L’immigration est un sujet structurant du champ politique. Pour beaucoup la gauche est considérée comme favorable à l’immigration, les frontières sont détestées. La droite est considérée comme hostile à l’immigration et plus on va à droite, plus cette hostilité grandit.
Si l’on revient sur les vingt dernières années, il y a eu une hausse continue de l’immigration, et ce, peu importe le gouvernement: Chirac, Sarkozy, Hollande, Macron. Gauche ou droite, les flux s’intensifient. En 2007, 171907 titres de séjours ont été délivrés; en 2008, 183893; 2009, 194410; puis 2012, 193120; 2015, 217533; 2018, 258929; et 2019, 274676. Ces gouvernants n’ont aucune prise sur les flux d’immigration. Que leur discours frôle la xénophobie comme Nicolas Sarkozy en 2007 qui s’évertuait à récupérer l’électorat FN ou François Hollande qui cherchait à masquer un quinquennat désastreux, qu’ils produisent des lois supposées restrictives, la réalité vient les contredire: ces discours sont du vent.
La gauche et le contrôle de l’immigration
Avant les années 80, le thème de l’immigration n’était pas un tabou à gauche. Tout au long de l’histoire du 20e siècle la gauche a critiqué les politiques d’immigration en pointant le grand patronat avec son complice, l’Etat. Cette critique allait de pair avec la solidarité entre travailleurs nationaux et immigrés, l’égalité des droits et l’union dans la lutte des classes. Durant les périodes où elle a été au pouvoir, la gauche a mis en place des institutions pour contrôler l’immigration, alors chasse gardée du patronat, Par exemple, En 1926 le cartel des gauches met en place un Haut Comité de l’immigration que supprimera quelques mois Raymond Poincarré. Le Front Populaire créera le Secrétariat d’Etat à l’Immigration en 1937. Entre 1945 et 1947 Ambroise Croizat contribue à créer l’ONI (Office national de l’immigration) afin de satisfaire les énormes besoins de main-d’œuvre au lendemain de la guerre.
Le but était de planifier la politique d’immigration au niveau national, pour ne plus laisser aux intérêts capitalistes le monopole des flux d’immigration. La droite a toujours défendu les besoins de main-d’œuvre du patronat et des propriétaires, ainsi que l’initiative privée pour l’organisation de l’immigration. Cette initiative privée ignore évidemment l’égalité entre salariés français et étrangers, elle défend le refoulement automatique des étrangers selon la conjoncture économique, et s’attache à mettre en concurrence les travailleurs étrangers et français, à la fois pour affaiblir le front social et pour disposer d’une masse corvéable et peu revendicatrice rejoignant la fameuse “armée industrielle de réserve” de Marx. Dans les années 20 et 30, la Société Générale l’Immigration (SGI), qui assure une grande part des recrutements d’immigrés est contrôlé par le patronat de la grande industrie[1].
A de nombreuses reprises les partis et syndicats ont exigé la limitation ou l’arrêt de l’immigration. En 1899 après le vote d’une loi sur les accidents du travail, la contestation monte. Les syndicats du bâtiment reprochent à cette loi de favoriser l’emploi de la main-d’œuvre étrangère. La ligue des droits de l’homme et du citoyen, les partis du mouvement ouvrier s’emparent du phénomène et revendiquent l’égalité des droits entre travailleurs français et immigrés[2]. Au début des années 1920 la CGT obtient un droit de regard pour empêcher la concurrence étrangère sur le marché du travail. En 1931, la SFIO propose une loi visant à protéger la main-d’œuvre française, la plupart des articles restreignant l’action des employeurs. En 1948, la CGT constate que les employeurs embauchent de plus en plus de travailleurs clandestins. Craignant la division des travailleurs et l’exploitation des immigrés, elle demande l’arrêt de l’immigration[3].
Celle-ci est la conséquence de la politique du gouvernement de Robert Schumann (24 novembre 1947 – 19 juillet 1948), homme de droite et un des pères fondateurs de la construction européenne, qui, par la circulaire du 12 décembre 1947 ouvre la frontière aux italiens pour les envoyer travailler dans les mines et accepte sans sourciller de faire travailler là où l’on manquait de main d’oeuvre des personnes en situation irrégulières.
De 1948 à 1961 la CGT demande systématiquement de restreindre l’immigration. En 1958 la CGT, face à l’augmentation des travailleurs, demande le contrôle syndical et sa réintégration à l’ONI. En 1963 la CGT soutient le principe d’une immigration contrôlée, le PCF plaide aussi pour un contrôle de l’immigration et la fermeture des frontières aux travailleurs étrangers. En 1966 des sénateurs communistes font une proposition de loi au sujet de l’immigration en se déclarant hostiles à la liberté de circulation des travailleurs dans la CEE, et montrent leur inquiétude concernant l’ampleur de l’immigration clandestine. Ils réaffirment le rôle de l’ONI comme seul organisme compétent pour introduire de nouveaux travailleurs étrangers. En 1973, la CGT, le PCF et FO déclarent qu’un million sept cent mille travailleurs étrangers ” ne devrait désormais et en aucun cas être dépassé[4]. Georges Marchais, lors du discours du 21 février 1981 déclarait : « il est inadmissible de laisser de nouveaux travailleurs immigrés en France, alors que notre pays compte près de deux millions de chômeurs français et immigrés ».
Pourtant, bien évidemment, le mouvement ouvrier n’a pas toujours été hostile vis-à-vis du fait migratoire. En 1919, la CGT participa à l’élaboration de la charte international de Berne avec seize autres pays où l’article 9 stipulait que: “Les interdictions d’émigration seront abrogées. Les interdictions d’immigrer seront également abrogées en règle générale” puis adopta un programme où était écrit: “tout travailleurs quelque soit sa nationalité a le droit de travailler où il peut occuper son activité”[5]. La CGTU reprendra cette position en 1921.
Mais en réalité l’organisation conditionne la libre circulation des travailleurs à des préalables. Elle veut “arracher les migrations à la seule influence capitaliste” et prône la création d’offices d’émigrations internationaux afin de renseigner les travailleurs sur l’état du marché du travail, les salaires, le coût de la vie, le logement, la législation sociale dans les pays où ils aspirent à se rendre[6]. Elle ajoute “Si l’immigration de travailleurs étrangers est absolument logique lorsque le marché est déficitaire, elle ne saurait se perpétuer si l’abondance de main-d’oeuvre ne se justifie plus”[7]. La CGT souhaite une institution tripartite composée des syndicats, du patronat, et de l’Etat pour réguler les flux d’immigration. L’État doit pouvoir limiter plus ou moins longuement l’immigration “afin de protéger les travailleurs indigènes aussi bien que les travailleurs émigrants; chaque État a le droit de contrôler l’immigration dans l’intérêt de l’hygiène publique et d’interdire l’immigration pendant un certain temps”.
La droite et le patronat
Face aux tentatives d’organisation de l’immigration dans l’intérêt des travailleurs, le patronat et la droite ripostent. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, tout sera fait pour saper l’ONI créée par Ambroise Croizat. L’ONI assure un contrat, un logement, des droits sociaux pour les travailleurs étrangers. Ces dispositions ne réjouissent pas le patronat. Alors que le centre de recrutement tarde à se mettre en place, le patronat le contourne, fait venir des travailleurs clandestins en masse, poussant la CGT à protester contre cet afflux incontrôlé d’étrangers. Ambroise Croizat, Ministre du travail communiste de l’époque décide de fermer la frontière avec l’Italie en mai 1946. Le ministre de l’intérieur envoie aux préfets des départements limitrophes une circulaire imposant l’exclusion des clandestins arrêtés lors de la traversée de la frontière et le renvoi en 48h de ceux découverts à l’intérieur du pays sans titre de séjour et sans travail.
Les inspecteurs du travail ont pour ordre de contrôler systématiquement les industries, les employeurs sont sommés de déclarer les clandestins qui y travaillent sous peine de sanction lourde. Ces clandestins étaient ensuite régularisés après une inspection professionnelle et sanitaire[8]. En 1963, Georges Pompidou, alors Premier ministre, déclare: “l’immigration est un moyen de créer une détente sur le marché du travail, et de résister à la pression sociale”. Michel Massenet directeur de la Population et des Immigrations au Ministère des Affaires sociales affirme en 1966 “l’existence d’une immigration étrangère importante constitue un instrument incomparable de lutte contre le réchauffement conjoncturel”[9].
Cette stratégie n’a rien de neuf. En 1907, dans le port de Marseille et dans les usines environnantes, des italiens sont embauchés. Mais à mesure que le temps passe, ils se montrent de plus en plus revendicatifs, alors qu’ils avaient été recrutés pour effectuer des tâches particulièrement ingrates et sous-payées. Les grèves se multiplient et le patronat trouve sa solution, remplacer les Italiens par des Kabyles. C’est ainsi qu’à plusieurs reprises entre 1907 et 1910 ils introduisent des travailleurs Kabyles pour faire tourner les usines. Les Français et les Italiens les considèreront comme des briseurs de grève.
Le patronat cherche toujours à maximiser ses profits en cassant les grèves tout en divisant le monde ouvrier, exacerbant la xénophobie. Pompidou reproduira le même schéma. Sous la pression des milieux économiques, il décidera de ne pas appliquer l’accord avec le Portugal, qui prévoyait l’arrêt des titres de séjour pour les travailleurs portugais. Le 9 avril 1963, le Ministère de l’Intérieur envoie une instruction confidentielle à chaque préfet : tout porteur d’un passeport portugais ou espagnol entré illégalement doit être accepté! Toutes les mesures de refoulement sont suspendues. Les entreprises françaises réclament des mesures en faveur du regroupement familial pour que le travailleur ne craque pas ou pour l’empêcher de rejoindre l’Allemagne où les salaires sont supérieurs[10].
L’industrie veut exploiter cette main-d’œuvre, qui coûte peu, est efficace et peu revendicative. Francis Bouygues plaide lui-même pour le regroupement familial dans Les dossiers de l’écran en 1970 : “ (la main-d’œuvre immigrée) est jeune, très solide physiquement, elle est extrêmement courageuse, mais elle ne parle pas le français dans sa grande majorité et elle n’est pas assez qualifiée. Si on veut avoir une action de formation envers ces gens-là, il faut qu’on puisse les intégrer. Pour qu’ils s’intègrent à la vie économique et sociale, il faut qu’ils puissent fonder une famille”. L’ONI qui devait encadrer l’immigration et couper l’herbe sous le pied de l’initiative privée devient la courroie de transmission du patronat, les syndicats ayant été évincés. Elle laisse le patronat organiser la politique d’immigration selon ce principe : « si une entreprise peut prouver à l’administration que les nationaux ne sont pas en mesure de pourvoir à ses besoins, elle est en droit d’aller recruter à l’étranger[11] ». Cette institution deviendra de toute façon obsolète, à la fin des années 1960, 90% de l’immigration en provenance du Portugal se fait de façon illégale. Si l’industrie recrute massivement depuis ses bureaux installés au Maroc, elle ne pardonne pas le syndicalisme. Des encartés à la CGT ou la CFDT sont ainsi incarcérés et torturés lors de leur retour au pays pour les vacances[12].
Le tournant des années 1980
Il y a en matière d’immigration une grande amnésie du monde politique. Paul Collier, explique dans “Exodus” que “L’espace laissé vacant par les grands partis politiques a rapidement été occupé par une brochette d’hurluberlus: racistes, xénophobes et psychopathes ont attiré à eux des citoyens ordinaires de plus en plus inquiets du silence des partis traditionnels.” C’est ainsi qu’à partir des années 1980 le Front National, bien aidé par les manoeuvres de François Mitterrand, va émerger en France.
Le FN devient l’épée des intérêts capitalistes qui cherchent, comme toujours, à diviser les travailleurs français et immigrés. En désignant les immigrés comme responsables du chômage avec le slogan “3 millions de chômeurs c’est 3 millions d’immigrés de trop” le FN se tait évidemment sur la responsabilité des grandes entreprises, qui sont allées chercher ces étrangers dans leurs pays d’origines, pas d’analyse de classe, bien sûr, et de ce fait rien sur les processus d’exploitation qui exacerbent les inégalités entre immigrés et nationaux.
De son côté, le Parti socialiste, est devenu le bouclier du capitalisme néolibéral. Après avoir enterré le marxisme, la lutte des classes et s’être converti à l’économie de marché, l’hégémonie à gauche du PS a rendu toute critique de l’immigration comme “d’extrême droite”. S’opposant totalement au FN, l’immigration se voit défendue comme un enrichissement pour le pays, ignorant comme chez l’adversaire les raisons et les responsabilités derrière le fait migratoire. Il n’est plus désormais question que de morale et d’individus.
Enfin il ne faut pas oublier que l’immigration de travail a été remplacée par une immigration familiale principale pourvoyeuse d’immigration peu ou pas diplômée. Les nouvelles vagues d’immigration amènent sur le territoire une main d’œuvre qui est mise en concurrence avec les vagues d’immigration précédentes.
Trouver un nouveau paradigme
Alors que la France oscille entre 8 et 10% de chômage depuis 30 ans le MEDEF continue de plaider en faveur du recrutement des étrangers[13][14][15]. Le réfugié politique est d’ailleurs vu sous l’angle économique[16]. L’embauche de clandestins est encouragé par la Commission européenne, les syndicats et les employeurs via l’Office français de l’immigration et de l’intégration[17]. Elle est très demandée dans le secteur de l’hôtellerie[18]. L’immigration représente 45% de l’accroissement de la population en France comme l’indique l’INSEE[19]contre 30% dans le milieu des années 60 qui sont pourtant considérées comme des années d’immigration importantes. La pauvreté, la concentration dans les mêmes quartiers et le chômage des immigrés atteignent des records. La thèse d’une immigration peu importante ne tient pas. Un tel flux est incompréhensible dans une économie française asphyxiée par 40 ans de politiques, qui ont détruit notre industrie. Pourtant les débats sur ces questions sont rendus impossibles pris en tenaille par les outrances de l’extrême droite, hurlant au choc des civilisations, et par la gauche radicale qui refuse de considérer les effets négatifs qui sont la conséquence d’une immigration trop importante. La majorité présidentielle vacille entre un discours pro, ou anti-immigration selon le sens du vent et l’étiquette du ministre qui aborde la question. La seule constance: jouer le statu-quo, car limiter l’immigration reviendrait à remettre en question le cadre économique et les traités de l’Union européenne, objet de la dévotion de nos gouvernants
Il nous faut revenir à un discours clair sur l’immigration: la critique des processus d’immigration s’arrête où débute la stigmatisation des immigrés. Sans stigmatisation, la régulation peut et doit être recommandée. C’est une condition nécessaire pour unir un électorat atomisé, divisé et stérilisé dans l’abstention ou le vote protestataire. Ceux qui s’attachent aux classes populaires doivent réussir à porter un discours soulignant la mise en concurrence des différentes vagues d’immigration entre elles, appuyées par une politique capitaliste menée par le CAC40 et la Commission européenne. Les problèmes liés à la pauvreté, le chômage, l’intégration ne pourront être résolus si les nouvelles arrivées persistent, précarisant toujours plus les immigrés précédant et empêchant leurs enfants d’accéder à des opportunités professionnelles.
Accueillir des personnes issues d’une immigration peu ou pas diplômée c’est condamner à la pauvreté une bonne part des personnes déjà accueillies. L’OCDE nous montre qu’il faut 6 générations pour sortir de la pauvreté aujourd’hui en France, soit 180 années! Ne soyons pas dupes et analysons les enquêtes d’opinions qui confirment études après études qu’une large majorité de français souhaite diminuer l’immigration sans rejeter l’accueil de réfugiés politiques. Pour contrer le vote en faveur de l’extrême droite, il faut s’attaquer aux causes qui motivent ce vote tout en n’acceptant aucune forme de xénophobie. L’immigré n’est pas responsable, il est victime du système qui l’amène sur notre territoire. Une politique de ralentissement des flux migratoires doit aller de pair avec une solidarité entre nationaux et immigrés. Un nouveau paradigme doit être trouvé, l’héritage du mouvement ouvrier est précieux afin d’enrayer les discours dominants qui condamnent à une voie sans issue.
Benjamin Beauchu, animateur de la Commission Citoyenneté de République souveraine.
[1] Gérard Noiriel : Le creuset français page 119
[2] Gérard Noiriel : Le creuset français page 117
[3] https://www.lemonde.fr/archives/article/1980/11/08/le-parti-communiste-et-l-arret-de-l-immigration-une-attitude-traditionnelle_3075379_1819218.html
[4] https://www.lemonde.fr/archives/article/1980/11/08/le-parti-communiste-et-l-arret-de-l-immigration-une-attitude-traditionnelle_3075379_1819218.html
[5] CGT: 14e congrès, Lyon 15-21 septembre 1919, CR page 33
[6] Message de la CGTU au congrès mondial des migrations 18-26 juin 1926
[7] 3e congrès de la CGTU, 1925
[8] Jean-Luc d’Ochandiano : Lyon à l’italienne p 216
[9] https://www.senat.fr/leg/1966-1967/i1966_1967_0261.pdf
[10] Histoire secrète du patronat, p288
[11] Histoire secrète du patronat, p289
[12] Histoire secrète du patronat, p292
[13] https://rmc.bfmtv.com/mediaplayer/video/quotas-ce-n-est-pas-parce-qu-il-y-a-3-millions-de-chomeurs-que-les-entreprises-arrivent-a-recruter-selon-president-du-medef-1199439.html
[14] https://www.lefigaro.fr/societes/immigration-les-patrons-sont-plutot-favorables-aux-quotas-20191105
[15] https://www.leparisien.fr/economie/patronat-pour-gattaz-les-migrants-sont-un-atout-pour-la-france-11-09-2015-5083327.php
[16] https://www.franceinter.fr/emissions/l-invite-de-7h50/l-invite-de-7h50-21-decembre-2017
[17] https://twitter.com/ofii_france/status/1305838785058476032
[18] https://twitter.com/ofii_senegal/status/1316732032840601600
[19] https://twitter.com/InseeFr/status/1380054459959627778?s=20