vraiment différent, notamment sur des questions sociétales (immigration, extension des droits des minorités…) de la gauche «taubiresque» que vous critiquez ?

L’originalité de Podemos est d’avoir compris dès le début que le clivage fondamental n’était pas celui qui oppose un «peuple de gauche» et un «peuple de droite» – Pablo Iglesias n’est pas Benoît Hamon ! – mais celui qui doit opposer l’ensemble des classes populaires à ce système capitaliste dépourvu de toute «limite morale et naturelle» (Marx) qui détruit leur autonomie et mutile leur puissance de vivre (la question – très complexe – de l’alliance avec les nouvelles classes moyennes devant être replacée dans ce contexte). Le problème, comme je le souligne dans mon livre, c’est que Podemos (dont le point de départ était pourtant une petite chaîne de télévision émettant depuis le quartier ouvrier de Vallecas, au sud-est de Madrid) a rapidement fait le pari de s’appuyer beaucoup plus sur le monde – assurément plus «moderne» – des «réseaux sociaux», que sur celui où vivent et travaillent quotidiennement les classes populaires.
Cela ne pouvait conduire, dans la pratique, qu’à conférer un poids idéologique démesuré à ces nouvelles classes moyennes urbaines dont les réseaux sociaux constituent précisément l’une des formes d’expression privilégiées (Claudio Magris disait «qu’il est rare d’entendre dans un autobus des bourdes aussi monumentales que celles qu’on remarque à la télévision ou dans les journaux» ; c’est sans doute encore plus vrai de l’univers du Net !).
Si l’on ajoute que tout mouvement politique qui commence à engranger des succès électoraux – et donc du pouvoir et des élus – finit toujours par attirer à lui, comme Paul Lafargue le déplorait dès 1899, de «nouvelles recrues issus des universités et des milieux bourgeois» qui en viennent très vite «à émettre la prétention de régenter le parti, de réformer sa tactique et de lui imposer de nouvelles théories», on comprend alors mieux, effectivement, le danger qui guette aujourd’hui Podemos : celui de se voir replacé – comme le notait Pablo Iglesias en juillet 2015 – «dans une logique que nous avons depuis le début considérée comme perdante, celle de l’axe gauche-droite traditionnel» (et le fait que certains élus de ce mouvement aient déjà fait de la lutte anti-corrida l’un des axes désormais prioritaires de leur programme politique en constitue l’un des symptômes les plus caricaturaux).
Si rien n’est fait pour redresser la barre et remettre la lutte populaire contre le capital au centre de sa stratégie, Podemos verra donc très vite les équivalents locaux de nos Noël Mamère, Clémentine Autain et autres Emmanuelle Cosse prendre progressivement le contrôle des opérations et diriger ce mouvement à sa perte. Pour le plus grand malheur, évidemment, du peuple espagnol.

 
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À signaler également la réédition en poche du livre d’entretiens entre Jacques Julliard et Jean- Claude Michéa :[amazon_textlink asin=’2081395916′ text=’La gauche et le peuple’ template=’ProductLink’ store=’httpwwwclaude-21′ marketplace=’FR’ link_id=’c837fee9-ab91-11e7-81b0-f5418e6fe547′], Flammarion, collection Champs, 320 p.
 

Article paru dans l’édition du 24 févr. 2017 | Par Christian Authier

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