L’allocation universelle: les éléments de la décision

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Le revenu universel: Euthanasie bureaucratique ou renouveau de l’Etat providence?

« Les libéraux formulent une critique juste en disant que les agents se sont appropriés les services publics aux dépens des citoyens. Ils en tirent une conclusion hâtive en prônant leur liquidation. De l’autre côté, les « républicains », au nom d’une défense juste du principe du service public, justifient tous les abus. Pour avancer, il faut sortir de ces querelles de fous. S’agissant de l’éducation, c’est la même chose, le blocage intellectuel est complet. »

Marcel Gauchet, in Le Point,  17/08/06

La proposition d’instaurer un revenu universel, dit “allocation universelle” ou “revenu de base” est d’actualité. Son instauration est soutenue par des forces contradictoires: les libéraux ont depuis longtemps soutenu cette idée – notamment Friedrich Hayek – pour diverses raisons, l’une étant de lutter contre le maquis bureaucratique d’aides sociales dont la complexité ruine l’efficacité et maintient une bureaucratie publique improductive. A gauche, l’idée est que la valeur de la vie humaine et sa contribution à la création de richesse ne se limite pas à la contribution au capital, point de vue notamment défendu par Bernard Friot qui défend le principe du salaire à vie, un point de vue différent des tenants du revenu de base. Une autre tendance est de considèrer que l’économie fondée sur le numérique – l’iconomie – ne crééra plus assez d’emplois pour tous.

Plusieurs questions se posent:

  1. Que rémunère le salaire à vie ou l’allocation universelle? est-ce une prestation sociale ou la rémunération d’une contribution à la société?
  2. A quel niveau le fixer? Est-il un substitut au salariat? Peut-on envisager que quelqu’un puisse vivre de son allocation universelle sans travailler? (ce qui est en pratique le cas avec les personnes qui vivent d’allocations sociales toute leur vie).
  3. Le cas de Speenhamland exposé ci-dessous montre qu’il peut être une fausse bonne idée, contribuant à maintenir une main d’oeuvre précaire au service du capital et être une dégradation de la personne humaine réduite à l’assistanat.

Derrière une surprenante unanimité médiatique se cachent des visions différentes et bien des pièges. Pour nourrir le débat je républie l’étude que j’avais faite en 2007 sur le système de Speenhamland et l’euthanasie bureaucratique de l’Etat: une stratégie désormais bien rodée (et abondamment pratiquée par nos “socialistes”) est de pousser l’assistanat jusqu’à l’absurde pour permettre ensuite, à eux ou à leurs partenaires du show politique de la pseudo alternance, d’en prôner la suppression.

Soit on est pour l’intervention de l’Etat et l’on doit en accepter le coût et l’inconvénient – la bureaucratie et les rentes – soit on veut combattre ces dernières en introduisant une logique de performance et l’on entre forcément dans une logique de démantèlement de l’Etat en tant qu’institution, selon la logique néo-classique.

L’expérience montre au contraire que l’Etat n’est pas la « bête noire » qu’en fait le NPM (New Public Management), et qu’admettre son rôle en tant qu’institution régulatrice du développement économique, politique et social des nations n’implique pas pour autant retour à la rationalité bureaucratique de l’administration de la seconde révolution industrielle. Il ne s’agit donc pas de faire le contraire du NPM mais d’opérer un retour aux sources du modèle wébérien en ce qu’il avait de puissant, mais dans une approche radicalement nouvelle (Drechsler 2005).

Mon propos est de montrer que si l’on suit la ligne de démarcation actuelle, la stratégie de réforme court le risque d’être entraînée dans un processus d’euthanasie bureaucratique du secteur public et de l’Etat en général.

En confondant institutions et organisations, l’institutionnalisation est censée mener fatalement à la multiplication d’organisations dont la bureaucratie bloque le fonctionnement des institutions. Il y a euthanasie bureaucratique quand l’incapacité à résoudre le problème de la bureaucratie au niveau des organisations publiques est prétextée pour supprimer le secteur public, voire le principe de l’Etat institution lui-même. Ainsi, la supposée mauvaise gestion de grandes entreprises publiques comme la SNCF ou EDF ou l’incapacité à remettre en cause des statuts exorbitants du droit commun de certains personnels, est prétextée pour prôner leur privatisation. Ce critère n’a aucun rapport avec l’analyse de ce qui doit ou non appartenir au secteur public en fonction de la nature du bien géré, soit le rapport entre rentabilité sociale et rentabilité privée et le poids des externalités, ou encore la nécessité pour l’Etat d’agir de manière contra-cyclique ou de pallier l’absence d’initiative du secteur privé.

Ce processus n’est pas volontaire comme dans une démarche d’euthanasie classique, au sens où il ne s’agit pas d’un sabotage délibéré des institutions par la bureaucratisation des organisations. Il combine une difficulté pratique – trouver la réponse à un problème complexe de gestion de politique publique – et une prédiction auto-réalisante – « l’Etat, çà ne marche pas » (Stiglitz, 2000) – qui vient justifier une absence d’investissement dans le développement du management des politiques publiques pour une solution qui apparaît comme simple et élégante, fondée sur le corpus théorique de « l’économie du tableau noir » – « le marché, çà marche ».[1]

En apportant une réponse politique à un problème de gestion, on ravale par là même la politique à la gestion, phénomène, nous allons le voir, qui joue un grand rôle dans le processus d’euthanasie bureaucratique.

Ce raisonnement ne peut prétendre puiser ses sources dans la pensée libérale humaniste qui, de Smith à Hayek, n’a jamais nié ni le rôle et la nécessité d’un Etat fort, ni celle de son intervention dans la vie sociale et économique. Pour les penseurs libéraux classiques, il s’agissait précisément de libérer l’Etat des sinécures et des rentes pour lui garantir sa liberté d’action conformément à un droit à l’abri des contingences, et non de sortir l’économie du domaine des sciences morales pour en faire une science en soi comme le prétendra l’économie politique du XIX° siècle (Polanyi 1944, Alvey, 2000).

Notre propos n’est pas de dire que la littérature en management public s’organise autour de cette dichotomie sommaire. Il est, selon la formule de Kelman (2005), d’accroître la « capacité prescriptive » de la recherche en management public en l’ancrant dans une théorie de la connaissance qui doit être notre axe d’étude dès lors que l’on cherche à fonder notre interprétation des phénomènes à partir de l’observation de notre environnement.

C’est donc d’une question de méthode intellectuelle qu’il s’agit. À partir de l’analyse critique de la réforme des poor laws de 1834 en Angleterre qui a été un remède pire que le mal et est caractéristique d’un processus d’euthanasie bureaucratique, on peut dégager les éléments d’analyse des pièges de la mise en place d’une allocation universelle.

Anatomie d’un processus d’euthanasie bureaucratique : le système de Speenhamland

« Si une société humaine est une machine qui agit d’elle-même pour perpétuer les modèles sur lesquels elle est construite, Speenhamland fut un automate destiné à détruire les modèles susceptibles de fonder n’importe quel type de société. Cette loi ne fit pas qu’encourager les tire-au-flanc et ceux qui voulaient tirer parti de leur insuffisance prétendue, elle augmenta les séductions du paupérisme pour un homme au moment critique précisément où il s’efforçait d’échapper au sort des misérables ».

Karl Polanyi, La Grande transformation (1983 : 140)

Ce n’est qu’après la publication de La Richesse des Nations d’Adam Smith en 1775 que le paupérisme va devenir l’élément saillant des conséquences de la révolution industrielle en Angleterre. Il est produit non seulement par la poursuite du mouvement des enclosures, le déclin de l’artisanat rural au profit des fabriques, mais aussi par la guerre avec la France qui entraîne une hausse du prix du blé importé, conjuguée à de mauvaises récoltes. Les lois élisabéthaines sur les pauvres de 1601, complétées par les lois de la restauration, réservaient les secours publics accordés par les paroisses aux indigents (les « poors »), que l’on distinguait des pauvres (les « paupers ») aptes au travail qui ne pouvaient recevoir de secours qu’en entrant dans une workhouse.

Le 6 mai 1795, des magistrats du Berkshire, réunit à l’auberge de Speenhamland, décident d’une modification substantielle de ce système : ils étendent le devoir d’assistance des paroisses à tous et déterminent un revenu minimum indexé sur le prix du blé et sur la taille de la famille : c’est le « système de Speenhamland » que Karl Polanyi qualifiera « d’atrocité bureaucratique » et de « véritable chef-d’œuvre de dégénérescence institutionnelle » (1983 :136).

La mise en place du système se conjuguant avec l’interdiction des syndicats, les employeurs pouvaient donc baisser les salaires dès lors qu’ils étaient complétés par le barème de Speenhamland. Pour éviter d’avoir eux-mêmes à cotiser à l’impôt nécessaire au financement du système, il leur suffisait d’employer en sureffectif de nombreux travailleurs. Il s’ensuivit un processus de dégénérescence bureaucratique à trois caractéristiques :

  • La baisse des revenus du travail, ce qui devait être un plancher devint un plafond indexé sur les barèmes (« rates») du système. Pratiquement, la workhouse devint la poorhouse, le travailleur valide fut réduit au sort de l’indigent.
  • Une destruction du lien social par la destruction du rapport social au travail réduit à un rapport d’assistanat selon le dicton « one day on the rates, always on the rates ».
  • Une subvention au profit d’une aristocratie terrienne en déclin payée par l’industrie, elle-même touchée par la baisse de la productivité du travail mais qui pouvait maintenir des prix élevés des blés grâce aux corn laws.

Le système avait pour objectif de renforcer le dispositif des poor laws comme garantie contre les émeutes liées au paupérisme. Il joua son rôle dans un premier temps, au point que Pitt tenta de donner au système un statut légal. Mais face à son coût (les aides aux pauvres passent de 1% du PIB en 1748-50 à 2,7% en 1818-20) et à ses effets pervers (les bénéficiaires sont de plus en plus jeunes et aptes au travail), et au fait qu’il ne satisfaisait pas les principaux intéressés qui se révoltent en 1830-31 (les émeutes dites du Captain Swing), une Commission royale fut chargée de procéder à son évaluation.

Elle procédera à partir de 1832 à une vaste enquête publique (26 volumes, 13000 pages), considérée comme la première enquête sociologique dans l’ouvrage canonique des économistes socialistes Sidney et Béatrice Webb[2], English poor law history (1930). Les travaux de la Commission aboutirent à l’abolition des anciennes poor laws en 1834 et à leur remplacement par de nouvelles lois qui rétablissaient le principe des workhouses pour les pauvres et renvoyait le secours aux indigents vers la charité individuelle. Pour Polanyi, cette décision marque la naissance du marché du travail et le triomphe de l’économie politique classique caractérisée par trois éléments, la stabilité de la monnaie avant tout (incarnée par l’étalon-or), le libre – échange et le marché du travail devenu marchandise. Après le rétablissement de l’étalon-or à la fin des guerres napoléoniennes, l’abolition du système de Speenhamland ouvrait la voie à l’instauration totale du libre-échange qu’incarnera l’abolition des corn laws en 1846 et surtout le traité de commerce avec la France de 1860.

Dans le monde anglo-saxon, la référence au système de Speenhamland est d’actualité à chaque offensive contre les principes du welfare state ou, au contraire, par les partisans d’un revenu minimum détaché du travail productif[3]. A l’opposé, les détracteurs du welfare state reprennent les conclusions de la Commission royale : le système d’assistance incite à l’oisiveté, à la déresponsabilisation individuelle et à la surnatalité chez les pauvres, ainsi, aux Etats-Unis, Charles Murray en 1986 dans Losing Ground considère que les dispositifs de welfare issus du projet de grande société n’ont pas aidé les pauvres et ont eu l’effet inverse.

Nous avons donc là la structure d’un processus d’euthanasie bureaucratique, qui peut se présenter en trois temps :

  • Face à un problème de politique publique, un dispositif est conçu pour pallier ses conséquences les plus dommageables pour la société, sans aborder les causes structurelles du problème.
  • Le dispositif agissant dans une interaction de phénomènes complexes génère des effets pervers inattendus et prend une autre tournure au gré de l’évolution de la conjoncture, son rapport coût – efficacité devient obscur et critiquable. Son efficacité diminue et est décriée par ses principaux destinataires.
  • La critique du dispositif donne naissance à une idéologie de stigmatisation qui permet de renverser la cause et l’effet, et de faire des bénéficiaires et de leur comportement les responsables de la « dégénérescence institutionnelle » du système.

Notre propos n’est pas d’entrer dans un débat – qui fait l’objet de milliers de pages sans être clos pour autant – sur le meilleur moyen de lutter contre la pauvreté. Il est de voir comment autour du système de Speenhamland se sont forgées des croyances sur l’origine et le traitement de la pauvreté – que partageront des hommes aux visions si différentes comme Malthus, Ricardo et Marx[4] – qui devront attendre 130 ans pour être questionnées par une recherche académique sérieuse qui sera le fait de Mark Blaug (1963, 1964) et de Fred Block et Margaret Somers (2003) aux Etats-unis et au Canada.

Les croyances que la Commission royale va théoriser sont en fait formulées par Malthus dans son Essai sur la population de 1798 : les secours aux pauvres perturbent une loi de la nature qui fait de la faim le moteur de la recherche du travail et de la pauvreté le résultat de l’absence de contrôle de la procréation résultant d’aides basées sur la taille de la famille. Le seul moyen de restaurer la discipline imposée par la loi naturelle de la rareté et de la faim est donc de supprimer les aides aux pauvres. Ces vues de Malthus ont été introduites dans l’économie politique par Townsend dans sa Dissertation on the poor laws (1786), rééditée en 1820 : face à la montée d’un paupérisme structurel lié au développement de la révolution industrielle, introduit un nouveau concept légal dans les affaires humaines, celui de « loi de la nature » (Polanyi, 1983 :158).

Il renverse ainsi la proposition de Hobbes selon laquelle un gouvernement est nécessaire parce que les hommes se conduisent comme des bêtes, alors qu’en fait, pour Townsend, ils sont réellement des bêtes et donc non-éducables : dès lors, seul un minimum de gouvernement est nécessaire. Les « lois de la nature » viennent expliquer et théoriser l’échec des politiques publiques face à la pauvreté et acquièrent le statut d’une vérité scientifique. C’est là, selon Polanyi, le facteur décisif qui va permettre la création du marché du travail « un acte de vivisection pratiqué sur le corps de la société par ceux qui se sont endurcis à la tâche grâce à l’assurance que seule la science peut donner » (1983 :174).

Ainsi, la faillite du système de Speenhamland – dans son incapacité à résoudre le problème de la pauvreté – et sa théorisation par les débats de la Commission royale, largement conditionnés par les écrits de Malthus et de Townsend – vont fonder une croyance que Polanyi sera le premier à discuter en 1944, selon laquelle le marché libre du travail comme marchandise est une « loi de la nature », en rupture complète avec la tradition chrétienne qui inspirait les relations du travail avant l’apparition de « l’économie politique »[5].

Que s’est-il en fait réellement passé ? On peut aujourd’hui, dans la foulée des travaux de Polanyi et de Mark Blaug et de leur actualisation par Block et Sommers, questionner la lecture même des faits. Speenhamland n’était pas aussi universel que l’histoire officielle porte à croire et n’a pas eu un effet aussi désocialisant qu’il a été dit et comme l’a crédité également Polanyi au vu des sources à sa disposition. Mark Blaug (1963) a montré qu’il était surtout répandu dans le Sud-est rural de l’Angleterre et que, de surcroît, il jouait un rôle de régulateur du travail saisonnier qui répondait aux besoins en main d’œuvre. Blaug montre surtout que la subvention aux salaires des ouvriers employés n’existait en pratique presque plus en 1832 quand la Commission royale a commencé son enquête. Speenhamland, à l’époque de l’enquête, consistait surtout en un système d’allocations familiales. Il a joué un rôle positif dans le développement économique de cette région en croissance rapide mais encore sous-développée de l’Angleterre. Après son abrogation en 1834, le système a de facto continué à fonctionner là où il avait besoin de le faire.

Mark Blaug a été le premier à pointer le vice de fond qui a entaché l’enquête de la Commission. Tout d’abord, Nassau Senior et Edwin Chadwick ont décidé de ne pas faire de synthèse de l’enquête de sorte que toute personne voulant critiquer leur conclusion devait se plonger dans l’analyse des 5000 pages de réponses aux questionnaires, ce qui devra attendre 130 ans et le travail de Mark Blaug. Ensuite, Blaug (1963) fait ressortir le biais idéologique qui a perverti le questionnaire de la Commission royale : les deux rapporteurs, Senior et Chadwick, étaient des laisser-fairistes convaincus qui ont intentionnellement confondus les allocations pour les enfants avec les subventions aux salaires pour noircir l’acte d’accusation. L’analyse détaillée du questionnaire de la Commission effectuée par Mark Blaug fait apparaître que ses deux auteurs ont délibérément joué sur la confusion des mots en assimilant « allowance » (les allocations familiales) aux subventions aux salaires. Ainsi, plus d’un siècle d’histoire sociale et politique allait se jouer sur un faux problème et l’ignorance du vrai.

La cause de la faillite du système et de la progression de la pauvreté dans les campagnes fut la sous-industrialisation du sud au profit du nord, le déclin de l’artisanat rural et la poursuite des enclosures. Elle s’inscrivit dans le retournement du premier cycle technologique et l’entrée en phase de rendements plafonnants après 1815, la crise de 1816, accrue par la décision de revenir à l’étalon-or prônée par Ricardo pour rétablir la valeur de la livre d’avant-guerre. Le Nord industriel de l’Angleterre fut lui-même très touché par la récession économique, avec un chômage atteignant 30% des ouvriers (Freeman et Louçà, 2001).

La progression de la pauvreté a donc résulté d’erreurs de politique macro-économique liées à la conjoncture de déclin du premier cycle technologique. Le système de Speenhamland n’a fait qu’aggraver les choses tout en remédiant au court terme pour éviter les émeutes. Il a surtout servi les intérêts de l’aristocratie terrienne dont les revenus étaient doublement protégés : par les bas salaires permis par Speenhamland et par les corn laws qui maintenaient une cherté artificielle des blés. L’aide à l’alimentation des pauvres étaient ainsi une subvention indirecte à l’aristocratie foncière. Une fois le poids de celle-ci réduit après la réforme du suffrage censitaire de 1832 qui élimine les « bourgs pourris », le pouvoir passe aux classes moyennes qui constatent la faillite du système.

Mais les débats autour de sa suppression ont donné naissance à une croyance : ce sont les pauvres qui, victimes du système, sont en fait la cause de sa perversion en sombrant dans le vice de l’oisiveté assistée et l’absence de contrôle sur leur reproduction. Tous les partisans du déterminisme historique y trouvaient leur compte : Malthus et Townsend qui donnaient à leur « loi de la nature » un statut scientifique, Ricardo qui transférait la responsabilité de la récession sur les pauvres, et Marx qui pouvait commencer à bâtir sa doctrine.

Que s’est-il passé ensuite ? La victoire du laisser-faire n’a pas été celle de la diminution de l’interventionnisme étatique. On assiste, entre 1830 et 1850 à une explosion des fonctions administratives de l’Etat. Même un laisser-fairiste comme Chadwick évoluera face aux manifestations d’hostilités dont il sera l’objet pendant la récession économique de 1837, dont les effets seront considérablement aggravés par la réforme des poor laws. Il sera l’auteur d’un rapport sur la condition sanitaire des classes laborieuses en Grande-Bretagne préconisant l’instauration d’un système de santé publique, qui sera dans un premier temps rejeté par le gouvernement conservateur puis adopté par le gouvernement libéral en 1848.

Le programme de l’interventionnisme étatique avait été détaillé de manière précise selon les principes utilitaristes par Jeremy Bentham qui ont nécessité plus d’intervention administrative, car selon l’élégante formule de Polanyi « le laisser-faire n’est pas un moyen de faire les choses, c’est la chose à faire »  (1983 : 189). Faire le laisser-faire implique un activisme administratif débordant. Bentham s’inscrit avant l’heure dans la tradition du positivisme logique. Pour lui, il y a trois choses indispensables au succès de l’économie : l’inclination, le savoir et le pouvoir. Si l’inclination est le propre de l’entrepreneur, le savoir et le pouvoir sont administrés avec une meilleure efficience par le gouvernement que par les personnes privées. Ce qui suppose un développement considérable de l’administration : « le libéralisme de Bentham signifie que l’action parlementaire doit être remplacée par celle d’organismes administratifs » (Id.). La réforme des old poor laws s’inscrira dans un contexte de réaction politique mené par le Parlement avec la crise qui a suivi la fin des guerres napoléoniennes (suspension de l’habeas corpus, Libel Act, répression du mouvement chartiste…) qui laissera les mains libres à la croissance du pouvoir administratif. Nous retrouvons ici des analogies avec la mise en place du NPM et de sa « bureaucratie libérale », selon l’expression de David Giauque, qui s’est traduite par une hausse considérable de la réglementation.

Le problème de la pauvreté n’a pas trouvé sa solution par cette invocation d’une loi de la nature. Elle a au contraire eu un effet contre-productif en associant obligation de travailler dans une workhouse et statut infamant. En 1886, la circulaire Chamberlain dissocie le travail des pauvres des stigmates du paupérisme de la workhouse et en 1905 le Parlement adopte l’Unemployment Workman Act qui instaure le travail temporaire pour les victimes du chômage saisonnier. Les poor laws seront officiellement remplacées en 1929 par des dispositifs d’assistance aux chômeurs et de secours mutuels.

Polanyi note que le retour à ce système plus équilibré, régi par des principes de planification, s’est fait de manière naturelle alors que c’est l’implantation du laisser-faire qui a été planifiée. Droit syndical, loi sur les accidents du travail, inspection des usines, assurances sociales, services publics, instruction obligatoire… la fin du XIX° siècle verra toute l’Europe se doter d’une législation sociale qui ne sera pas l’œuvre d’idéologues et de l’application de croyances, mais « tout tend à étayer l’hypothèse que des raisons objectives de nature incontestable ont forcé la main des législateurs » (Id :199).

Ainsi, un processus d’euthanasie bureaucratique nous apparaît comme résultant d’un échec d’une politique publique qui se caractérise par :

  • Un problème non résolu par les dispositifs existants et allant s’aggravant, lié à des coûts croissants de ces dispositifs.
  • Un processus non-intentionnel, qui, en l’absence de toute métrique pertinente de mesure la performance et de théories pertinentes pour comprendre une situation, est aveuglé dans l’observation des faits par un système de croyances qui fournit des explications simples invoquant des lois de la nature comme fondement scientifique, là où la raison humaine peine à modéliser les processus complexes d’une société en pleine mutation.
  • Le décor du processus est la défense des intérêts acquis des catégories sociales dominantes du cycle technologique en déclin, les catégories sociales montantes, dans leur impatience, adhérant aux croyances.
  • La solution issue de ce processus ne résout pas les problèmes, ils sont aggravés jusqu’à ce que le progrès de la connaissance et la fragilisation du système de croyances laisse sa place au réel et, sous l’empire du bon sens et du pragmatisme, permettent des décisions parvenant à une stabilisation du système.

 

[1] « l’économie du tableau noir » (blackboard economy) est la critique adressée à l’appareil théorique de l’économie néoclassique de Arrow et Debreu qui renouvelle la théorie de l’équilibre général en la fondant sur des démonstrations mathématiques abstraites qui ne fonctionnent, selon leurs critiques (Blaug, Stiglitz), que sur le tableau et qui ne tiennent pas compte de la réalité et des faits.

[2] Sidney Webb, historien et fondateur du mouvement fabien, courant socialiste non marxiste qui succéda au mouvement de Robert Owen, il sera plus tard le fondateur de la London School of Economics, anobli par la Reine tout en restant un admirateur du système soviétique. Beatrice Webb produisit au sein de la Commission de révision de poor laws en 1905 un rapport minoritaire demandant 1° l’abolition des poor laws, 2° la mise en place d’un service public de l’emploi et 3° une politique de soutien aux classes laborieuses centrée sur l’éducation et la santé, qui fut rejeté par le gouvernement libéral de Asquith.

[3] Le principe de Speenhamland est aujourd’hui défendu par les partisans de l’allocation universelle au motif que le travail dans la société de la connaissance est plus lié à un vagabondage créatif qu’un travail au sens industriel du terme. Cette thèse est illustrée par la motion « utopia » du Parti socialiste en France, inspirée des travaux de la philosophe Dominique Meda. Le principe d’un revenu minimum est également proposé par Hayek « « La nécessité de tels arrangements (revenu minimum) dans les sociétés industrielles est hors de tout doute —ne serait-ce que dans l’intérêt de ceux qui ont besoin de protection contre les actes de désespoir des nécessiteux. » (La constitution de la liberté). Un principe plus sophistiqué sous la forme d’un impôt négatif (financé par un impôt positif) a été proposé par Milton Friedman qui le présente comme un autre moyen de gérer l’allocation universelle.

[4]  Dans « La situation de la classe laborieuse en Angleterre », Friedrich Engels reprend à son compte, tout en rejetant les conclusions des « commissaires malthusiens », celles du rapport de la Commission royale dont il cite un long extrait : « Certes, cette description des effets de l’ancienne loi sur les pauvres est, dans l’ensemble, exacte ; les allocations favorisent la paresse et l’accroissement de la population « superflue ». Dans les conditions sociales actuelles, il est clair que le pauvre est bien obligé d’être égoïste et que, lorsqu’il a le choix et vit aussi bien d’une façon que d’une autre, il aime mieux ne rien faire que travailler », Editions sociales, 1975, pp. 347 – 348

[5] Cette rupture, pour importante qu’elle soit, ne fut pas si radicale que certains lecteurs contemporains de Polanyi le prétendent. Dans une recherche récente, Laurence Fontaine  (L’économie morale : Pauvreté, crédit et confiance dans l’Europe préindustrielle, Gallimard, 2009, Paris) montre qu’il est faux d’opposer une économie  préindustrielle fondée sur le don et la solidarité à une économie industrielle uniquement fondée sur le marché du travail, les deux formes coexistant et permettant de lutter contre la pauvreté sans tomber dans l’assistanat.

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