2.2.1 Les ruptures sont aussi institutionnelles et organisationnelles
Mais ce qui nous intéresse ici, c’est que les institutions, et donc derrière elles l’administration, sont touchées autant que l’économie, mais plus tard. Entre la naissance du capitalisme de la première révolution industrielle et la mise en place des institutions permettant son plein épanouissement, il s’est passé presque un siècle. Ces périodes d’ajustement sont des périodes de turbulences marquées par l’ascension de catégories sociales et par le déclin d’autres. Il y a donc un décalage d’évolution entre le système techno-économique et les institutions (Figure 0‑2). Cela ne veut aucunement dire que l’État serait toujours « en retard », interprétation dont le courant dominant nous rebat les oreilles. Durant la phase de déploiement du quatrième cycle technologique (les Trente Glorieuses), c’est l’État qui était entrepreneur et innovant et qui modernisait l’économie. Au début de l’ère informatique encore, il reste à la pointe de l’innovation avec la conception de la méthode MERISE qui va être la première méthode de conception des systèmes d’information de gestion, en France, par le ministère de l’Industrie.
L’enjeu consiste à gérer cette évolution : les pays qui y parviennent sont ceux qui prennent la tête dans le nouveau jeu ainsi créé.
Figure 0‑2 – Le décalage d’évolution entre le changement de paradigme techno-économique et les institutions
Cette évolution des institutions concerne aussi l’administration, également terrain de déploiement de la technologie : comment, en effet, imaginer que l’État puisse concevoir les institutions aptes à entrer dans le monde des technologies de l’information s’il n’est pas lui-même capable d’apprendre, par l’innovation dans sa propre administration, le potentiel du nouveau paradigme ?
L’administration moderne que nous connaissons s’est mise en place avec la deuxième révolution industrielle, plus précisément avec le quatrième cycle technologique, celui de la production de masse et de l’organisation scientifique du travail, plus connu sous le nom de taylorisme. L’organisation taylorienne de l’entreprise était basée sur une division du travail en tâches de manière à améliorer la productivité. C’est le monde des Temps modernes illustré par le film de Charlie Chaplin : chaque travailleur est affecté à une tâche sans voir ni comprendre – il n’en a pas besoin – le processus d’ensemble ni sa finalité. C’est le règne des grandes firmes intégrées de l’amont à l’aval du processus de production, sans communication horizontale. Ce mode d’organisation, celui du travail à la chaîne, n’avait rien de réjouissant.
C’est le sociologue Max Weber qui l’a modélisé en complétant cette organisation rationnelle et légale – mais dépourvue de tout sens et de toute valeur – par la présence du leader charismatique qui sait précisément donner du sens à cet univers qui n’en a pas. Le leader charismatique, par opposition au leader rationnel légal, tout en lui étant complémentaire, ne tient pas son pouvoir de la loi, mais d’un lien de domination personnel qu’il parvient à établir sur une « entente de légitimité » entre le dominé et le dominant, et ce, parce qu’il donne du sens. Cela peut se faire bien sûr en bien comme en mal, puisque l’approche de Max Weber est purement technique et que ce dernier se refusait à intégrer dans son modèle les « jugements de valeur » (ce que l’on appelle la « neutralité axiologique »). Max Weber n’était pas particulièrement satisfait de cet « idéal-type », mais il considérait que, compte tenu de son temps, il était le plus efficace. Le leader charismatique wébérien peut aussi bien être un éducateur qui fait du bien qu’un tyran. Pour Weber, il s’agissait de compenser son modèle de rationalité bureaucratique, mais aussi la fadeur du bourgeois allemand qui avait perdu l’esprit entreprenant des temps héroïques, celui de l’éthique protestante.
L’équivalent dans l’administration publique est ce qu’on a appelé le « modèle wébérien d’administration publique ». Pour Weber « la bureaucratisation est l’ombre inséparable de la démocratie de masse »[vi]. L’État légitime et légal se caractérise par le monopole de la contrainte et de l’exercice de la violence légitime. La vision wébérienne de l’administration est celle d’une division stricte du travail politique et administratif : élus, fonctionnaires et citoyens se voient assigner des rôles précis, spécialisés et professionnalisés. Au politique, les décisions ; à l’administration, l’exécution ; aux citoyens, par leurs votes, la légitimation. La rationalité procédurière caractérise l’administration : elle exécute et n’est pas là pour juger en quoi que ce soit. Et c’est là son ambivalence : dans l’idéal-type[2] wébérien, l’administration n’est pas démocratique dans son organisation, ses routines n’ont aucun charisme, mais elle sert le pouvoir démocratique.
Tout change avec l’entrée dans la troisième révolution industrielle qui met à bas ce modèle organisationnel : avec les technologies de l’information, il faut des hiérarchies plates, une communication horizontale qui traverse les barrières hiérarchiques pour prendre en compte toutes les dimensions d’une politique publique. Ces modes d’organisation complexes font l’objet de la seconde partie de ce livre. Pour l’instant, ce qui nous importe, c’est de constater le décalage d’évolution entre le paradigme techno-économique, les institutions et les organisations publiques. Autant l’administration publique a été un modèle d’organisation et d’évolution institutionnelle pour le secteur privé à l’époque des Trente Glorieuses – la phase de déploiement du quatrième cycle technologique –, autant la transition vers le cinquième cycle et la troisième révolution industrielle a, avant tout, touché les entreprises. Et il en a toujours été ainsi : le capitalisme s’est développé sans attendre les formes institutionnelles appropriées[vii]. Les institutions, en tant que règles formelles, ont donc leur propre cycle d’évolution, décalé par rapport aux cycles techno-économiques et produit de l’action politique. Il y a donc place pour des stratégies d’évolution institutionnelle qui vont avoir une grande importance sur la redistribution des cartes en termes de puissance entre les nations (Figure 0‑2).
Figure 0‑3 – La succession des cycles technologiques depuis la première révolution industrielle. On distingue clairement les phases de frénésie durant les périodes d’installation, les crises, puis les périodes de déploiement (d’après Christopher Freeman et Carlota Pérez)
2.2.2 Une occasion pour redistribuer les cartes entre les nations
Tous les pays ne parcourent pas ces cycles à la même vitesse : sur six milliards d’êtres humains sur terre, plus d’un milliard ne donneront jamais un coup de téléphone[3] de leur vie et seule une petite majorité à accès à l’électricité domestique. Dans chaque cycle, il y a un pays leader, lié d’ailleurs à chacune des phases des mondialisations qui ont toujours existé, comme l’illustrent avec brio Findlay et O’Rourke. La première mondialisation fut celle des Mongols qui établirent la pax mongolica, laquelle permit à Marco Polo d’aller jusqu’à Pékin et de découvrir les richesses de la Chine. La deuxième fut espagnole, avec les grandes découvertes et la constitution de l’empire de Charles Quint. Malheureusement, les Espagnols ne comprirent pas la dynamique de création de richesse ouverte par cette nouvelle économie et se contentèrent de thésauriser l’or et l’argent venus du Nouveau Monde par le port de Séville. C’est dans l’Europe du Nord, en Allemagne et en France que ces ressources numéraires pourront donner naissance à l’essor de ce qui va préfigurer l’économie industrielle avec le développement des manufactures. Les Pays-Bas, devenus indépendants, vont prendre la maîtrise du commerce naval international. Ils vont en être délogés par les quatre guerres que leur livrera au XVIIe siècle l’Angleterre, soutenue par une politique commerciale protectionniste particulièrement agressive. Enfin, aux XVIIe et XVIIIe siècles, c’est l’Angleterre qui parvient à définir le cadre institutionnel approprié à l’éclosion de la première révolution industrielle qui instaurera sur le monde la pax britannica , avant de céder la place au XX° siècle à la pax americana.
Mais on voit apparaître alors des phénomènes « à la Gerschenkron » qui permettent aux pays en retard de rattraper les leaders : ceux-ci, au sommet de la courbe en S, sont handicapés par leurs institutions qui ne sont plus adaptées au développement du nouveau cycle technologique. Pour Gerschenkron, c’est là une occasion de faire du retard un avantage, grâce à des stratégies institutionnelles appropriées. Les pays en retard ont plus d’agressivité et leurs institutions connaissent moins de problèmes d’évolution parce que tout est à créer (ce fut le cas des États-Unis au XIXe siècle qui imitèrent avec succès la stratégie de l’Angleterre : Etat fort, « la puissance avant l’opulence », protectionnisme pour soi-même et libre-change pour les autres, priorité à l’industrie) ou qu’ils ont une plus grande plasticité sociale. C’est le cas aujourd’hui du groupe des BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine), où l’agressivité est par ailleurs plus forte que dans un pays devenu indolent par la satisfaction de ses besoins matériels. Chaque changement de paradigme est une occasion de redistribuer les cartes : nous reviendrons longuement sur ce point !
[1] L’apport de Popper peut être très schématiquement résumé par la théorie du cygne noir, popularisée par l’ouvrage médiatique de Nassim Nicolas Taleb : on ne peut inférer de l’observation de 99 cygnes blancs que le 100e aussi sera blanc (ce que l’on fait si l’on suit l’approche inductive et positiviste de Comte), car ce raisonnement exclut l’imprévu et l’innovation (on a découvert des cygnes noirs en Australie). L’approche positiviste ne fonctionne que dans des systèmes fermés et stables.
[2] À l’exception notable du superbe ouvrage de David Landes, Richesse et pauvreté des nations, aucun livre de ces auteurs n’a été traduit en français. Le public français doit se contenter des Alain Minc, Guy Sorman, Jacques Attali et autres Baverez, et de leur stéréo inverse, l’utopisme « altermondialiste » qui n’a d’autre fonction que de renforcer le « réalisme » des premiers.
[3] « La défense est plus importante que l’opulence », Livre IV de la Richesse des Nations. Bourcier de Carbon dresse une liste impressionnante des visions de Smith qui en ferait aujourd’hui un interventionniste aux yeux de libéraux intransigeants : « Dans l’ordre économique, il attribue à l’État le devoir de défendre la société contre les agressions économiques étrangères, celui de défendre l’individu contre les pratiques oppressives des autres membres de la société, donc le devoir d’empêcher les injustices et les dominations, le devoir aussi de créer les entreprises indispensables qui n’intéresseraient pas suffisamment les particuliers, le devoir de créer les infrastructures, le devoir d’assurer la libre règle du jeu, comme vigilant gardien de la concurrence, enfin, naturellement, le devoir d’accomplir les tâches traditionnelles de défense, d’instruction, de justice […]. » (Bourcier de Carbon, 1971, p. 115). On y retrouve pratiquement les éléments d’une politique industrielle tels qu’ils sont remis à l’ordre du jour par le rapport Beffa (2005).
[4] Le retour de la Chine au devant de la scène mondiale relance la recherche sur les causes de la « grande divergence » – pour reprendre le titre de l’ouvrage clé de Kenneth Pomeranz – entre la Chine et l’Occident. Plusieurs analyses coexistent à ce jour, bien résumées dans la somme de Giovanni Arrighi, Adam Smith à Pékin. Le point commun de ces analyses est cette question : comment les institutions surent ou ne surent pas – ou ne purent pas – créer le cadre politique adéquat au déploiement de la technologie ?
[i] Auguste Comte, Opuscule de philosophie sociale, 1819-1826, p. 111.
[ii] Erik Reinert a mené une carrière internationale aux États-Unis et en Amérique latine (au Pérou) puis en Italie, avant de revenir vers la recherche en économie du développement. Il a fondé le courant « The Other Canon » qui conteste la théorie économique dominante en mettant l’accent sur les apports des économistes de la Renaissance qui, selon lui, avaient mieux compris la dynamique du développement que les adeptes de l’économie mathématique d’aujourd’hui.
[iii] Le lecteur intéressé par l’histoire des techniques et de la civilisation chinoises se référera au travail monumental de Joseph Nedham qui explique de manière lumineuse pourquoi le capitalisme ne s’est pas développé en Chine. Sur les causes du développement de la première révolution industrielle en Angleterre, on consultera les travaux de Joël Mokyr et, bien sûr, l’incontournable Civilisation matérielle et capitalisme de Fernand Braudel.
[iv] Fox Justin, 2009.
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[1] Si l’innovation n’est pas une processus déterministe, il n’est pas pour autant aléatoire. On peut identifier des trajectoires d’évolution. Il s’agit d’un processus darwinien de variation et de sélection qui s’effectue sur des structures préexistantes, composées d’institutions informelles qui peuvent être stimulées par les institutions formelles. Voir Brian Arthur, 2009.
[2] L’idéal-type n’est pas chez Max Weber un « modèle idéal » au sens politique ou moral, mais une représentation schématisée du réel tel que le sociologue va le rencontrer dans ses enquêtes.
[3] Plus précisément de téléphone filaire, la propagation du téléphone mobile étant devenu un exemple archétypique un exemple de saut technologique d’un cycle à l’autre ( en anglais « développement en saut de grenouille ou « leapfrogging ». Le téléphone mobile permet la mise en œuvre de stratégies « à la Gershenkron » en matière d’enseignement à distance, d’administration électronique… Mais cela reste un cas spécifique puisque son expansion ne dépend pas de la préexistence d’infrastructures technologique du cycle industriel précédent.
[i] Kuznets Simon, « Economic growth and income inequality », 1955.
[ii] « Income inequality in changing techno-economic Paradignms », in Reinert Erik, 2004
[iii] Sur l’analyse de la croissance de l’inégalité aux États-Unis, on se référera au livre très complet de Paul Krugman, The Conscience of a Liberal, traduit en français sous le titre L’Amérique que nous voulons (qui ne reflète pas l’intérêt de l’ouvrage, principalement historique), Paris, Flammarion, coll. Champs, 2009.
[iv] Perez Carlota, « Technological Revolutions, Paradigm Shifts and Socio-institutional Change », ainsi que Freeman Chris « Income Inequality in Changing Techno-Economic Paradigms », in Reinert E., Globalization, Economic Development and Inequality: An Alternative Perspective, Cheltenham, Elgar, 2004.
[v] Freeman Chris, op. cit. La France reste ainsi mieux protégée des effets de la crise de 2008 grâce à ses systèmes protecteurs. Pour un panorama complet de l’évolution de la France dans la transition vers le nouveau cycle technologique, voir L’Économie française en 2010, OFCE, La Découverte, 2009.
[vi] Max Weber, Économie et société, Paris, Plon, 1971, p. 101.
[vii] David Landes, 2003, p. 199.
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