La question des taxes et des impôts que nous payons (et que nous devrions) tous payer a été et reste un des points majeurs du mouvement des Gilets Jaunes. Dans l’organisation du « Débat National », Emmanuel Macron et son gouvernement ont mis clairement en concurrence la question de la pression fiscale avec celle du financement des services publics. C’est une honteuse manipulation, car de la qualité de certains services publics, comme les transports, l’éducation ou la santé, dépend le montant du PIB réalisé, et donc le volume des impôts qui rentreront. La qualité des infrastructures (payées par les impôts) est un facteur majeur de l’attractivité d’un territoire[1]. Ces éléments sont connus. Ils risquent cependant d’être cachés par un changement dans le mode de perception de l’impôt sur les revenus, le prélèvement à la source.
La France est donc passée au prélèvement à la source. Un passage qui s’annonce pénible et délicat pour les administrations et déstabilisant pour les contribuables qui paient l’Impôt sur le revenu. Mais, au-delà des difficultés qui se feront jour, au-delà des récriminations, justifiées ou non, le prélèvement à la source n’est-il pas l’arbre qui cache la forêt ?
Une première question se pose: pourquoi le poids des impôts et des taxes pèse-t-il aujourd’hui majoritairement sur les classes moyennes, et même sur la franges inférieures de ces dernières ? Cette question de l’injustice fiscale est l’une des causes du mouvement des Gilets Jaunes. A cette question vient s’en ajouter une autre : pourquoi le taux de prélèvements, en pourcentage du PIB, est-il si élevé en France ? On le sait, avec 44,5% du PIB prélevé en impôts, la France se trouve largement en tête des autres pays de l’OCDE. A titre de comparaison, ce taux de prélèvements n’est que de 40% en Allemagne. Sommes-nous alors en face d’un problème véritablement politique ?
Prélèvement à la source : une vieille histoire
Le prélèvement à la source est une vieille histoire. On en parlait d’ailleurs en France au début des années 1980 et une partie des conseillers de François Mitterrand avaient proposé au Président d’instaurer ce système. Hors de France, c’est une histoire encore plus ancienne. Ainsi, en Allemagne, il fut instauré dans les années 1920, il y a donc près d’un siècle. De fait, la plupart des pays développés ont déjà opté pour cette formule, comme le Canada, les États-Unis, la Nouvelle-Zélande ou encore l’Australie. En Europe, c’est la la quasi-totalité des États qui l’ont également adoptée, de l’Allemagne, pionnière en la matière à l’Espagne en 1979 en passant par les Pays-Bas en 1941, la Grande-Bretagne ou l’introduction se fit 1944 et la Belgique en 1962. Avec la Suisse, la France est ainsi le seul pays du Vieux continent à ne pas avoir encore mis en place ce système.
Alors, oui, le prélèvement à la source simplifie les taches de l’administration fiscale. Il évite aussi à l’Etat les à-coups des rentrées par tiers provisionnel. Pour le contribuable, il peut être tout à la fois une forme de simplification, mais aussi un casse-tête dans certains cas. Surtout, il implique que l’on accepte de communiquer des informations aux entreprises qui vont les transmettre à la puissance publique. On comprend cela puisse poser problème. Pourtant, est-ce là l’essentiel ?
Un système archaïque ?
Le système du prélèvement à la source est un système idéal quand le contribuable est salarié, si possible d’une grande entreprise, ou quand il est retraité. En fait, l’impôt à la source correspondait parfaitement au régime d’accumulation dit « fordiste »[2], caractérisé par une forte montée du salariat dans la population active et par l’importance des grandes et très grandes entreprises dans l’économie. Mais, dès que les sources des revenus imposables se multiplient, dès que l’on touche en particulier aux professions libérales, aux travailleurs indépendants, la question se complique. On s’aperçoit rapidement que le principe de la déclaration annuelle des revenus va rester. De plus, la tendance actuelle était plutôt au développement de ces emplois, des travailleurs « ubérisés » au « auto-entrepreneurs ». Le prélèvement à la source ne vient-il pas trop tard ?
De même, pour une entreprise, si quand on emploi plusieurs centaines ou plusieurs milliers de salariés, on dispose en général d’un service comptabilité parfaitement capable de gérer ce prélèvement, qu’en sera-t-il dans les petites et moyennes entreprises ? N’est-ce pas beaucoup, voire trop, exiger de l’artisan qui emploie un à deux compagnons ?
De fait, les mutations de l’organisation productive que nous avons connues depuis maintenant au moins une vingtaine d’années peuvent remettre en cause certains des avantages qu’il y avait à introduire le prélèvement à la source.
Une réforme marginale ?
Alors, que pèse l’Impôt sur le Revenu ? Si l’on regarde les impôts au sens strict du terme, à l’exclusion des taxes et autres prélèvements, on se rend compte que l’impôt sur le revenu, en 2015, ne représentait que 17,5% du total. A titre de comparaison la TVA, qui est payée par tous, représentait 42,5% du total.
Graphique 1
Part des différents impôts dans le total de ces derniers
On le constate, l’Impôt sur le Revenu a une place marginale dans le total des impôts en France. De même, il est important de savoir que sur les 37,9 millions de foyers fiscaux que compte notre pays, seuls 16,5 millions payent l’impôt sur le revenu. Alors, tout ça pour ça ?
Et si le problème n’était pas le mode de prélèvement, mais bien plutôt la répartition du fardeau fiscal ? Tout le monde comprend qu’il faut payer des impôts, que ce soit pour que notre sécurité, externe et interne, soit assurée ou pour que nous disposions de services publics, dans l’enseignement, la santé, mais aussi le transport, de qualité. Alors, l’égalité de tous devant l’impôt est un principe reconnu depuis 1789. Mais, aujourd’hui, on en est à se demander si, selon la fameuse phrase de l’essayiste britannique George Orwell, certains ne sont pas « plus égaux que d’autres ». De fait, on constate que le poids de l’impôt tend à s’alléger sur les entreprises, mais aussi sur les plus riches. La fameuse « base fiscale » tend à se réduire depuis maintenant une trentaine d’années aux seules classes moyennes et aux classes populaires. Ces dernières ont le sentiment de payer plus que ce qu’elles devraient. Et, si l’on se livre à une comparaison internationale, on se rend compte que le système fiscal français serait l’un des moins redistributif en Europe. C’est la thèse soutenue, non sans arguments, par Thomas Piketty[3]. Même l’Irlande et la Grande-Bretagne font mieux que nous[4]. Les mesures de défiscalisation de certains revenus, et l’on pense ici à la suppression de l’ISF, sont devenues des symboles de cette inégalité devant l’impôt.
La responsabilité de la liberté totale des capitaux et de l’UE
Pourquoi une telle situation ? Il y a à l’évidence des choix politiques qui l’expliquent. Ce n’est pas un hasard si la revendication d’un rétablissement de l’ISF est aussi populaire. Ce rétablissement est souhaité, selon les sondages, par entre 75% et 80% des personnes interrogées. Mais, au-delà de ces choix politiques immédiats, il y a des choix qui sont liés à l’Union européenne.
La liberté totale des capitaux, qui est un point intangible selon les règles de l’UE, conduit à une évasion fiscale massive, mais légale, de la part des entreprises mais aussi de la part des très gros revenus. La liberté de circulation des capitaux, liberté qui ne concerne pas seulement les investissements directs mais qui est la caractéristique de TOUS les mouvement de capitaux est l’un des points clefs de l’Union européenne. Elle est l’objet des articles 63 à 66 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne[5]. Ce traité stipule que toutes les restrictions aux mouvements de capitaux entre les États membres et entre les États membres et les pays tiers doivent être levées, sauf circonstances exceptionnelles. La libre circulation des capitaux est considérée comme la pierre angulaire du marché unique[6]. Ceci aboutit à priver les Etats membres du contrôle sur une part importante de leur base fiscale.
Ce que ni les entreprises ni les très gros revenus ne payent, puisqu’ils peuvent par diverses manières qui sont toutes « légales » dans le cadre de l’UE échapper à l’impôt, il faut bien le faire payer à ceux qui restent, c’est à dire aux classes moyennes et aux classes populaires.
De plus, le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne organise au sein de l’UE une concurrence fiscale entre les Etats, certains, comme le Luxembourg, l’Irlande ou le Portugal étant devenus de véritables paradis fiscaux. Cette concurrence ne poserait pas de problème si les différents Etats avaient le droit de rétablir des contrôles sur les mouvements de capitaux, contrôles qui sont aujourd’hui recommandé par Olivier Blanchard, l’ancien économiste en chef du FMI[7]. Mais, là, ils se heurtent à la ferme volonté de Bruxelles qui entend maintenir la liberté de circulation des capitaux. La structure même du fonctionnement de l’UE rend extrêmement improbable toute évolution sur ce point. Ajoutons à cela qu’il y a une immense hypocrisie de la part de l’Union européenne d’exiger que chaque Etat se conforme à des règles budgétaires tout en affaiblissant la base fiscale de ces Etats.
La responsabilité de l’Euro
Ce n’est pas le seul problème. On peut raisonner aussi de manière différente. Nos impôts doivent couvrir des dépenses qui ne sont pas nécessairement déterminées par des recettes. Les infrastructures de transport dépendent de la taille, mais aussi de la géographie, d’un territoire donné. Les dépenses de santé dépendent de la taille de la population, mais aussi de son vieillissement. Les dépenses d’investissements publics dépendent de la taille du capital fixe qu’il faut entretenir, renouveler, voire développer. Les dépenses d’enseignement dépendent elles aussi de la taille de la population d’âge scolaire. On peut considérer que les sommes qu’il convient de transférer ne sont guère modifiables. Mais alors, comment se fait-il que la part des impôts en France, part calculée en pourcentage de la richesse nationale, soit aussi élevée ? Des études récentes montrent en effet que cette part, plus de 44% du PIB, est très supérieure à celle d’autres pays. En Allemagne, elle est de 40%. Mais, il est vrai que l’Allemagne n’a pas la même structure démographique que la France, et qu’elle investit bien trop peu dans ses services publics dont la dégradation est notoire.
Alors, gaspille-t-on nos impôts ? De fait, si gaspillage il y a, il est sans doute marginal sauf peut être dans les collectivités territoriales. La question de la fraude, et en particulier de la fraude des entreprises, est un sujet plus sérieux, puisque les estimations vont sur ce point de 30 à 100 milliards d’euros par ans (de 1,5% à 5% du PIB). Il serait, en théorie, possible de gagner entre 10 et 20 milliards d’euros de recettes supplémentaires, tout en diminuant nos dépenses de 5 à 7 milliards par une chasse aux divers gaspillages. On le voit, cela ne suffirait pas à résoudre les problèmes.
Alors, le problème principal vient de ce que la France ne crée pas chaque année suffisamment de richesse par rapport aux transferts qui sont nécessaires. Pourquoi ? La raison en est notre adhésion à la zone Euro, qui a entraîné un freinage important de la croissance, sans doute égal à 1% de croissance par an. Admettons que la France n’ait pas adhéré à l’Euro il y a vingt ans. Sa croissance aurait été plus importante, et ce sans même se livrer à des hypothèses extrêmes.
Graphique 2
Si nous supposons donc que les dépenses budgétaires sont contraintes, par exemple par l’état de la démographie, la taille de notre territoire, on voit que ces dépenses auraient été bien plus finançables si notre taux de croissance avait suivi la logique qui était la sienne avant la mise en place de l’euro.
Rapporté à ce qu’aurait dû être notre produit intérieur brut sans l’existence de l’euro, le même montant de dépenses aurait abouti en 2017 à un taux de prélèvements de 38% et non de 44,4% comme aujourd’hui. De plus, si les gouvernements avaient décidé de revenir à un équilibre budgétaire, en tablant sur le fait que la richesse crée était plus forte, le taux de prélèvements serait de 41% (soit proche du taux en Allemagne) et non de 44,4%.
Graphique 3
Ce niveau théorique de 41% ramènerait la France dans la moyenne des pays de l’OCDE. On le constate, l’opposition entre le niveau des dépenses et le niveau des recettes fiscales (et parafiscales) renvoie en réalité à une croissance insuffisante (merci l’Euro) et à des règles qui nous sont imposées par l’UE (la libre circulation des capitaux).
Cela ne signifie évidemment pas qu’il ne faille pas agir contre la fraude, que le calcul des cotisations patronales ne doive être changé pour que les grandes entreprises soient proportionnellement plus mises à contribution et qu’un effort sérieux de moralisation des salaires extravagants, dans la finance, l’entreprise ou dans les médias, ne devrait pas être entrepris. Mais, à structure constante des dépenses et du cadre des recettes, on constate que l’Euro est le grand responsable des déséquilibres budgétaires français.
NOTES
[1] Coeuré B., Rabaud I., Madiès T., « Attractivité de la France : analyse, perception et mesure ; suivi d’un commentaire de Thierry Madiès » in, Economie et statistique, n°363-365, 2003. Les entreprises sur les marchés mondiaux. pp. 97-127.
[2] Billaudot, B., Régulation et croissance. Une macroéconomie historique et institutionnelle, Paris, L’Harmattan, 2001, 304 p. Aglietta M. et Brender, A., Les métamorphoses de la société salariale. La France en projet, Calman-Lévy, coll. « Perspectives de l’économique », 1984. Boyer Robert et Mistral Jacques, Accumulation, inflation et crises, Paris, PUF, 1978.