Le retour au pouvoir du Général de Gaulle est un modèle de stratégie. Le général avait joué un coup de poker en démissionnant en 1946, pensant qu’on allait le rappeler. Mais non, le régime des partis avait été le plus fort. Il tenta d’y jouer en créant le RPF qui devint immédiatement le premier parti de France, dépassant le parti communiste mais sans en avoir l’organisation. Au fond, le PCF et le RPF avaient des bases sociales et politiques qui se recouvraient. Le gaullisme était populiste – au vrai sens du terme, pas celui que lui donnent les oligarques actuels et leur cohortes de journalistes crétins – c’est-à-dire qu’il regroupait la part minoritaire de la bourgeoisie patriote et le peuple patriote, unis contre le régime des partis et le “profiteurs d’abandon et débrouillards de la décadence“, qui incarnaient ce que le général qualifiera “d’esprit de Vichy”, soit le penchant des classes dominantes à la dévalorisation de leur propre pays et la fascination pour l’étranger. La fracture entre gaullistes et communistes était l’alignement du PCF sur Moscou. De Gaulle ne doutait pas du patriotisme du PCF mais était préoccupé qu’il eut deux patries. La haine du PCF pour de Gaulle – qui n’était pas partagée par les dirigeants soviétiques qui joueront le rôle de modérateur – lui venait des idées sociales du Général qui a été à l’origine de la Sécurité sociale, pronait la participation dans l’entreprise et la soumission des entreprises capitalistes aux intérêts de la Nation et de l’Etat. Le Général lui coupait l’herbe sous le pied et la classe ouvrière a largement soutenu le Général lors des élections nationales, le RPF a été le seul parti capable de tenir des grands meetings dans les municipalités communistes.
De Gaulle ne pouvait donc pas compter sur le système des partis pour revenir au pouvoir et enrayer le déclin vers lequel il emmenait la France. D’autant plus que son propre parti, le RPF, le trahissait et que ses députés, emmenés par Edmond Barrachin, entrait dans le système des apparentements, ce système qui permettait à des partis opposés de s’allier pour faire survivre le système.
De Gaulle était – à juste titre – convaincu que la France devait sortir du système colonial pour s’industrialiser. Il savait que l’Algérie, compte tenu du déséquilibre démographique entre Français et musulmans, ne pouvait rester française, mais que c’était un discours impossible à tenir face à la “classe politique” et à l’armée. Il fallut donc jouer et ruser, ce que Rémy Kauffer nous raconte ici avec une grande intelligence.
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Préparé de longue date par les fidèles de De Gaulle, le retour de leur champion aux affaires fut le fruit d’un enchevêtrement de complots. Il y a soixante ans, ils culimaient avec le coup de boutoir, le 13 mai 1958, qui devait mettre à bas la IVe République.
Depuis quand les gaullistes préparaient-ils le retour de De Gaulle au pouvoir?
Il ne leur aura pas fallu moins de douze ans! Rappelons les faits. Le 20 janvier 1946, le général De Gaulle, excédé du «retour des partis», claque la porte du Gouvernement provisoire de la République française qu’il préside depuis sa fondation en juin 1944. Un faux pas car, contrairement au calcul gaullien, les formations politiques établies, loin de le supplier de revenir, instaurent le tripartisme. Tout en paradoxes, cette alliance PCF-Parti socialiste SFIO-Mouvement républicain populaire (les démocrates-chrétiens) va superviser dans la confusion le passage à une IVe République hyperparlementaire.
Ce régime, De Gaulle le récuse dès le 16 juin 1946 dans son discours de Bayeux. Mais le 13 octobre, la nouvelle Constitution est adoptée. Sans enthousiasme, certes: un gros tiers de «oui» parmi les inscrits et un petit tiers d’abstentions. Mais adoptée quand même.
En avril 1947, De Gaulle lance donc son mouvement de masse antisystème, bientôt fort de 400.000 à 450.000 adhérents, surtout issus des classes moyennes. Le Rassemblement du peuple français (RPF) marche sur deux jambes. Côté cour, le jeu électoral: raz de marée pour les listes RPF et assimilées aux municipales du 19 octobre 1947 avec 38,7 % des suffrages exprimés, soit dix points de plus que le PCF, le reliquat allant aux socialistes, aux radicaux et aux modérés.
Côté jardin, le muscle: les affrontements avec les communistes (les «séparatistes» dans le vocabulaire gaullien) conduisent en effet le RPF à se doter d’un service d’ordre de 8000 à 10.000 militants de choc parfois armés. De plus en plus violents, les heurts entre gros bras des deux bords entraînent la mort par balles d’un militant du PCF, Lucien Voitrin, le 18 septembre 1948, à Grenoble. Cohabitent désormais sous la croix de Lorraine des partisans du recours à la force et des politiques plus modérés. Deux registres sur lesquels De Gaulle jouera désormais en fonction de ses besoins.
Après le retrait des communistes du gouvernement en 1947, la IVe République accouche cependant en mai 1951 d’un mode électoral destiné à marginaliser le RPF aussi bien que le PCF. En vertu de ce système byzantin, une formation politique ne peut obtenir de représentation parlementaire sérieuse qu’à condition de se «pacser» avec ses propres concurrentes! Les partis de l’arc gouvernemental, qui va de la droite aux socialistes, peuvent pratiquer cette manœuvre «d’apparentement» – c’est le terme officiel. Pas le PCF, ni le RPF, farouches adversaires qui, faute d’alliés, ne vont tout de même pas «s’apparenter» entre eux!
Impossible de marcher dans cette combine de bas étage, décrète De Gaulle. Mais dans son splendide isolement, le RPF s’étiole. Après un ultime succès à la Pyrrhus aux législatives du 17 juin 1951 (121 élus, le plus gros groupe à la Chambre des députés), le RPF est mis en sommeil en 1955 par son dernier secrétaire général, Jacques Foccart.
Sauf les gaullistes, personne ne croit bientôt plus au retour de De Gaulle. Mais eux n’en démordent pas. Le RPF endormi, ils créent les Républicains sociaux. Cohabitent dans ce groupuscule politique, représenté au Parlement, des personnalités comme Michel Debré, Edmond Michelet, Raymond Triboulet ou Roger Frey, et de jeunes anciens résistants comme Léon Delbecque et Lucien Neuwirth. Même réduits à leur plus simple expression, les Républicains sociaux n’en préservent pas moins un squelette d’organisation gaulliste.
Objectif: le retour aux affaires du «Grand Charles». Des moins de 30 ans s’y emploient avec ardeur, comme Guy Ribeaud, leader des Jeunes Républicains sociaux, et surtout Jacques Dauer, fondateur en 1955 d’un des rares journaux gaullistes de l’époque, le mensuel Le Télégramme de Paris. Ce qui donne espoir à ces militants, c’est l’enlisement du «système» dans la guerre d’Algérie, concrétisé par l’envoi du contingent en Afrique du Nord par le gouvernement du socialiste Guy Mollet qui, vainqueur des législatives de janvier 1956 à l’enseigne du Front républicain, est passé de projets de négociation de paix avec le FLN à une ligne de guerre totale. Le 26 juin 1956, mettant à profit la présence de De Gaulle à une cérémonie d’hommage aux maquisards FFI de l’Ain, Dauer la transforme en séance d’acclamations de plusieurs milliers de personnes. Et lance la formule appelée à un grand avenir: «Appelons De Gaulle!».
Le fondateur de la France libre revient soudain sur les écrans radar. En coulisses, Foccart, son homme lige pour les affaires secrètes, continue de grenouiller. Sans oublier ces gaullistes institutionnels qui, comme on en rit à l’époque, «travaillent pour la République le jour et la défont la nuit»: le sénateur Michel Debré, par exemple, ou le conseiller d’État Maxime Blocq-Mascart. Jacques Chaban-Delmas, surtout.
Ministre de la Défense dans le gouvernement Gaillard de novembre 1957, le maire de Bordeaux prend l’initiative de créer à Alger une «antenne» de son ministère dédiée à… l’action politique gaulliste. Il la confie à Léon Delbecque, militant de choc qui commence à travailler au corps les jeunes officiers en créant des «ateliers» de discussion en quasi-rupture avec la discipline militaire. Delbecque finalement expulsé par le ministre résident Robert Lacoste, mais remplacé sur-le-champ par son copain Neuwirth, et qui reviendra d’ailleurs clandestinement à Alger à la veille du jour J. Comme on attend l’orage, ces hommes guettent la crise qui ramènera De Gaulle. Elle ne peut sortir que du chaudron algérien en pleine ébullition…
Les gaullistes étaient-ils tous «Algérie française»?
En mai-juin 1958, oui. Pour eux, le retour du «Grand Charles» conditionne la victoire sur le FLN. Rebâtir l’État comme il le propose, c’est se donner les moyens de battre la rébellion. D’où l’ardeur d’un Jacques Soustelle, gaulliste de 1940 et dirigeant de l’Union pour le salut et le renouveau de l’Algérie française, l’USRAF ; la fougue d’un Léon Delbecque, le subversif des «ateliers» pour jeunes officiers d’Alger ; la flamme de son alter ego au cœur des intrigues algéroises, Lucien Neuwirth. D’où, en métropole, les manœuvres des Foccart, Debré ou Roger Frey, secrétaire général des Républicains sociaux.
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Aussi, l’évolution de De Gaulle vers l’indépendance dressera-t-elle plus tard les gaullistes les uns contre les autres. Une minorité restera fidèle à l’Algérie française, quelques-uns versant même dans l’OAS, à l’image de Soustelle. Les autres trois bons quarts rengaineront leurs professions de foi anti-indépendantistes au fur et à mesure des glissements progressifs de De Gaulle vers la négociation avec le seul FLN.
Les activistes d’Alger comprenaient-ils qu’ils roulaient en réalité pour De Gaulle?
À Alger, les activistes du «Comité des sept», entraînés par l’avocat Pierre Lagaillarde, président de l’Association générale des étudiants d’Algérie, le cafetier poujadiste Joseph Ortiz et l’agriculteur catholique Robert Martel, nourrissent une solide méfiance envers De Gaulle, d’ailleurs impopulaire parmi les pieds-noirs. Par contraste, ces ultras entretiennent d’excellents rapports avec deux figures métropolitaines de l’Algérie française: le député poujadiste Jean-Marie Le Pen et l’ancien résistant Jean-Baptiste Biaggi, fondateur, à la fin de 1957, du Parti patriote révolutionnaire. Ils s’entendent à merveille avec le très antigaulliste colonel Roger Trinquier, patron du 3e régiment de parachutistes coloniaux, basé à Alger.
Alors que Paris vit sa énième crise ministérielle depuis la nuit du 14 au 15 avril 1958, date de la chute du cabinet Gaillard, le nom de De Gaulle revient pourtant sur les lèvres à Alger. Ancien pétainiste, Alain de Sérigny lance le 11 mai un appel dénué d’ambiguïté: «Parlez, parlez vite mon général» dans le supplément dominical de son quotidien L’Écho d’Alger. Le FLN vient en effet d’annoncer l’exécution de trois soldats français prisonniers.
Les autorités militaires ont programmé une cérémonie d’hommage pour le mardi 13 avec la participation des anciens combattants, nombreux parmi les Français d’Algérie, treize ans seulement après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cette démonstration solennelle, les ultras entendent la transformer en coup d’éclat. Le 13 mai, peu après 18 heures, Lagaillarde lance donc quelques centaines de manifestants à l’assaut du bâtiment du Gouvernement général, le GG, symbole du pouvoir de la métropole. Lui emboîtent le pas «ses» étudiants, les lycéens conduits par le jeune Jacques Roseau, les agriculteurs de la Mitidja galvanisés par Martel et les petits commerçants poujadistes d’Ortiz. En charge du service d’ordre, les bérets rouges de Trinquier laissent faire. Le désordre s’empare du GG envahi, les dossiers de l’administration volent par la fenêtre, tandis que Lagaillarde nargue Delbecque: «Je vous ai eu!» Autrement dit, «On vous a pris de vitesse».
Le programme des émeutiers tient en quelques mots: la constitution d’un Comité de salut public (CSP), chargé d’imposer à Paris la lutte pour l’Algérie française jusqu’au bout en coordination avec les militaires, dirigés par le commandant supérieur interarmées en Algérie, le général Raoul Salan. Surgit alors vers 19h30 le général Massu, chef de la 10e division parachutiste, adulé des pieds-noirs depuis la bataille d’Alger, gagnée contre le FLN. Ce gaulliste de 1941 accepte à titre provisoire de présider le CSP sur proposition de Lagaillarde, mais lâche quand même le nom du «Grand Charles». Sans faire recette d’ailleurs: les ultras ont la main, ils ne veulent pas de De Gaulle.
Pour les fidèles de l’homme du 18 juin, il s’agit au contraire de convaincre Salan de prononcer le nom du général. C’est chose faite le 15 mai dans l’après-midi, quand le commandant des forces militaires en Algérie, étranger à la famille gaulliste, crie à la foule: «Vive le général De Gaulle!»
Nouveau coup de théâtre le surlendemain avec l’arrivée surprise de Jacques Soustelle, follement acclamé. Cet ancien gouverneur général de l’Algérie avait pris ses fonctions en janvier 1955 sous les huées des pieds-noirs, avant de quitter son poste un an plus tard sous leurs vivats! Lagaillarde et ses amis du Comité des sept apprécient peu. Reste qu’ils ne disposent pas de réseaux aussi étendus que ceux de leurs concurrents gaullistes. Delbecque exerce par exemple une forte influence sur le colonel Jean-Robert Thomazo, une des têtes du CSP. Grand mutilé de la campagne d’Italie, «Nez de cuir» – tel est le surnom de cette personnalité très populaire – a été convaincu, plus par raison que par enthousiasme, de prêcher le retour de l’homme de Colombey.
Autre gaulliste de raison mais en métropole: le colonel Paul Paillole, ancien subordonné du général Giraud et fondateur en 1953 de la puissante association des Anciens des services spéciaux de la Défense nationale. Un renfort de poids, tant le colonel est influent au sein de Rhin et Danube, la vaste nébuleuse d’associations des anciens de la 1re armée française. Paillole s’active par ailleurs au sein du très «Algérie française» Comité d’action des associations nationales d’anciens combattants (Caanac). Le Caanac regroupe vingt-six d’entre elles, dont l’Association des Français libres, l’Association des combattants de l’Union française d’Yves Gignac, homme lige du général Salan, le Comité interfédéral des amicales régimentaires, l’Association générale des mutilés de guerre, l’Association des anciens commandos d’Afrique d’Alexandre Sanguinetti. Autant de mouvements qui vont accompagner le retour de De Gaulle face à un personnel politique de la IVe République désemparé.
Le «Grand Charles» apparaît publiquement le 15 mai, en fin d’après-midi, quand le fidèle Olivier Guichard distribue à la presse une déclaration écrite de sa main. Elle se termine ainsi: «Naguère, le pays, dans ses profondeurs, m’a fait confiance pour le conduire tout entier jusqu’à son salut. Aujourd’hui, devant les épreuves qui montent de nouveau vers lui, qu’il sache que je me tiens prêt à assumer les pouvoirs de la République.» Autrement dit, il est candidat à la direction du pays.
On nage en plein paradoxe. Dès le 16 mai, l’Assemblée nationale vote l’état d’urgence, qui a pour effet d’accroître mécaniquement les pouvoirs de l’armée d’Algérie, donc de faire un peu plus de son chef, le général Salan, l’arbitre de la situation. Or depuis la veille, le commandant supérieur interarmées en a appelé à De Gaulle, tout en collectant par prudence les pièces écrites destinées à sa défense pour un éventuel procès en haute cour! Quant à l’ancien président du Conseil socialiste Guy Mollet, preuve d’un désarroi croissant dans la classe politique, il fait sensation à la tribune de la Chambre en demandant à l’ermite de Colombey de bien vouloir préciser le sens de sa déclaration de la veille.
Trois jours plus tard, face aux journalistes du monde entier réunis en conférence de presse à l’hôtel d’Orsay, De Gaulle confirme qu’il se tient «à la disposition du pays». Mais à ses conditions, soit une procédure d’investiture parlementaire taillée pour lui sur mesure! L’homme du 18 juin accepte quelques menues concessions de forme à la classe politique. Pour le reste, il est à prendre ou à laisser.
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Dans l’instant, les tenants du régime préfèrent laisser. Comme Mollet, ils n’admettent pas que De Gaulle se refuse à condamner les «factieux». À quoi celui-ci réplique que le gouvernement, qui a, contrairement à lui, autorité pour le faire, s’en garde bien, puisqu’en même temps que la chèvre de l’opinion métropolitaine, il ménage le chou de l’armée d’Algérie dans une situation tacite de double pouvoir: un de droit en métropole, l’autre de fait en Algérie. Par ces déclarations publiques, De Gaulle indique en filigrane à ses fidèles que l’heure a sonné d’agir. Dans le bon sens, c’est-à-dire le sien…
Comment les gaullistes ont-ils récupéré le mouvement du 13 mai?
À l’inverse des ultras, ils conservent trois sérieux atouts. D’abord, une rare capacité à s’adapter aux circonstances. Ensuite un mental de coureurs de fond, quand leurs concurrents sont plutôt des sprinters. Enfin et surtout, des réseaux en métropole, fruit de douze années passées à labourer le terrain. Or c’est là-bas que le mouvement doit trouver un débouché politique, dans la mesure où personne ne veut d’une sécession de l’Algérie, l’armée encore moins que les autres.
La situation est, en effet, assez folle. Le pouvoir est détenu à Paris par le nouveau président du Conseil, le centriste alsacien Pierre Pflimlin, investi au petit matin du 14 mai sous le coup de l’émotion. Mais il ne s’exerce plus de l’autre côté de la Méditerranée. Là où Salan et l’armée, dotés de pouvoir accrus par le vote de l’état d’urgence pour tout le territoire national, départements d’Algérie inclus, jouent les arbitres. Un état d’urgence qui n’empêche en rien les gaullistes Delbecque ou Neuwirth de tenir le terrain algérois. En métropole s’activent parallèlement avec la même désinvolture leurs compagnons du groupe dit «des six»: Foccart, Frey, Guichard, La Malène, Lefranc, Ribière, Debré…
Les gaullistes peuvent naturellement compter sur l’Association des Français libres, dont le congrès, réuni à Toulouse le 20 avril 1958, a lancé un appel public en faveur de De Gaulle. Mais aussi sur l’Amicale des réseaux Action de la France combattante, sur le Comité des chefs de réseaux (environ 1200 membres), sur l’infatigable Marie-Madeleine Fourcade, vice-présidente de l’Union internationale de la Résistance et de la Déportation, coresponsable depuis mars 1958, avec André Astoux, d’une grande campagne publique pour le retour de l’homme du 18 juin. Un continent enfoui de groupes, d’organisations, de cercles, d’agents d’influence, de vecteurs d’opinions, qui, en demi-sommeil jusque-là, bourgeonnent soudain. Sans oublier deux sympathisants de poids, Roger Wybot, l’ex-Français libre qui dirige la Surveillance du territoire, la DGSI de l’époque, et l’ancien résistant Michel Hacq, patron de la PJ. Signe des temps, la police a déjà manifesté en civil dès mars devant l’Assemblée contre le terrorisme FLN et pour de meilleurs salaires. Elle est en train de se détacher du pouvoir.
Une inquiétude tout de même: et si le changement de régime se faisait au prix d’une autre guerre, civile celle-là, contre un Parti communiste encore puissant? Ce PCF que rejoindraient alors quelques autres mouvements de gauche, sur une ligne de lutte antifasciste inspirée de la guerre d’Espagne? De Gaulle et les gaullistes ont déjà trouvé la parade: comme au temps du RPF, une stratégie duale. En agitant la menace d’un coup de force militaire, on sème la peur – le bâton. En démontrant que seul De Gaulle peut chasser le spectre de la guerre civile, on rassure élites et opinion – la carotte. Le bâton portera le nom d’opération «Résurrection».
En quoi consista l’opération «Résurrection»?
Même initié par le fidèle Massu, ce projet de largage en métropole d’unités aéroportées d’Algérie, fer de lance éventuel d’une prise de pouvoir par l’armée avec montée d’unités d’élite sur Paris, n’est pas marqué au sceau exclusif de la croix de Lorraine. Sur consignes pesées au gramme près par Massu et Salan, deux émissaires gagnent clandestinement la métropole dans la nuit du 17 au 18 mai. Si le commandant Vitasse n’est pas gaulliste, le capitaine Lamouliatte subit, lui, l’influence de l’incontournable Delbecque. Leur mission: contacter les officiers supérieurs «amis». En particulier le général Miquel, patron des forces cantonnées dans le Sud-Ouest, à forte proportion de bérets rouges.
Lors de sa conférence de presse du 19 mai à l’hôtel d’Orsay, De Gaulle a présenté la «crise nationale extrêmement grave» que traverse le pays depuis six jours comme le début possible «d’une sorte de résurrection». Le coup de force militaire que Miquel est chargé de planifier portera ce nom de code. Contactés, d’autres hauts officiers supérieurs se déclarent prêts à soutenir l’opération, tels le général Descour, chef de la région militaire lyonnaise, ou le colonel Gribius, qui commande les blindés de Rambouillet.
«Résurrection» prend forme. C’est à ce moment que le loup gaulliste entre dans ce qui n’avait déjà rien d’une bergerie. Vitasse noue en effet des contacts avec Foccart, l’homme des affaires secrètes de De Gaulle, avec Pierre Lefranc, ancien du RPF, et avec Christian de La Malène, proche, lui, de Debré. En parallèle, il établit la liaison avec l’USRAF (Union pour le salut et le renouveau de l’Algérie française), d’obédience soustellienne. Il obtient en outre l’accord explicite de Michel Hacq et de Roger Wybot, piliers de l’appareil policier. Si elle ignore les détails de ces préparatifs, la gauche, en proie au syndrome guerre d’Espagne, dénonce avec véhémence le risque de coup d’État militaire. La crainte du débarquement imminent des paras hante les esprits. Pour De Gaulle, tenu au courant des grandes lignes de «Résurrection» par Foccart, c’est tout bénéfice.
En organisant la prise de pouvoir du CSP en Corse, entreprise insurrectionnelle quoique pacifique, Thomazo, Neuwirth, Delbecque et les activistes de l’île de Beauté accentuent la pression sur Paris. Une de ces tragicomédies qui, chez nos compatriotes sudistes au sang chaud, peuvent tourner au drame. Le 24 mai, agissant sur ordre de Massu, des paras du 11e choc – le bras armé des services spéciaux – entrent dans la préfecture d’Ajaccio, où ils déposent le préfet. Mais à Bastia, le premier adjoint, le socialiste Sébastien de Casalta, soutenu par les communistes, s’enferme dans la mairie pour la transformer en pôle de résistance. L’affaire se terminera le 26 mai, sans effusion de sang, par une sortie dans l’honneur des assiégés au son de la Marseillaise.
Après l’affaire corse, la peur du coup de force en métropole grandit dans l’opinion. Excellent! Mais elle doit surtout donner des ailes aux manœuvres entreprises pour séduire Guy Mollet, toujours secrétaire général de la SFIO et pilier de toutes les combinaisons ministérielles depuis la Libération. C’est que De Gaulle n’entend pas revenir en otage de l’armée, mais en maître du jeu intronisé par des voies légales.
Comment la classe politique de l’époque a-t-elle réagi aux événements d’Alger?
Le président de la République René Coty semble le moins surpris. Depuis déjà deux ans, ne songeait-il pas à la désignation de De Gaulle à la présidence du Conseil à la condition – pas évidente – qu’il daigne se plier aux formes de la IVe République? Pour avoir fait échouer en août 1944 une énième tentative américaine visant à court-circuiter l’homme du 18 juin (en l’occurrence, un projet de passation des pouvoirs «à l’amiable» entre Pierre Laval, le chef du gouvernement du maréchal Pétain, et Édouard Herriot, le président radical de la Chambre des députés d’avant-guerre, par l’entremise de l’OSS, les services spéciaux américains), Coty est apprécié à Colombey. De quoi faciliter les rapports. Ne disposant cependant que de pouvoir constitutionnels très limités, l’hôte de l’Élysée se voit contraint de surfer sur les mouvements en cours, dans l’espoir de pousser la classe politique dans son sens.
Une classe politique tétanisée par les événements d’Alger, mais souvent peu enthousiaste de prime abord à l’idée d’un changement de régime. Tandis que chez les démocrates-chrétiens du MRP, un franc-tireur comme Georges Bidault l’appelle de ses vœux (dès le 14 mai, cet ancien président du Conseil national de la Résistance sous l’Occupation a écrit à De Gaulle pour lui demander de revenir), figure emblématique du Centre national des indépendants et paysans – la droite conservatrice -, Antoine Pinay s’y résigne, mais par raison.
C’est à gauche que l’impact des événements algérois sera le plus puissant. Dans un premier temps, radicaux, socialistes SFIO et PCF réagissent par analogie avec la guerre d’Espagne: tous au créneau pour défendre la République contre l’extrême droite et l’armée! Mais une fois De Gaulle lancé dans l’arène, les réactions divergent. François Mitterrand reste sur la ligne «défense de la République», de même que Pierre Mendès France, gêné tout de même: ministre de De Gaulle à la Libération, il lui est difficile de taxer de fasciste son ancien chef dans la France libre! Mais Mollet hésite. À l’écoute de sa base (petits employés, fonctionnaires de rang souvent modeste et parfois ouvriers), le patron de la SFIO est bien placé pour mesurer la désaffection populaire envers un régime impuissant. La République bien sûr, mais à condition de trouver des volontaires pour monter aux barricades la défendre. Or de ce côté, à part les communistes que Mollet, marxiste repenti, craint et déteste, il n’y a personne. D’où l’oreille de plus en plus attentive qu’il va prêter à la solution De Gaulle.
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Il n’est pas seul. Dans la nuit du 26 au 27 mai, le président du Conseil nouvellement investi, Pierre Pflimlin, rencontre secrètement De Gaulle dans la maison du conservateur du château de Saint-Cloud. De Gaulle, qui se pose en seul rempart contre la guerre civile, assure qu’il ne reviendra jamais au pouvoir dans un «tumulte de généraux». Mais vers 12h30, c’est le même homme qui, déformant les termes de la rencontre de la veille dans un communiqué, assène unilatéralement, comme si la chose était acquise d’un commun accord: «J’ai entamé hier le processus régulier nécessaire à l’établissement d’un gouvernement républicain capable d’assurer l’unité et l’indépendance du pays.»
Et qui, ce même 28 mai vers 10 heures du matin, a reçu le général Dulac, chef de cabinet de Salan venu lui exposer à Colombey les détails du plan «Résurrection»? De Gaulle a marqué son intérêt par quelques remarques d’ordre technique, avant de conclure: «Vous direz au général Salan que ce qu’il a fait et ce qu’il fera, c’est pour le bien de la France.» L’art du poker menteur porté au zénith.
De fait, les obstacles sur la route du pouvoir se dégagent peu à peu. Depuis l’émeute du 13 mai, le PCF clame bien sa volonté de se battre jusqu’au bout. Avec ses 250.000 militants effectivement organisés en cellules, il constitue certes une force considérable au cœur du monde ouvrier. Reste que ses dirigeants, Maurice Thorez, Jacques Duclos et Benoît Frachon, savent comme Mollet que le message qui remonte de la base n’est pas celui de la lutte à mort contre les «factieux». PCF et CGT fourniront donc les gros bataillons des manifestants et des grévistes, mais sans pousser le bouchon plus loin que la mise en état d’alerte des mairies de la banlieue rouge et l’armement discret de quelques militants de l’appareil profond. Rien à voir avec des milices populaires du type de celles qui avaient été formées à Madrid ou à Barcelone en 1936, où elles étaient d’ailleurs anarchistes.
Cette République, que plus personne ne veut défendre, finit par mettre les pouces. Le 1er juin, De Gaulle est investi président du Conseil, le dernier d’un régime dont il s’apprête à orchestrer la disparition. Dès les 2 et 3 juin, les premières passes d’armes interviennent à l’Assemblée nationale à propos des modalités d’élaboration du projet de réforme constitutionnelle. La thèse gaulliste, qui ne soumet pas ce texte à une censure préalable du Parlement, l’emporte par 350 voix contre 161, tandis que les pleins pouvoirs, dont celui de légiférer par ordonnances, sont accordés pour six mois au nouveau président du Conseil. Paraît d’ailleurs dès le 11 juin, au Journal officiel, le texte de la première des 335 ordonnances que prendra le gouvernement De Gaulle jusqu’au 7 janvier 1959!
Le 3 septembre, le Conseil des ministres adopte le projet définitif de la nouvelle Constitution, élaboré notamment par Michel Debré. Soumis à référendum selon l’exigence gaullienne, le texte obtient 79,25 % des suffrages exprimés. Il est promulgué le 4 octobre. Le 30 novembre, au soir du deuxième tour des législatives, l’Union pour la nouvelle République, le parti gaulliste tout neuf, obtient 212 sièges, contre 44 pour la SFIO et 10 pour le PCF. Un large succès, qui ne lui assure pourtant pas la majorité parlementaire absolue, l’obligeant à composer avec la droite modérée.
Le 21 décembre, un collège d’élus fait de De Gaulle le premier président de la Ve République par 77,5 % des suffrages, Georges Maranne pour le PCF et Albert Châtelet pour la gauche non communiste ayant fait acte de candidature seulement pour la forme. Le 8 janvier 1959, De Gaulle prend officiellement ses fonctions à l’Élysée à la place de Coty. Le nouveau régime est en place.
Pourquoi De Gaulle a-t-il réussi à prendre le pouvoir?
En trois semaines, les planètes se sont toutes disposées en forme de croix de Lorraine. D’abord parce que les gaullistes se trouvaient en permanence au bon endroit et au bon moment: à Alger dans les coulisses du 13 mai avec Delbecque ou Neuwirth, mais aussi en métropole pour récupérer le mouvement insurrectionnel, tout en maintenant le contact avec De Gaulle via Foccart, Lefranc et Guichard. Dans l’armée, la police, la fonction publique, le Parlement, la rue. Partout.
Unissant leurs efforts, ces fidèles ont mené une stratégie globale: contribuer à l’explosion de la chaudière algérienne, puis se servir du spectre du coup d’État et de la guerre civile pour imposer le retour de De Gaulle. Les activistes de l’Algérie française, au contraire, n’avaient pas une mais dix stratégies, pas un mais dix chefs. Même sortie de son silence, la «grande muette», sur laquelle ils comptaient tant, n’avait en outre rien d’une armée de coup d’État à la sud-américaine. De leur côté, les partis de droite, tous «Algérie française», n’étaient pas prêts à accepter un pouvoir militaire. La solution De Gaulle – le changement dans l’ordre, sous l’autorité d’une grande figure historique – avait tout pour lever leurs réticences.
Malgré ses gesticulations, la gauche, elle, n’a jamais pu mobiliser en profondeur une opinion publique hostile au «système» dans sa grande majorité. Le PCF était certes puissant, mais isolé, au contraire des gaullistes sortant en un éclair de leurs «douze ans de solitude». Avec en tête le souvenir de l’écrasement de l’insurrection hongroise de 1956 par les chars de l’Armée rouge, personne n’avait envie d’une dictature communiste en France, hormis les militants les plus fanatiques du PCF. Même Moscou s’en rendait compte, d’où les consignes de modération envers De Gaulle délivrées à Maurice Thorez par le numéro un soviétique, Nikita Khrouchtchev.
La guerre civile menaçait et les métropolitains, peu attachés finalement à l’Algérie française, comme le démontreront leurs votes massifs en faveur de la politique d’autodétermination puis d’indépendance, ne voulaient pas que le problème algérien engendre ce conflit fratricide armé qu’il finira pourtant par déclencher dans la période 1961-1962.
Formidable joueur de poker doté d’un prestige personnel considérable chez les métropolitains comme chez les musulmans d’Algérie, le général De Gaulle sut abattre ses cartes l’une après l’autre avec une rare maîtrise. D’échec, la IVe République était mat.