Chapitre II: Bien faire les choses

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Chapitre 2: « Bien faire les choses », ou la qualité des organisations

« Nous savons peu de choses encore sur les modes de régulation de la plupart des systèmes, parfois même sur leur existence. Nous sommes incapables de maîtriser intellectuellement l’analyse de systèmes de systèmes que constituent les ensembles les plus vastes sur lesquels doit s’exercer l’action. Mais le fait que de nombreuses expériences d’analyses de systèmes ont démontré que l’on peut décoller de l’incrémentalisme au niveau opérationnel constitue déjà en soi un fait réconfortant. »

Michel Crozier, La Société bloquée, 1970

A…….. La loi de Parkinson, ou pourquoi la bureaucratie

Toute organisation est concernée par la loi de Parkinson qui veut que plus une organisation est inutile plus elle s’invente des raisons pour justifier sa pérennité. Le sociologue écossais Northcott Parkinson a formulé cette loi par observation empirique en constatant que la Marine britannique n’a jamais eu autant d’officiers que le jour ou la Grande-Bretagne a perdu sa dernière colonie. La loi de Parkinson établit qu’une organisation s’étend et grossit au point d’arriver à occuper le temps et les ressources à sa disposition. Le travail tend à occuper tout l’espace disponible, ou encore l’augmentation des ressources tend à augmenter les coûts et baiser la qualité des services. La multiplication des échelons hiérarchiques, des fonctions et grades divers accroissent l’effet de la loi de Parkinson, chacun de ces dispositifs étant obligé à son tour d’ajouter des procédures pour justifier son existence.

Bien évidemment, et contrairement à ce que des esprits supposés subtils prétendent, la loi de Parkinson ne concerne pas que le secteur public : elle concerne toute bureaucratie qui tend à tourner pour elle-même. On n’a pas, à ce jour, d’explication scientifique de cette loi (comme pour de nombreuses « lois » empiriques qui peuplent le management, comme la loi de Moore, la loi de Metcalfe, etc…), mais elle se vérifie. Une étude rigoureuse fait sur un service simple, la délivrance des cartes grises en Allemagne[i] – un pays supposé sérieux entre tous ! – confirme que la décision d’augmenter les effectifs pour améliorer la qualité du service (mesurable ici très simplement en temps d’attente par l’usager) a pour effet de le dégrader. Alors, nous diront les modernistes adeptes des théories du NPM, il faut confier ce service au privé. Fort bien. L’expérience a été étudiée au Texas par deux chercheurs, Lawrence O’Toole et Kenneth Meier sur l’externalisation de la gestion des écoles par le gouverneur Georges W. Bush. Là encore, le service rendu se dégrade et cela n’a en plus aucun effet sur les effectifs administratifs qui ont continué à croître pour gérer les contrats[ii]. Une loi similaire a été formulée à propos de la gestion de projet par le père de l’IBM 360 – l’ordinateur qui a donné naissance à la micro informatique moderne – Fred Brooks, « ajouter des ressources à un projet en retard ne fait qu’augmenter son retard ».

[i] Jochimsen, Beate, 2009 « Service Quality inModern Bureaucracy: Parkinson’s Theory
at Work », KYKLOS n° 62-2009
[ii] O’Tool, L. & Meier, K.,2004, « Parkinson’s Law and the New Public Management? Contracting Determinants and Service-Quality Consequences in Public Education », Public Administration Review, 2004 n° 64

1.1…. L’architecture plutôt que la quantité !

Pourquoi ? Même si ces explications restent empiriques, on a plusieurs pistes d’explications. En théorie des organisations, la théorie de l’agence expose que la relation entre un principal (le donneur d’ordre ou le client) et l’agent (l’exécutant) est fondée sur une asymétrie d’information et une divergence d’intérêts. Donc, plus j’augmente les relations contractuelles pour exécuter une tâche, même simple, plus j’augmente les coûts de transaction et donc les coûts administratifs : le papier appelle le papier, la complexité d’une organisation crée le besoin de nouvelles règles. Fred Brooks a distingué la complexité essentielle – celle que l’on peut identifier ex-ante et que l’on peut modéliser – et la complexité accidentelle, celle qu’un projet crée en modifiant son environnement. Il y a donc un besoin d’apprentissage de la part de l’équipe de projet qui va s’organiser comme un système adaptatif complexe en interaction avec son environnement. Si l’on ajoute de la ressource, on désorganise l’équilibre interne de ce système et il doit se réorganiser, d’où une perte de temps et de performance. Tout gestionnaire a vécu empiriquement cette situation : quand une équipe qui fonctionne bien doit intégrer un nouvel élément, il y a un coût en temps et en transactions supplémentaires au sein de l’équipe qui ralentit son fonctionnement.

L’explication scientifique est en fait assez simple si l’on se réfère à la théorie des systèmes. Les interactions possibles au sein d’un système croissent avec le nombre de ses éléments selon la formule I = n (n-1)/2, ou n est le nombre de membres de l’équipe qui peut correspondre avec n-1 membres (on suppose qu’il ne se parle pas à lui-même), on divise par 2 car l’on considère le uniquement canal de communication entre deux personnes (si l’on intègre les conversations, et les disputes, qu’elles peuvent avoir entre elles, on ne divise pas par 2). Donc pour une équipe de 10 personnes cela fait 10×9/2 = 45 canaux de communications. Si j’ajoute un membre à l’équipe, cela fait 55. Pour une augmentation d’effectif de 10%, les canaux de communication ont augmenté de plus de 20% ! En théorie de la communication – développée par Claude Shannon et Herbert Simon – ce surcroît de communication va surtout donner naissance à du bruit. La multiplication des intervenants, des couches hiérarchiques, des normes ne peut qu’accroître l’effet Parkinson.

Dans tous les cas, comme Herbert Simon l’a montré[i], la solution est dans la conception d’une arborescence de systèmes. Plutôt que d’augmenter l’effectif des équipes, je vais créer de nouvelles équipes affectées à la conception d’un sous-système. Cela suppose la conception d’une architecture arborescente de la complexité de l’organisation appropriée à celle du problème posé. La bureaucratie est donc un phénomène inhérent à la croissance d’une organisation, qu’elle soit publique ou privée. Les technologies de l’information nous permettent aujourd’hui de dessiner des organisations arborescentes de cette sorte.

[i] Simon, H. 1991

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Lectures et sources complémentaires:

1.2…. L’Etat wébérien : bonne et mauvaise bureaucratie… 75

Toujours est-il que la bureaucratisation est incompatible avec le rôle de l’État républicain, qui ne doit pas être empêtré par un fil à la patte d’une bureaucratie qui limiterait sa capacité d’initiative et d’action. Cela est d’ailleurs dans l’ordre constitutionnel français puisque la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen dispose :

Article 14 – « Les citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi, et d’en déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée. »
Article 15 – « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration. »

Le principe d’une gestion axée sur les résultats et son corollaire, l’évaluation des performances, s’inscrit donc dans la parfaite tradition républicaine et est une obligation constitutionnelle. La Déclaration des droits a même disposé une autre dimension : il ne doit pas y avoir de capture du service public par les fonctionnaires qui le gèrent. Le principe y est disposé pour la force publique :

Article 12 : « La garantie des droits de l’Homme et du citoyen nécessite une force publique : cette force publique est instituée pour l’avantage de tous et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée. »

Il est bien sûr essentiel que ceux auxquels est confié le monopole de « l’exercice de la violence légitime » – pour reprendre la définition de Max Weber – le fassent au profit de la collectivité et non pour le leur. Le constituant de 1789 ne pouvait prévoir que l’État se doterait d’autres services publics tout aussi puissants comme les chemins de fer ou l’électricité qui devaient pareillement être protégés contre le risque de capture.

La corrélation négative entre augmentation des moyens et efficacité se retrouve globalement dans la situation actuelle : il y a trop de ressources là où c’est inutile (bureaux des administrations centrales, fonctions de « back-office ») et pas assez là où il en faudrait plus : enseignement, police, infirmières,  anesthésistes, douaniers, accueil du public… Cette situation est la conséquence des valeurs qui sont promues par une gestion axée sur les moyens. Les valeurs nobles y sont la gestion des procédures, les quantités plutôt que la qualité. L’importance d’un poste de directeur d’administration centrale s’apprécie aux quantités qu’il gère (budget et effectifs) et non par l’impact stratégique de ses activités. Il devient donc important d’avoir des activités, de laisser sa lumière allumée tard le soir, d’être débordé : l’activité s’auto-justifie, c’est l’activisme.

Le symptôme d’un organisme qui est atteint d’activisme peut se lire dans son rapport d’activité. Le but d’un rapport d’activité est de faire état des moyens mis en œuvre au regard d’un objectif et d’évaluer l’écart entre l’objectif réellement atteint et l’objectif initialement visé. Dans une administration atteinte d’activisme parce que pilotée par les moyens, les rapports d’activité se résument bien souvent à un empilement de tableaux et de graphiques réalisés sous EXCEL dont le message est « nous avons fait des choses, donc nous avons justifié de notre existence ». Pour passer de l’activisme à l’activité, il faut reprendre le processus à l’envers : partir de la finalité pour remonter vers les allocations de ressources et leur utilisation au regard d’une fin.

Mais la bureaucratie est-elle le mal absolu ? Éliminer la bureaucratie totalement supposerait d’avoir affaire à des hommes totalement vertueux, motivés, des organisations agiles et fluides capables de se recomposer en permanence. Certes, la technologie actuelle nous permet d’envisager un tel horizon, mais qui sera toujours une asymptote. Un de mes étudiants de doctorat a pris la direction d’une caisse d’assurance maladie en Afrique. Son premier constat a été que les remboursements se faisaient sur la base des liens de clientèle. Il est évident que dans un premier temps, l’instauration d’une bureaucratie professionnelle qui applique des procédures objectives est un progrès. Ensuite, nous verrons comment les technologies de l’information peuvent permettre de rendre un service personnalisé et efficace.

Pour Max Weber, qui avait sous les yeux le modèle de la division du travail et de la rationalisation des processus de production de la seconde révolution industrielle, la rationalité bureaucratique était un moindre mal. D’une part, la rationalité bureaucratique permettait de construire une bureaucratie professionnelle neutre et indépendante des groupes de pression et c’était là le principal souci des concepteurs des systèmes de fonction publique à la fin du XIX° siècle et au début du XX° : n’oublions pas que nous sortions de la féodalité. D’autre part, le modèle de la rationalisation des tâches en procédures était ce qui apparaissait comme le plus efficient. D’où sa conception d’une bureaucratie professionnelle neutre, basée sur le recrutement par concours, l’emploi à vie, la gestion des carrières pour garantir indépendance et professionnalisme des fonctionnaires et des procédures écrites évitant au fonctionnaire d’avoir à porter un jugement de valeur. Ce n’était pas un modèle spécialement gai, mais c’était ce qui marchait le mieux et surtout, ce n’était que le reflet de l’organisation scientifique du travail qui se développait dans l’industrie, avec le travail à la chaîne, la standardisation des tâches et les organisations verticales. L’organisation des ministères en silo est l’exact reflet de l’intégration verticale des organisations tayloriennes, et nous connaissons aujourd’hui en gestion publique les mêmes problèmes qu’a connu la gestion des entreprises quand il s’est agit de passer à des modes d’organisation transversaux au début des années 1990.

Le modèle wébérien d’administration publique est devenu la bête noire du NPM, avec les errements que nous avons vus. Aussi, plutôt que de jeter le bébé avec l’eau du bain, voit-on apparaître en Europe, au travers des travaux de Christopher Pollitt et de Geert Bouckaert, un modèle néo-wébérien d’administration publique qui reprend les grands traits positifs du modèle wébérien comme l’indépendance de la fonction publique,  la primauté du droit écrit et la spécificité de l’emploi public. Il s’agit donc beaucoup plus d’actualiser le modèle wébérien d’administration publique à l’ère de la III° révolution industrielle et des technologies de l’information que de faire du passé table rase comme a voulu le faire le NPM.

Nous allons donc mobiliser ces technologies pour définir de nouvelles formes d’organisation publique permettant à la fois de sortir de la rationalité bureaucratique tout en gardant la spécificité du service public quant à ses missions et à son modèle d’activité.

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Lectures et sources complémentaires:

1.3…. Qu’est-ce la performance publique ?… 76

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1.4…. Qu’est-ce qu’un processus ?… 79

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B…….. Quand on n’a qu’un marteau dans sa boîte à outils, tous les problèmes prennent la forme d’un clou
2.1…. Magie des outils : fées et sorcières

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2.2…. La boîte à outils… 82

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2.3…. Le contrôle de gestion… 84

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2.4…. L’assurance qualité… 88

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2.5…. Faire pleuvoir où c’est sec : la réingénierie des processus.

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2.6…. La pratique à bon escient du « benchmarking »… 97

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2.7…. Le tableau de bord prospectif… 99

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2.8…. Du bon usage des indicateurs… 113

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C…….. Les systèmes d’information : la continuation de la politique par d’autres moyens
3.1…. Les perspectives ouvertes par les TIC… 120

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Je reprends ici l’histoire communément admise de l’intox montée par Nathan Rotschild pour spéculer sur le résultat de la bataille de Waterloo. Niall Fergusson dans The Ascent of Money (je conseille l’édition anglaise, la traduction française est scandaleuse car les notes n’ont pas été traduites, soit plus de 80 pages supprimées!) contredit cette version en soutenant qu’elle a été propagée par Goebbels pour montrer la rouerie des banquiers juifs, et que l’histoire a été reprise. Le fait est que Nathan Rothschild a bien fait sa fortune à l’occasion de la bataille de Waterloo, mais d’un autre manière:  il était en charge d’émettre des bons du Trèsor pour financer la guerre contre Napoléon, bons du trésor qui étaient souscrits en or dans toute l’Europe (et qui servaient à financer tout les opposants à l’Empereur). Avec Waterloo, Nathan se retrouve à la tête d’une énorme somme d’or dont n’ont plus besoins les puissances, une fois la guerre finie. Waterloo aurait donc plutôt été la faillite de Rothschild. Son génie est de continuer à acheter de la dette publique qui était à cette époque en dessous du prix d’émission compte-tenu du risque de guerre, l’intérêt étant payé sur le nominal. Il suivra cette politique pendant plus de deux ans: le cours des bonds va grimper puisque le risque de guerre va disparaître. Nathan va alors vendre et fera fortune.

Il sera surnommé le “Napoléon de la finance”.

Bien, donc rien à voir avec les systèmes d’information. Il reste que l’histoire de la spéculation prétée à Nathan, si elle est fausse est néanmoins plausible et que des intox comme cela il y en a tous les jours !

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Lectures et sources complémentaires:

3.2…. Prestige et vertiges des technologies de l’information… 124

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3.3…. Comment équilibrer les relations avec les fournisseurs ?… 127

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D…….. Etude de cas : la reconfiguration du SDIS 13……. 133
La présentation de ce chantier aux Dialogues franco-américains d’administration publique, que j’ai organisés à Bercy les 29 et 30 novembre 2010:

4.1…. Pourquoi ce chantier ?… 133
4.2…. Le système d’information comme architecture de l’organisation… 135
4.3…. Le monde des processus : Conditions de réussite d’une démarche BPM… 141
4.4…. De la modélisation des processus au système d’information… 145
4.5…. Le monde des données… 146
4.6…. Conclusion :… 149
E…….. Vers l’organisation résiliente……. 149
F…….. Les consultants : aide ou fil à la patte ?……. 154
6.1…. Achetez leurs mains et gardez votre cerveau… 154
6.2…. On trouve sur le marché plusieurs sortes de consultants :… 155
6.3…. Comment bâtir un contrat « gagnant-gagnant » avec son consultant ?… 156
6.4…. Il faut savoir se dire au revoir !… 158

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G…….. Pourquoi la queue remue-t-elle le chien ?……. 159

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Lectures et sources complémentaires:

7.1…. Des leaders porteurs de sens dans le service public ?… 161
7.2…. Les conditions pour que le chien puisse remuer la queue… 162
H…….. Conclusion : Pour pratiquer une politique de la valeur il faut redonner de la valeur à la politique……. 164

 

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