Par Christian Authier
Le Pape, désigné «homme de l’année» par le magazine américain Time, défend les pauvres, attaque le fétichisme de l’argent et la dictature de l’économie.
A peine élu, le Pape François avait dû affronter une campagne de calomnies l’accusant d’avoir collaboré avec la dictature argentine (1976-1983). Rapidement, la manipulation fut démontée et de nombreuses voix, comme celle du prix Nobel de la paix argentin Adolfo Pérez Esquivel, prirent la défense de Jorge Bergoglio devenu François. Un an plus tard, le pape François est acclamé, y compris dans les médias français dont certains le dépeignaient (réflexe pavlovien) comme un suppôt de l’ordre moral, du conservatisme et de la réaction.
Un Pape marxiste ?
Du Nouvel Observateur sous la plume enflammée de Laurent Joffrin à Valeurs actuelles en passant par Le Mondesaluant le 21 décembre sur trois pages ce «héros» : il n’y a guère de notes discordantes. Cependant, chacun décrit le pape tel qu’il lui convient. Ainsi, dans Le Figaro du 3 décembre, le très libéral Yves de Kerdrel (par ailleurs directeur de Valeurs actuelles) dépeignait un pape fervent défenseur du libéralisme économique, de l’entreprise et du libre marché. Bref, une sorte de disciple d’Adam Smith. Cette vision devint encore plus drôle quelques jours plus tard quand la publication de la première encyclique apostolique déchaîna les passions du côté des plus libéraux des chrétiens américains. Rush Limbaugh, un animateur de radio, fustigea le texte intitulé «La Joie de l’Évangile», le qualifiant de «marxisme pur» quand Stuart Varney, de la chaîne Fox News, y dénonça du «néo-socialisme».
Face à la polémique, le Pape François a déclaré dans un entretien accordé au quotidien italien La Stampa, le 15 décembre, qu’il n’était pas marxiste. Malicieux, il précisait : «L’idéologie marxiste est erronée, mais dans ma vie j’ai rencontré de nombreux marxistes qui étaient des gens bien.» Au final, que disait donc cette exhortation apostolique pour susciter un tel émoi ?
Contre l’argent et la tyrannie du marché
Le Pape pourfendait «un système économique qui a en son centre une idole qui s’appelle l’argent» ainsi que la «tyrannie des marchés» dont l’idéologie et la stratégie visent à remplacer les Etats souverains. A propos de l’argent, il écrivait : «nous acceptons paisiblement sa prédominance sur nous et sur nos sociétés. La crise financière que nous traversons nous fait oublier qu’elle a, à son origine, une crise anthropologique profonde : la négation du primat de l’être humain ! Nous avons créé de nouvelles idoles. L’adoration de l’antique veau d’or a trouvé une nouvelle et impitoyable version dans le fétichisme de l’argent et dans la dictature de l’économie sans visage et sans un but véritablement humain.» Prônant un renforcement de l’État dans le contrôle de l’économie, il concluait : «Alors que les gains d’un petit nombre s’accroissent exponentiellement, ceux de la majorité se situent de façon toujours plus éloignée du bien-être de cette heureuse minorité. Ce déséquilibre procède d’idéologies qui défendent l’autonomie absolue des marchés et la spéculation financière. Par conséquent, ils nient le droit de contrôle des États chargés de veiller à la préservation du bien commun. Une nouvelle tyrannie invisible s’instaure, parfois virtuelle, qui impose ses lois et ses règles, de façon unilatérale et implacable.»
Evidemment, ce n’est pas un Hollande (sauf en période de campagne électorale) ou un DSK du temps de sa splendeur au FMI qui auraient osé une attaque aussi radicale contre l’argent et le capitalisme financier. Intéressant également le passage où le Pape se fait «économiste» en critiquant la théorie de la «rechute favorable» (en anglais «trickle down», expression mieux traduite en français par «théorie du ruissellement») : «Certains défendent encore les théories de la “rechute favorable” qui supposent que chaque croissance économique, favorisée par le libre marché, réussit à produire en soi une plus grande équité et inclusion sociale dans le monde. Cette opinion, qui n’a jamais été confirmée par les faits, exprime une confiance grossière et naïve dans la bonté de ceux qui détiennent le pouvoir économique et dans les mécanismes sacralisés du système économique dominant. Mais, pendant ce temps, les exclus continuent à attendre.» Il revint dans son entretien à La Stampa sur ce sujet en épinglant l’idée «selon laquelle toute croissance économique, favorisée par le libre marché, réussit à produire, par elle-même, une meilleure équité et inclusion sociale dans le monde. Soit la promesse que quand le verre serait rempli, il déborderait, et les pauvres alors en profiteraient. Mais quand il est plein, le verre, comme par magie, s’agrandit et jamais rien n’en sort pour les pauvres.» On ne trouvera pas meilleure réponse au doux mythe de la «main invisible du Marché», chère à Adam Smith, qui s’appuyant sur l’intérêt (ou l’égoïsme) de chacun harmoniserait le monde en contribuant à la richesse et au bien-être de tous…
Dépouillement et miséricorde
Il n’y a pourtant rien de vraiment surprenant dans cette encyclique signée par l’ancien archevêque jésuite de Buenos Aires qui a choisi de s’inspirer de François d’Assise, qui prône une «Eglise pauvre pour les pauvres» ou qui aime à rappeler que «saint Pierre n’avait pas de compte en banque». Son attention – par les mots et les actes – envers les déshérités, les migrants, les pauvres et les plus faibles se marie à un appel au dépouillement et à la miséricorde. Le Pape François dit ainsi souhaiter «une Église qui n’ait pas peur d’entrer dans la nuit de l’homme, une Église capable de les rencontrer sur leur chemin, une Église capable d’affronter leur désenchantement et leur désillusion d’un christianisme considéré comme un terrain stérile, infécond et incapable de générer du sens». A une Eglise qui condamne, il privilégie une Eglise qui ouvre les bras. A la rigueur et à la profondeur théologique de Benoît XVI, il répond par le sourire et l’humble espérance.
Cependant, le Pape reste logiquement «conservateur» sur certains sujets comme la condamnation de l’homosexualité (à ne pas confondre avec celle des homosexuels, «Si une personne est homosexuelle, qui suis-je pour la juger ? Nous devons être frères», déclara-t-il), le sacerdoce réservé aux hommes, le célibat des prêtres ou l’avortement.
Cette cohérence de la part d’un homme qui ne veut pas que l’être humain soit «un bien de consommation» le rend irrécupérable chez nous par la droite comme par la gauche. Mieux, il place chacun face à ses contradictions. A une partie de la droite (libérale sur le plan économique, conservatrice sur les mœurs et les questions de société), il rappelle l’exigence de justice sociale, de partage, de protection. A une partie de la gauche (hégémonique dans son camp et qui arbore un libéralisme «culturel» et «sociétal» tout en critiquant plus ou moins sincèrement le libéralisme économique), il rappelle qu’un individu totalement «libre», délivré de tout interdit («jouir sans entraves») n’est qu’un agent du marché. A tous, il rappelle que le libéralisme moderne est un bloc : il déracine, déconstruit, délocalise, transforme les êtres en individus atomisés livrés à l’extension du domaine de la lutte de chacun contre chacun.