Dans mon livre de 2001 Gouverner par le Bien commun j’analysais la dérive progressive de la gauche vers le fascisme sous couvert de relativisme obsessionnel. Ce processus s’est aggravé et conjugué avec cette palinodie de l’antiracisme qui est en fait une forme achevée de racisme et d’apartheid: sous couvert du mot d’ordre relativiste “tout se vaut” c’est le principe même de l’assimilation qui est détruit, et donc du progrès social, politique et culturel. Il en découle le communautarisme, avec ses règles de vie, ses niveaux socio-culturels selon les communautés, qui ne peut déboucher que sur des affrontements violents.
La boucle semble se boucler un peu plus avec la dérive de la pseudo “France insoumise” vers l’islamo-fascisme.
Pourquoi, comment? Jacques Sapir nous donne ici une note relecture du beau livre Fatiha Agag Boutjahlat.
Tout y est dit ou presque.
CR
Fatiha Agag-Boudjahlat vient de nous livrer ‘un petit livre’ , soigneusement recherché et référencé[1], qui sera de la plus grande utilité dans les débats et les combats politiques qui s’annoncent. Sa thèse générale est que nous sommes confrontés à ce qu’elle appelle un « grand retournement » du sens des mots, mais aussi du sens des principes, qui constitue une attaque mortelle contre la République et la Démocratie. Ce « grand retournement » conduit des intellectuels que l’on pourrait croire éclairés, à tolérer, voire à justifier une racialisation des rapports sociaux. Ce « grand retournement », par le biais de l’ivresse intellectuelle que produit l’absolutisation du relativisme, aboutit à justifier l’injustifiable, à prôner un retour aux heures les plus sombres de l’humanité.
Pourtant, ce « retournement » se fait, en apparence du moins, avec les meilleures intentions du monde. Il se pare de couleurs de l’antiracisme pour épouser un racialisme forcené ; il se déguise des atours d’une pseudo lutte des classes mais c’est pour cacher un retour aux sombres guenilles du nazisme qui faisait justement des « races » ou des groupes ethniques, le sujet de cette lutte. Il va puiser dans une critique de la modernité des arguments pour chercher à renvoyer les hommes, mais surtout les femmes, dans le plus tragique des archaïsmes.
Pour se défendre contre les effets de ce « grand retournement », il faut en mesurer les effets et les perversions ; il faut aussi comprendre comment s’organisent les discours et quels en sont les vecteurs. Il faut enfin en analyser les causes.
La tolérance et le communautarisme
Le premier chapitre porte sur le rapport entre tolérance et communautarisme. Il s’ouvre sur une description du scandale provoqué, il y a près de vingt ans, par la proposition d’intellectuels français de dépénaliser l’excision. On voit bien ici l’aberration qu’il y a à justifier une mutilation au nom de « coutumes » ou plus précisément de la peur d’opprimer des gens en condamnant certains actes réputés coutumiers. Mais, il n’est jamais venu à l’idée de ces intellectuels que la loi ne reconnaissait aucune « coutume », qu’elle soit barbare ou qu’elle soit innocente par ailleurs. La loi découle de principes. C’est donc au juge de décider dans quelles circonstances une « coutume » peut être une circonstance atténuante ou, au contraire, aggravante. Or, en l’occurrence la multiplication des cas d’excision, et les justifications que tendent à lui apporter certains prédicateurs, montre bien qu’il y a urgence à pénaliser et à faire appliquer la loi dans toute sa rigueur.
Ce que révèle ce cas, qui date de 1989, c’est bien entendu la tendance au relativisme culturel qui a envahi les sociétés occidentales. Ce relativisme n’est pas le produit de la reconnaissance de la légitimité d’autres cultures. Ce point est acquis depuis environ un demi-siècle. Mais, c’est l’idée qui consiste à dire qu’un système juridique et politique, la République, n’a pas à examiner ces « traditions » pour dire lesquelles sont tolérables et lesquelles, parce qu’elles contreviennent à des principes universels, ne le sont pas. De fait, c’est la négation de ces principes universels que porte ce discours du relativisme. Ce point est, par la suite, largement développé par Fatiha Agag-Boudjahlat.
On dira que l’émergence de cette notion de principes universels, un des héritages de la Révolution française, a été lent, et qu’il est encore imparfait. C’est entièrement exact. Mais doit-on renoncer à ce qui a été acquis de haute lutte ? De même, à propos de l’exclusion des femmes des cafés, peut-on arguer des pratiques passées pour justifier une situation présente ? Pour traiter cette question, Fatiha Agag-Boudjahlat fait appel au concept d’allochronie, autrement dit une forme de dé-contextualisation qui consiste à oublier, volontairement ou non, le contexte social dans lequel s’est construit une forme sociale.
Cette dé-contextualisation peut être le produit de l’ignorance. Mais elle peut être une stratégie adoptée à dessein afin de faire accepter l’inacceptable.
Le détournement du culturel
Cela pose un problème de fond. Il y a un usage du « culturel » dont le but n’est autre que de construire un idéal-type totalisant visant à enfermer des populations dans le communautarisme. Ce n’est d’ailleurs pas le seul usage pervers du culturel. On en trouvera d’autres cités et expliqués dans le livre.
Revenons à ce que décrit bien Fatiha Agag-Boudjahlat, soit le détournement du culturel aux fins de justification du communautarisme. Des pages très fortes sont écrites ici, pages auxquelles on ne peut qu’adhérer. Fatiha Agag-Boudjahlat montre bien que l’on veut substituer une allégeance communautaire à l’adhésion à la Républiques. Elle analyse finement, dans le deuxièmes et le troisième chapitre comment cette stratégie, car il s’agit bien là d’une stratégie murement pensée, est portée par une haine de la France et, au-delà, par une haine de la démocratie qui conduit ceux qui la portent à justifier des systèmes théocratiques. Parce que l’on peut être à juste titre choqué par les dérives de l’individualisme qui aboutissent à un narcissisme mortifère, doit-on pour autant récuser l’invention de l’individu, que l’on doit dans le monde occidental aux théologiens nominalistes du Moyen-Âge, avec Roscelin de Compiègne (fin du xie siècle), et surtout Guillaume d’Occam et Jean Buridan au début du xive siècle, qui sont eux-mêmes héritiers de la pensée antique ? Le nominalisme, reconnaît l’existence et le droit d’un individu d’exister par lui-même ; cela ne veut nullement dire qu’il considère que cet individu est l’origine de la société. Cette reconnaissance de l’individu ne vaut donc pas adhésion à l’individualisme méthodologique.
En fait, et cela Fatiha Agag-Boudjahlat l’analyse fort justement, nous sommes confrontés à un discours qui racialise les rapports sociaux, mais qui prétend le faire au nom d’une juste combat contre le racisme et les discriminations. Ce discours considère qu’il existe un « être musulman » alors que l’on sait bien que l’islam est multiple et divers. Cet enfermement dans le communautarisme nie le libre-arbitre des individus. Or, on ne voit que trop bien comment cette récusation de la liberté de chacun sert les projets de certains qui, derrière l’apparence d’un projet offert aux plus démunis, n’ont de cesse que de construire et défendre leurs positions de pouvoirs personnelles. Disons le, derrière les mythes construits, que ce soit par la propagande salafiste ou par celle des organisations liées aux Frères Musulmans, il y a des enjeux de pouvoir bien précis. On ne parle de religion et d’une « libération » dans le cadre religieux que pour défendre des positions de pouvoirs et des abus répétés sur les personnes les plus fragiles. L’affaire actuelle des accusations portées contre Tariq Ramadan l’illustre à merveille. De même, le système de défense adopté par l’accusé, qui hurle au complot, est très révélateurs de la posture victimaire dans laquelle s’installent certains pour garantire en réalité leurs positions de pouvoir.
Néanmoins, on peut reprocher à Fatiha Agag-Boudjahlat de n’avoir pas osé aller plus loin en montrant comment la construction de communautés fantasmées s’opposait frontalement à la notion de peuple, un terme très peu utilisé dans ce livre et jamais dans son sens de communauté politique, et donc de souveraineté.
Le problème de la souveraineté
Car, le problème central est là. Le salafisme existe depuis le début des années 1920[2], et a des racines bien plus anciennes encore. Sa dérive sectaire est désormais majoritaire, et pose d’ailleurs un problème évident d’ordre public[3]. Pourtant, il n’a pris en France la dimension de problème politique majeur que depuis une quinzaine d’année. De même, la présence de mouvements inspirés par les Frères Musulmans est attestée en Europe depuis les années 1950, ce mouvement étant né en Egypte en 1928[4]. Pourtant, là encore, ce n’est que depuis la fin des années 1980 et le début des années 1990, que ces mouvements ont, petit à petit, pris de l’importance. On ne peut donc parler de « menace intangible ».
Si l’on veut comprendre comment a pu se constituer ce cadre religieux et politique, il faut ici comprendre un double mouvement. Il y a, d’une part, l’écrasement des mouvements du nationalisme arabe, écrasement qui fut largement porté par les pays occidentaux et à leur tête les Etats-Unis, écrasement qui permis à ces sectes religieuses de récupérer une partie du combat post-colonial. Mais il y a aussi la critique radicale portée sur la souveraineté par les institutions européennes qui nie en réalité la notion de peuple comme communauté politique fondée sur des bases territoriales et qui ouvre la porte aux idées de « communautés » transnationales, mais aussi à l’idée que c’est l’ethnicité qui fait le peuple et non un pacte politique. En un sens, et cela est bien dit par Fatiha Agag-Boudjahlat, les identitaires et les communautaristes mènent le même combat contre la République.
Les mouvements religieux qui sont apparus au sein de l’islam (et dont il convient de rappeler qu’ils sont loin de réunir la totalité des musulmans) ont donc bénéficié de l’éviction des mouvements nationalistes et de la critique post-moderne de la Nation dont la technocratie Bruxelloise est porteuse. Une réfutation du rôle fondamental de la Souveraineté, tel qu’il émerge des travaux de Bodin et de Jean-Jacques Rousseau, a d’ailleurs été produite par Andras Jakab, et cette critique est parfaitement convergente avec le discours tenu par l’Union Européenne[5]. Ils se combinent alors au processus d’acculturation qui frappe une partie de la jeunesse issue de l’immigration et qui la pousse à se chercher une culture fantasmée. On rappelle que, dans les territoires tenus par DAECH en Syrie et en Irak, les barres chocolatées qui sont la quintessence d’une sous-culture occidentale étaient hautement prisées par les « combattants ».
En fait, on est en présence d’un double mouvement de capture : celui des musulmans par des sectes fondamentalistes qui se prétendent les seuls représentants de l’islam, et celui d’une partie de la population immigrée par une pseudo-communauté musulmane à laquelle cette population est sommée d’adhérer ou d’être considérée comme traitre.
Une nouvelle trahison des clercs ?
Cela conduit alors Fatiha Agag-Boudjahlat à s’interroger sur ce que l’on appellera, à la suite de Julien Benda, une nouvelle « trahison des clercs ». Autrement dit pourquoi des intellectuels, de gauche comme de droite montrent-ils une telle perméabilité aux thèses communautaristes et racistes au point, dans certains cas, de s’en faire les complices. Fatiha Agag-Boudjahlat cite de nombreux noms et montre de manière irréfutable ce processus. Il convient ici de lire avec attention trois et quatre de son ouvrage.
On peut, comme le fait Fatiha Agag-Boudjahlat, s’interroger sur les sources intellectuelles de cet accommodement, voir de cette complicité. On revient ici sur la question du relativisme absolu et de la dé-contextualisation, thèmes qui sont abondamment traités dans le livre. On peut, comme Céline Pina, mettre en avant le clientélisme des élites politiques qui conduit alors des « intellectuels » à adopter des positions de justification[6]. Un autre livre, écrit récemment par Bernard Ravet montre bien qu’à ce clientélisme est venu s’ajouter la lâcheté profonde de l’administration et de la hiérarchie de l’éducation nationale[7]. Ces explications sont certaines ; mais, elles n’épuisent pas le problème.
Car, la haine de la France n’est pas que le fait d’une minorité de jeunes et de moins jeunes issus de l’immigration. Cette haine se construit sur une confusion : les élites prétendent que c’est la « France » qui agit pour cacher leurs propres manigances. Or, ce mensonge est repris comme tel par de nombreux intellectuels. On touche là à la question de la nécessité pour tout pays de produire un « récit national » qui aborde honnêtement les points lumineux comme les points sombres de son histoire. Or, une partie des intellectuels en France se refuse à l’idée même d’un « récit national », car ce dernier serait vecteur du « nationalisme ». Et l’on retrouve ici la haine de la souveraineté concoctée depuis Bruxelles par la technocratie de l’Union européenne.
Le livre de Fatiha Agag-Boudjahlat se conclut sur un « bêtisier » des politiques. On pourrait croire cela superflu, au regard de la rigueur des analyses produites dans les précédents chapitres. Mais, ce bêtisier est instructif, et n’épargne personne. Je ne le déflore pas pour en laisser la surprise aux lecteurs.
C’est donc un livre important qui nous est donné ici par Fatiha Agag-Boudjahlat. Il faut l’en remercier, le lire et le discuter. Ce livre est, sur certains points, incomplet. On renvoie ici le lecteur aux ouvrages que j’ai écrit ou auxquels j’ai participé[8]. Mais il atteint son but. Il montre a construction perverse d’un autre sens aux mots que nous utilisons, construction qui permet de casser le langage commun qui s’était instauré entre française. Il désigne le projet tyrannique qui est à l’œuvre derrière ce détournement orwellien du sens des mots.
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Notes
[1] Agag-Boudjahlat, Fatiha, Le grand retournement, Paris, Le Cerf, 2017.
[2] Rougier B., (dir.), Qu’est-ce que le salafisme ?, PUF, Paris, 2008, 271 p
[3] Amghar S., Le Salafisme d’aujourd’hui : Mouvements sectaires en Occident, Michalon, 2011
[4] Maulion F. – L’organisation des frères musulmans : évolution historique, cartographie et éléments d’une typologie, Diplôme universitaire de 3è cycle, Paris, Université Panthéon-Assas – Paris II – Département de Recherche sur les Menaces Criminelles Contemporaines, 2004, 337 p
[5] Jakab A., « La neutralisation de la question de la souveraineté. Stratégies de compromis dans l’argumentation constitutionnelle sur le concept de souveraineté pour l’intégration européenne », in Jus Politicum, n°1, p.4 ; consultable en ligne: http://www.juspoliticum.com/La-neutralisation-de-la-question,28.html
[6] Pina C., Silence coupable, Paris , Kero, 2016.
[7] Ravet B., Principal de collège ou imam de la république ?, Paris, Kero, 2017.
[8] Sapir J., Souveraineté, Démocratie, Laïcité, Paris, Michalon, 2016 et Bourdin B. et Sapir J., Souveraineté, Nation, Religion, Paris, Le Cerf, 2017.
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