Mes séjours à Aix-en-Provence sont toujours l’occasion de fantastiques discussions et échanges entre un prof labellisé “100% saucisson pur porc” par l’université et ce formidable autodidacte qu’est Etienne, André-Jacques Holbecq se joignant souvent à nos ébats. Le tout éclairé par la Sainte Victoire qui domine le village de Trets où habite Etienne, qui ajoute à la fécondité de nos échanges, au milieu de sa formidable bibliothèque d’ouvrages de grands classiques oubliés et de chercheurs de pointe.
J’ai réalisé un entretien avec Etienne que j’ai publié dans La France Debout, la Revue de DLR. Sa vision de la démocratie du peuple face à la “démocratie représentative” dont la corruption éclate aujourd’hui sous nos yeux est des plus pertinentes. Le fait qu’il soit honni par l’extrême-gauche pour son absence de sectarisme, méprisé par les partis du système, considéré comme un fou – forcément un peu nazi et antisémite comme le dénonce le lamentable Alain Beitone – par l’oligarchie médiatique, ne peut être qu’un gage de plus de l’intérêt de son travail.
Entretien avec Etienne Chouard :
1) En quoi votre définition de la démocratie diffère-t-elle du sens courant ?
La démocratie est le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple. Or, notre système est une ploutocratie : un gouvernement des riches, par les riches et pour les riches. Pourquoi ? Il faut chercher « la cause des causes » (Hippocrate): l’élection sans contrôles délègue à des maîtres, alors que le tirage au sort (avec ses multiples contrôles) vise à désigner des serviteurs du bien commun.
2) Est-ce le principe même de la représentation qui est vicié ?
Nous employons à contre-sens certains mots essentiels : « représentant » a deux sens en français, maître ou serviteur. Actuellement, c’est en tant que maîtres qu’agissent nos élus, sous prétexte de nous servir. On utilise le terme “suffrage universel” pour désigner des maîtres alors qu’on devrait parler du vote direct des lois par le peuple : ce faux “suffrage universel” permet aux plus riches de mettre la main sur le pouvoir politique. Henri Guillemin rappelle cette phrase saisissante de Mauriac en 1966 :
“Ce que le général n’a pas fait, et ce qu’il ne dépendait pas de lui de faire, c’est d’obliger à lâcher prise ces mains, ces quelques mains, oui ce petit nombre de mains qui tiennent les commandes secrètes de l’État, qui assurent les immenses profits de quelques-uns et qui font de chacun de nous les têtes d’un troupeau exploitable, exploité” (Bloc-notes de François Mauriac, 23 septembre 1966, à propos du général de Gaulle)[1].
« Constitution », devrait être une protection : c’est en fait, aujourd’hui, une prison. Nous ne votons pas les lois auxquelles nous acceptons de nous soumettre, nous ne votons que pour désigner des maîtres choisis par les plus riches soutenus par leurs médias. L’électeur n’est pas cet « adulte politique » qu’est le citoyen authentique qui ne saurait obéir qu’aux lois qu’il a lui-même discutées et votées.
Quand je remonte à la cause des causes, j’observe partout le conflit d’intérêts des personnes qui écrivent les constitutions : ce sont des professionnels de la politique qui composent les assemblées constituantes, car elles sont toujours élues parmi des candidats des partis qui, puissamment médiatisés, sont les seuls à pouvoir être élus. Or, ces gens-là, une fois élus constituants, ont un intérêt personnel évident à instituer leur puissance et notre impuissance.
Mais le corps social en train de prendre conscience : quand nous voudrons enfin une vraie constitution, nous l’écrirons nous-mêmes.
3) Quel régime permettrait d’incarner cette démocratie ?
Ce n’est pas aux hommes au pouvoir d’écrire les règles du pouvoir : l’assemblée constituante doit être tirée au sort ou, autre possibilité, elle peut être composée de tous les citoyens qui désirent participer à l’écriture de leur contrat social, commune par commune. Ensuite, cette Assemblée constituante, débarrassée de ses conflits d’intérêts, pourra enfin choisir un bon régime.
Aucune institution ne peut travailler pour le bien commun sans contrôle permanent et sourcilleux des citoyens. Le pouvoir doit être constamment inquiété, par des institutions de contrôle tirées au sort ou par la société civile. Ceci ne se fera que par une réappropriation populaire de l’écriture de la Constitution. On doit pouvoir révoquer ses représentants, surveiller leur vertu et contrôler leurs comptes. Les élus ne doivent jouir d’aucun privilège.
L’institution-pivot de toute “démocratie représentative” digne de ce nom, est le référendum d’initiative citoyenne (RIC), qui permet une expression directe et autonome de la volonté populaire. Par exemple, c’est par RIC que les Suisses ont récemment abrogé — de leur propre initiative ! — la loi de privatisation de leur électricité nationale. Il y a en Suisse cent autres exemples frappants d’une puissance populaire en action. C’est à nous de le vouloir et de l’imposer.
Notre société connaît en ce moment une réactivation politique, grâce notamment à l’outil formidable (et nouveau) d’éducation populaire qu’est l’Internet : les électeurs peuvent s’informer entre eux, à la base, sans subir la censure de leurs maîtres, et aspirer à devenir enfin citoyens.
4) L’amateurisme de ces nouveaux élus va renforcer le pouvoir de la haute fonction publique ?
Reprendre le contrôle de la Constitution, c’est reprendre le contrôle des élus et des fonctionnaires, notamment des plus puissants. Il s’agit encore une fois de ne mettre au pouvoir que des serviteurs du bien commun, et de le garantir grâce à la surveillance et à la révocabilité (tout en protégeant ces serviteurs contre l’arbitraire, bien sûr).
Nous devrions imposer comme critère de sélection « l’importance donnée au regard des autres ». Dans l’Athènes antique, cela s’appelait la « VERGOGNE » : avoir de la vergogne était nécessaire pour être un bon citoyen ; et celui qui en était privé devait être mis à mort, selon Platon, car il était dangereux pour le corps social. Aujourd’hui, ce levier de vertu est oublié : les professionnels de la politique et les chefs de grandes entreprises sont souvent sans vergogne ; ils peuvent sans honte tricher, trahir, mal faire, sans souffrir le moins du monde du climat de détestation qui peut régner à leur égard.
5) Quelles pourraient être les modalités techniques du référendum d’initiative citoyenne ?
Il devrait exister quatre types de RIC, soumis à des modalités intelligentes, afin d’éviter l’instabilité institutionnelle et les erreurs graves :
-Un referendum législatif, permettant d’imposer nous-mêmes les lois que nous voulons.
-Un référendum abrogatoire, permettant d’abroger une loi dont nous ne voulons pas.
-Un référendum révocatoire, permettant de révoquer n’importe quel acteur public.
-Un référendum constituant, permettant de modifier nous-mêmes notre Constitution.
Un RIC doit pouvoir être déclenché par un petit nombre de citoyens, 1% par exemple, et être accompagné d’un débat riche, contradictoire et honnête, sans aucune possibilité de blocage ou de détournement par les pouvoirs en place. Pour faire face à un grand nombre de propositions individuelles, nous pourrions instituer une « Chambre du référendum » composée de 200 ou 300 personnes tirées au sort. Cette chambre aurait pour fonction d’examiner les différents projets, en permettant à leurs promoteurs de défendre leurs arguments. Deux fois par an, un jour férié chômé serait consacré au vote populaire sur la liste des projets en cours, individuels filtrés et collectifs non filtrés.
En Suisse, où cette institution existe depuis longtemps, 8/10ème des propositions s’avèrent non primordiales. Reste néanmoins que, pour les 2/10ème de propositions utiles et décisives, cette institution se révèle d’une très grande importance et les Suisses y tiennent plus qu’à toute autre.
6) Croyez-vous que cela puisse remédier au désengagement civique dont souffre la démocratie française ?
Le désengagement civique provient de ce que les citoyens se rendent compte de l’escroquerie : la « démocratie représentative » est un oxymore. Toute élection d’un petit nombre est pour le plus grand nombre un renoncement à la politique et une source d’apathie, qui doit être équilibrée par des assemblées tirées au sort. Lorsque les citoyens sentent enfin que ce qu’ils font est important, ils reprennent goût à la vie politique, comme en 2005. Dans De la démocratie en Amérique, Tocqueville a écrit des lignes formidables sur l’importance pédagogique des jurys populaires tirés au sort[2] :
« Le jury est donc avant tout une institution politique. J’entends par jury un certain nombre de citoyens pris au hasard et revêtus momentanément du droit de juger. Le jury, et surtout le jury civil, sert à donner une partie des habitudes du juge ; et ces habitudes sont précisément celles qui préparent le mieux le peuple à être libre. Il répand dans toutes les classes le respect pour la chose jugée et l’idée du droit. Ôtez ces deux choses et l’amour de l’indépendance ne sera plus qu’une passion destructive. Il enseigne aux hommes la pratique de l’équité. Chacun, en jugeant son voisin, pense qu’il pourra être jugé à son tour.
Le jury apprend à chaque homme à ne pas reculer devant la responsabilité de ses propres actes ; disposition virile, sans laquelle il n’y a pas de vertu politique. (…) En forçant les hommes à s’occuper d’autre chose que de leurs propres affaires, il combat l’égoïsme individuel, qui est comme la rouille des sociétés. »
Avons-nous en France des candidats suffisamment démocrates pour partager VRAIMENT le pouvoir avec leurs électeurs ? Nicolas Dupont-Aignan a certainement une réponse à cette question.
http://etienne.chouard.free.fr/Europe
[1] Voir cette passionnante vidéo de la RTS, à la minute 27 : http://www.rts.ch/archives/tv/culture/dossiers-de-l-histoire/3448829-caid-respectueux-6.html
[2] De la démocratie en Amérique, Partie II, chapitre VII, pages 406 à 410, folio histoire
Etienne Chouard – La vraie démocratie par rikiai
Les références indispensables (cliquez sur les couvertures):
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