Par Claude Rochet
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Le lecteur pourra s’étonner de l’importance que je donne au rôle de la technologie et au lien que je fais entre développement de la technologie et évolution de l’État. C’est assez inhabituel, en effet. Certes, le discours dominant n’ignore pas le rôle de la technologie, mais il la considère comme un phénomène exogène, une manne tombée du ciel qui imposerait sa loi à l’évolution de la société. On retrouve ici le positivisme « à la Auguste Comte » où les phénomènes évoluent indépendamment de la volonté humaine, celle-ci devant se contenter de les observer pour les comprendre et en tirer les conséquences en termes politiques. En effet, pour Auguste Comte et les positivistes « il faut considérer la marche de la civilisation comme assujettie à une loi invariable fondée sur la nature des choses »[i]. L’économie politique se borne alors à faire la politique de l’économie, laquelle déroule ses lois indépendamment de la volonté humaine.
Ce raisonnement, même s’il est encore dominant chez les responsables politiques des pays développés, notamment en Europe, a été battu en brèche tant sur le plan épistémologique avec les apports de Karl Popper qui a montré qu’on ne pouvait induire une vérité scientifique d’une observation répétée[1], que sur le plan historique avec la compréhension fine de la dynamique des révolutions industrielles. Elle doit beaucoup à Fernand Braudel et à ses travaux sur la nature du capitalisme, à l’école française d’histoire économique (Jean Bouvier, François Caron, François Crouzet, Paul Bairoch…), à l’école anglo-saxonne (Joël Mokyr, David Landes, Jeffrey Williamson, Kevin O’Rourke, Ronald Findlay…) et à l’école néo-schumpétérienne, fondée par le regretté Keith Pavitt et Chris Freeman, dont est issue une chercheuse dont les travaux vont être importants pour notre sujet : la Vénézuélienne Carlota Perez[2].
Pourquoi, alors que toutes les technologies (verre, poudre à canon, tissage de la soie, boussole…) ont été inventées en Chine, la révolution industrielle a-t-elle éclaté en Angleterre, pays où il n’y avait, au départ, pas grand-chose, à part des moutons ? Cette question est toujours un sujet de recherche et est de première importance pour comprendre le rôle des institutions. Fernand Braudel nous rappelle que « l’Angleterre ne devient une île » qu’en 1453, lorsqu’elle perd la guerre de Cent Ans et qu’elle est chassée du continent. Les rois d’Angleterre élevés à la Cour du Duc de Bourgogne avaient appris une chose qui allait devenir l’axe de la politique anglaise pour trois siècles : il vaut mieux exporter des produits manufacturés que des produits bruts, des draps et des étoffes plutôt que de la laine brute, dont l’Angleterre, pays de moutons, était un grand producteur.
Erik Reinert [ii], économiste hétérodoxe et historien du développement économique, montre que la différence est venue de la compréhension du rôle de la technologie et des synergies entre activités économiques. Les politiques publiques pouvaient permettre de sortir de la conception aristotélicienne qui a prévalu jusqu’à la fin du Moyen Âge et chez les premiers mercantilistes, selon laquelle l’économie est un jeu à somme nulle (ce que l’un gagne est perdu par un autre) pour entrer dans une logique de rendements croissants que comprendront tous les souverains des pays européens qui ont assuré le décollage économique de leur pays. Cette capacité à entrer dans cette dynamique de rendements croissants a été favorisée par un cadre institutionnel qui a encouragé les « bonnes activités » à rendements croissants, mettant à profit les innovations technologiques. Mais le point commun de toutes ces politiques est d’avoir placé la puissance avant l’opulence : la richesse économique dérive de la puissance politique, et non l’inverse. C’est pourquoi Adam Smith a défendu le bon protectionnisme (celui qui protège l’industrie nationale et non les rentes de situation) en approuvant les Actes de navigation de Cromwell (1651) qui ont interdit, jusqu’au milieu du XIX° siècle, l’entrée des ports anglais aux navires étrangers transportant des marchandises autres qu’anglaises[3].
À l’inverse, la Chine, qui était la puissance dominante du monde jusqu’au XVIe siècle, voit son expansion s’arrêter par la mise en place d’un système institutionnel rigide empêchant la diffusion du savoir, l’entrepreneuriat et l’innovation[iii] [4].
Qu’en est-il aujourd’hui du rôle des institutions dans le développement économique et comment définir de « bonnes institutions » qui favorisent le développement ?