Le grand retour de la Russie

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J’aime beaucoup Vladimir Fédorovski et je dévore ses livres qui sont un trésor d’érudition, de clarté et d’intelligence. Dans cet entretien, il résume en quelques lignes toute l’évolution passée et actuelle de la Russie. Ce pays m’a toujours fasciné, bien avant que je sois amené à le fréquenter régulièrement comme aujourd’hui. A juste titre, de Gaulle ne parlait jamais de l’Union soviétique mais de la Russie “la Russie boira le communisme comme le buvard l’encre”, en se référant à la Russie éternelle qui est, Poutine l’a bien compris, une puissance spirituelle et ce fut d’ailleurs une marque d’intelligence de Staline de revaloriser cette histoire pour mobiliser le peuple russe face aux nazis.
Ce que l’Occident a fait endurer à la Russie est ahurissant. A commencer par le communisme qui n’a rien à voir avec la culture et la tradition russe mais est le pur produit de la philosophie de l’histoire de Hegel et du cartésianisme rationalisateur occidental, qui a produit les deux grands totalitarismes du XX° siècle. Les dirigeants communistes étaient avant tout des intellectuels élevés en Occident, tous sauf un: Staline! Ce sont les Allemands qui ont utilisé l’arme du communisme pour torpiller la Russie avec laquelle ils étaient en guerre en renvoyant Lénine en Russie lors du fameux épisode du wagon plombé. C’est Lénine, Trotsky et les intellectuels marxistes qui ont inventé le principe de la terreur comme mode de gouvernement,  créé la police politique et utilisé l’arme de la famine. Staline ne fut qu’une mise en pratique des principes de ces intellectuels qui le méprisaient, et auxquels il a appliqué le principe léniniste de ne pas les laisser s’embourgeoiser en vieillissant…
Le communisme a été une saignée dans l’histoire russe mais ce qui est agréablement surprenant c’est la capacité de la culture russe à survivre, cette résilience de l’homme russe qui fait renaitre en permanence la Russie quand tout semble perdu. La différence est frappante avec les pays de l’Est européen qui ont connu une plus faible période de communisme mais qui ont été culturellement plus atteints avec une perte du sens civique et un repli sur la sphère familiale. Dans toute conversation avec les Russes ressort cette ambivalence: malgré tout cela nous avons construit la seconde puissance mondiale et gagné la guerre contre Hitler.
La stratégie de sortie de l’URSS a été une catastrophe et les Chinois s’en sortent beaucoup mieux en ayant progressivement transformé le PCC de Parti communiste chinois et Parti capitaliste chinois. La stratégie de Gorbachev et surtout de Eltsine a été de tout laisser partir à vau-l’eau et, avec “l’aide” des Occidentaux (les consultants américains se sont bâfrés 5,6 milliards de dollars d’honoraires pour privatiser l’économie soviétique) de piller le pays en confiant tout le pouvoir, non plus aux soviets, mais aux oligarques. 
Poutine, on l’aime ou on l’aime pas, mais on ne peut le comprendre qu’au regard de cette histoire. Il a repris le pouvoir aux oligarques, rétabli la Russie comme puissance, redonné un avenir au pays. Un indicateur ne trompe pas: la reprise de la natalité qui s’était effondrée. Libéraliser un pays au fur et à mesure de sa croissance sans détruire la force de l’Etat qui l’a rendu possible et libérer des forces destructrices, est un art difficile. Cela requiert de comprendre l’histoire et d’avoir une vision de l’avenir et des grands champs de force qui structure l’évolution du monde.

CR


 

Vladimir Fédorovski : «La chute de l’URSS est encore un traumatisme national en Russie»

Vladimir Fédorovski. Le 25 décembre 1991, le drapeau rouge flotte une dernière fois au-dessus du Kremlin.
Vladimir Fédorovski. Le 25 décembre 1991, le drapeau rouge flotte une dernière fois au-dessus du Kremlin.

FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN – A l’occasion des 25 ans de la chute de l’URSS, Vladimir Fédorovski a accordé un entretien fleuve au FigaroVox. Pour l’écrivain francophone et ancien diplomate soviétique, nous vivons les conséquences de la rencontre manquée entre la Russie et l’Occident en 1991.


Vladimir Fédorovski est un écrivain et ancien diplomate russe. Conseiller diplomatique de l’Ambassade d’Union soviétique à Paris de 1985 à 1990, où il assure la promotion de la Glasnost, il quitte le corps diplomatique en 1990 pour participer à la création du Mouvement des réformes démocratiques, dont il devient le porte-parole. Attaché aux liens franco-russes, à l’ancrage de la Russie en Europe, il est devenu en France un écrivain à succès. Récipiendaire de plusieurs prix littéraires, il a notamment publié Le Roman de la perestroïka (éd. du Rocher, 2013) ; Poutine, l’itinéraire secret (éd. du Rocher, 2014) et dernièrement Dictionnaire amoureux de Saint-Pétersbourg (éd. Plon, 2016).


FIGAROVOX. – Le 26 décembre 1991 a lieu la dissolution officielle de l’Union soviétique. Où étiez-vous ce jour-là? Comment avez-vous appris la nouvelle?
Vladimir FEDOROVSKI. – J’étais à Moscou. J’avais quitté les services diplomatiques et j’étais porte-parole d’un des premiers partis démocratiques russes, le Mouvement des réformes démocratiques, qui a joué un certain rôle dans la fin du communisme. En réalité, le sort de l’Union soviétique était scellé depuis les accords de Minsk du 8 décembre 1991 quand Boris Eltsine, le président de la République soviétique socialiste de Russie et ses homologues ukrainien et biélorusse, Leonid Kravtchouk et Stanislaw Chouchkievitch, ont décidé de créer une nouvelle Communauté des États indépendants et de dissoudre de facto l’Union soviétique. J’ai appris l’existence de ces accords de la bouche de mon ami Alexandre Yakovlev qui était l’architecte de la Perestroïka, l’éminence grise de Gorbatchev et le n°2 du régime soviétique. Il m’a révélé l’existence de l’accord entre les présidents russe, biélorusse et ukrainien. Entre le 8 et le 25 décembre, il y a eu clairement un moment d’hésitation. Quand on a appris l’existence de ce qui était un coup d’État d’un point de vue constitutionnel, il y avait deux solutions. Gorbatchev était parfaitement informé. Le KGB de la Biélorussie lui a alors proposé d’arrêter les protagonistes, mais il n’a pas même hésité. Il voulait à tout prix éviter l’effusion du sang. À juste titre, Yakovlev m’a dit que la réaction du président soviétique lui rappelait le destin du Tsar Nicolas II au début de la Révolution russe. Il ne voulait pas qu’une guerre civile se reproduise. Il a fait un rapprochement plus récent: imaginez la «Yougoslavie multipliée par cent» dans le pays aux trente mille têtes nucléaires… C’était plié. Dans la nuit du 25 au 26, il y a eu la disparition du drapeau rouge au-dessus du Kremlin et le drapeau russe a été hissé.
Que retenir de cette fin du communisme en Russie? 
La Russie a connu une sorte de suicide avec le coup d’État de 1917. Il faut remonter plus loin, il y a cent ans. Il y en Russie deux écoles de pensée concernant la fin de l’Union soviétique. Une première école, qui est la mienne, considère que la Russie a connu une sorte de suicide avec le coup d’État de 1917 et que le bolchévisme a tué un pays qui se développait alors rapidement. On peut penser aux 25 millions de morts exécutés par Lénine, Trotski et Staline. Mais il y a une autre école, qui est partagée par Vladimir Poutine et la majorité des Russes et qui réfute le caractère strictement négatif de cette période historique. Comme l’a dit le président russe, la disparition de l’URSS a été la plus grande catastrophe de la géopolitique du 20e siècle.
Quelles sont pour vous les raisons de cette chute?
Il y a eu une sorte d’alignement des planètes avec plusieurs phénomènes politiques et économiques qui se sont combinés.
Il y a d’abord eu l’action propre de Gorbatchev. On pourrait dire que son échec est précisément une victoire puisqu’il a permis à la Russie de sortir du communisme sans effusion de sang. Sa stratégie, notamment au plan économique, a été consciente. Gorbatchev n’a pas suivi le programme pour lequel Andropov, son prédécesseur, l’avait mandaté. Andropov avait imaginé que Gorbatchev suivrait la même stratégie que Deng Xiaoping en Chine: il aurait permis l’ouverture graduelle de l’économie tout en gardant un contrôle complet de la politique, ce qu’il faut bien appeler une terreur politique. Sous l’inspiration de mon ami Yakovlev, le nouveau Secrétaire général du Parti communiste de l’URSS a choisi une autre voie: il a pensé qu’il fallait faire les deux à la fois, libéraliser graduellement l’économie et la politique. Mais l’administration de Gorbatchev a commis des erreurs de gestion économique considérables. Ils ont d’abord perdu le contrôle budgétaire du pays en adoptant la loi sur l’Entreprise qui a permis aux chefs d’entreprise de prendre tout pouvoir sur le secteur économique. Les oligarques ont commencé à voler les richesses économiques dans des proportions colossales tandis que l’État perdait le contrôle. En même temps, les dirigeants soviétiques ont sous-estimé les tensions nationales voire nationalistes à l’intérieur de l’URSS. Il faut dire qu’elles ont été exacerbées par les vols économiques de l’oligarchie. À partir de là, c’était foutu…
Des facteurs extérieurs à l’Union soviétique ont-ils joué?
Les différentes formes de pression occidentale ont joué un grand rôle, ce que l’on appelle le «bloc des brigands» en Russie. Il y a eu notamment la politique de diminution des prix du pétrole menée par le président américain George Bush (père), qui était très malin avec ses antécédents à la CIA. Or, la source principale du budget russe, c’était le pétrole et la vodka… Les raisons économiques ont donc joué un rôle majeur dans la chute de l’URSS.
Il n’y a pas eu que cela. J’étais lié à l’aile radicale sous Gorbatchev. Mes copains ont acquis la certitude que l’Union soviétique était irréformable, qu’il fallait tuer le système totalitaire et que l’Occident allait aider les démocrates russes, notamment pour surmonter la crise financière et économique qui s’annonçait. Sauf que ce n’était pas du tout la stratégie occidentale! Mais il ne faut pas dire comme disent les Russes aujourd’hui que Gorbatchev était un crétin et que mes amis étaient des agents de l’Occident mandatés par la CIA. C’étaient des gens très intelligents qui en étaient arrivés à la conclusion que le régime était criminel et qu’il fallait en sortir, mais ceux qui souhaitaient conserver l’URSS ont oublié une chose: l’Union soviétique est morte parce que Gorbatchev a cessé de tuer pour gouverner. Sans tuer, un tel régime ne pouvait que s’écrouler.
Qu’est-ce que les Russes retiennent de la chute de l’Union soviétique?
Pour la population russe, c’est un immense traumatisme. Les Russes détestent Gorbatchev. Ils lui font porter le chapeau. Vladimir Poutine le juge lui-même par le mot d’incompétent. Il y a chaque semaine des demandes pour qu’il soit jugé pour haute trahison… J’étais mêlé à ses affaires, je peux vous dire que les choses ne sont pas celles-ci. Aujourd’hui, les Russes regrettent la grande puissance qu’était l’URSS. Même s’il s’agissait d’un régime totalitaire, les gens continuaient à vivre. Les Russes sont nostalgiques de Gagarine, de la lutte contre les nazis, d’une certaine culture, de leur jeunesse parfois. Le plus étonnant est que cette nostalgie concerne aussi la nouvelle génération, qui n’a pas connu l’Union soviétique. Et ils ne peuvent pas la connaître réellement. La Russie contemporaine est dans l’invention d’une histoire linéaire fondée sur la grande puissance de l’Empire, des grands tsars à la Russie d’aujourd’hui, en passant par Staline et la lutte contre les nazis. Vladimir Poutine illustre parfaitement cette forme d’invention historique qui repose sur un même combat pour la grandeur de la Russie. Prenez le grand cinéaste Nikita Mikhalkov – vous savez, Soleil trompeur – il a demandé il y a peu qu’on ferme le centre dédié à la mémoire d’Eltsine. Ces deux dirigeants sont tous les deux très mal vus parce qu’ils ont tué quelque chose qui ne leur appartenait pas, le grand empire…
À propos de Boris Eltsine justement, vue notamment de Washington, la décennie des années 1990 fut celle de la fin de l’histoire et celle du triomphe de la démocratie libérale. Comment les Russes l’ont-ils vécue?

Les Américains réinventent eux aussi l’histoire… Les Russes considèrent cette décennie comme la pire période de l’histoire de la Russie. Ils la comparent souvent avec les temps des troubles au XVIIe siècle quand il y eut l’apparition des faux tsars et que les Polonais sont allés jusqu’au Kremlin. Avant 1991, la Russie était pauvre, mais elle entretenait le mythe de sa grandeur. Mais après la chute, avec l’inflation qui a atteint 2500%!, la Russie est devenue encore plus pauvre, les gens ont été absolument anéantis! Surtout, le pays a perdu son statut de grande puissance. Tous les problèmes d’aujourd’hui viennent de cette période. 

Concernant l’extrême pauvreté qui s’est développée en Russie dans les années 1990, il ne faut pas oublier qu’il y a eu en parallèle le développement d’une corruption endémique. Je me souviens de cette phrase que Boris Eltsine m’a dite: «On va les nommer milliardaires». Hier, vous étiez ministre du gaz. Demain, vous êtes l’homme le plus riche de la terre. Les Russes utilisent le mot de «dé-mo-cra-tie» (en prononçant le ‘T’), ce qui, en russe, veut dire les «démocrates-voleurs». Eltsine a réalisé cette alliance avec l’ancienne nomenclature. À partir de là, l’idée de la sortie du communisme et l’idée même de la démocratie ont été complètement discréditées en Russie. N’oublions pas que ces oligarques ont agi avec la complicité des banques occidentales. Les sorties de capitaux étaient considérables: 120 milliards de dollars par an quittaient le pays chaque année dans un contexte où 50% de la population frôlait le seuil de pauvreté. La fin de l’URSS était un cadeau géopolitique immense pour l’Occident, mais au lieu d’associer la Russie au concert des nations européennes, elle a été marginalisée. Aujourd’hui, nous le payons.
Nous payons donc des erreurs commises en 1991?
Il faut préciser quelque peu la chronologie. J’étais aux réunions diplomatiques sous George Bush (père) et sous son secrétaire d’État James Baker, ils ne voulaient pas du concept de «cordon sanitaire» forgé par Zbigniew Brzeziński et qui n’a été appliqué qu’à partir de la présidence de Bill Clinton dans la deuxième moitié des années 1990. C’est sous l’influence du «Grand échiquier» de Brzeziński que l’on a commencé à parler de l’utilité pour les États-Unis d’une Russie faible et d’une Ukraine forte. Autant vous dire que cela a laissé des traces dans la mémoire contemporaine des Russes. Le meilleur exemple de ce cordon sanitaire reste l’élargissement de l’OTAN, qui s’est fait contre les promesses faites à Gorbatchev. Il se trouve que j’étais présent aux accords conclus sur ce point avec les Américains. Ils ont été complètement bafoués et les partisans de l’avancement de l’OTAN vont aujourd’hui jusqu’à nier l’existence même de ces accords. Ces accords ont bel et bien existé: le deal diplomatique concernait la réunification de l’Allemagne, que l’URSS acceptait. En échange, les Américains s’engageaient à respecter les intérêts géostratégiques de la Russie.

Il y a eu un amoncellement d’événements qui ont forgé cette représentation russe de la décennie 1990. La Russie a par exemple été complètement méprisée pendant les guerres de Yougoslavie. On sait que l’exemple du Kosovo sert aujourd’hui de justification russe pour la Crimée. Il y a aussi le projet de bouclier antimissiles qui trouve ses origines dans la «Guerre des Étoiles» de Ronald Reagan, qui est relancé par Bill Clinton, officiellement contre les États voyous. Il était selon Washington tourné contre l’Iran, mais les Russes n’y croyaient pas… Ils n’avaient pas tort: le bouclier est aujourd’hui en train d’être installé en Roumanie et demain en Pologne alors même que l’accord nucléaire a été passé avec Téhéran. Tous ces événements sont pour les Russes un grand échec national. Juste après la chute du communisme, 80% des Russes étaient pro-occidentaux. Maintenant, ils ne sont plus que 20%.
Vladimir Poutine est élu président de la Fédération de Russie en 2000. Au départ, il était assez proche des Occidentaux, notamment après les attentats du 11 septembre. En quoi Vladimir Poutine est-il aussi l’homme de la fin manquée du communisme?
Vladimir Poutine reflète parfaitement l’évolution de la société et de l’opinion publique russes. Au départ, l’ancien directeur du FSB est choisi par Eltsine comme la marionnette d’un système oligarchique pourri. Mais il est tout de suite devenu marionnettiste! Il a tué l’ancien système oligarchique pour en créer un nouveau. Il a envoyé Mikhaïl Khodorkovski en prison, les autres oligarques se sont calmés tout de suite. Au début, vous avez raison, Poutine joue le jeu avec les Occidentaux. Comme il fait une heure et demie de sport par jour et qu’il regarde CNN à ce moment-là, il a vu en direct l’attaque terroriste contre les deux tours. Il prend immédiatement son téléphone et annonce à George W. Bush: «Nous sommes avec vous». Nous sommes avec vous parce que la guerre mondiale contre le terrorisme a commencé.

Mais à partir de son discours de Munich en 2007, Vladimir Poutine, et les Russes de manière générale, ont tiré une conclusion très grave à mon sens pour l’Occident. Ils en ont conclu qu’en 1991, l’Occident ne voulait pas tuer le communisme, mais qu’il voulait tuer la Russie. Il faut dire que la politique du cordon sanitaire, l’OTAN, le bouclier antimissile et les politiques très bizarres des États-Unis dans les anciennes républiques soviétiques comme l’Ukraine ou la Géorgie ont alimenté ces conclusions russes. Par ailleurs, dès le début, Vladimir Poutine avait été très clair quand il a prononcé cette fameuse phrase: «nous allons zigouiller les terroristes [tchétchènes] jusque dans les chiottes». C’était une manière de dire: la Russie ne reculera plus et va défendre ses intérêts. Il ne s’agit pas de recréer l’Union soviétique. Le bon mot est celui d’intérêt national. Les occidentaux ont sous-estimé la capacité de renouvellement du complexe militaro-industriel russe, permise notamment à partir de 2007 grâce à l’argent du pétrole. À partir de là, Vladimir Poutine a utilisé l’outil militaire et la diplomatie du pétrole pour défendre les intérêts russes. Pour lui, les choses sont simples, l’Occident sera obligé de compter avec les intérêts de Moscou. On ne va pas revenir à l’Ukraine, mais c’est exactement cela. C’est aussi ce qui se passe aujourd’hui en Syrie. À mon avis, pour Vladimir Poutine, la question essentielle concernait l’islamisme. Vu la proximité géographique entre la Syrie et le Caucase russe, l’apparition de Daech ou d’Al-Qaïda à Damas était insupportable pour le Kremlin.
Puisque vous évoquez la Syrie, on a évoqué ces derniers temps le spectre d’un retour de la Guerre froide comme si la période de transition de 1991 n’était pas vraiment terminée… 

C’est beaucoup plus grave que pendant la Guerre froide. J’étais diplomate pendant cette période, les gens aux affaires étaient très compétents, ils connaissaient les règles établies. On savait où on pouvait aller comme les bornes qu’il ne fallait pas dépasser. Il y avait ce que Kissinger appelait la stratégie du «linkage» en anglais: tout était lié et tout geste devait être accompagné d’une contrepartie dans un autre domaine. Je peux utiliser aussi le terme d’«équilibre des intérêts» de mon ami Yakovlev. Aujourd’hui, la situation est beaucoup plus grave car ces mécanismes sont grippés. Le chef d’État-major américain est allé jusqu’à utiliser le terme de «guerre presque inévitable» avec la Russie. En langage diplomatique, cela signifie qu’on est au seuil d’une guerre mondiale! De telles paroles traduisent le fait qu’il n’y a plus de règles claires et établies comme pendant la guerre froide. Les Russes ont installé leurs meilleurs systèmes de défense anti-aérienne en Syrie: que se passerait-il si un avion américain était abattu?
L’élection de Donald Trump change-t-elle la donne?

Oui, de même que les perspectives de changements politiques en Europe. Il faut bien comprendre aujourd’hui qu’il y a un énorme décalage concernant la Russie entre ce que disent les médias et les états d’âme des futurs et probables dirigeants français, décalage qui existe aussi entre ces mêmes médias et la population française. La presse reste complètement hystérique sur la Russie. En revanche, du côté français, il y a une évolution vertigineuse. Pensez à ce que disent Macron ou surtout Fillon, sans parler de Mélenchon ou de Le Pen. Les lignes bougent. Aux États-Unis, la situation est similaire. Les élites administratives et militaires se sont trompées en désignant la Russie comme ennemi principal. Je ne partage évidemment pas ce constat. Je pense au contraire que nous sommes entrés dans une période longue de guerre mondiale contre l’islamisme. Au-delà de mes critiques à l’endroit de Poutine, le peuple russe est irremplaçable dans cette lutte qui nous attend. Avec Donald Trump à la Maison-Blanche et les équipes qu’on voit se réunir autour de lui, l’évolution est là aussi vertigineuse. J’ai sous-estimé pendant longtemps la cohérence du nouveau président américain. Je dois dire qu’il me fait penser maintenant à un autre président que j’ai bien connu, Ronald Reagan. Trump pense d’abord aux intérêts américains. En utilisant ce mot, que Vladimir Poutine utilise aussi, l’entente devient possible avec la Russie. Le retour à la question de l’équilibre des intérêts rappelle effectivement la Guerre froide.

À partir de là, les choses pourraient devenir beaucoup plus pragmatiques. La propagande et l’hystérie pourraient s’estomper. Les personnes autour de Trump sont très réalistes et comme on dit «russo-compatibles». Il ne faut pas penser que ce sont les candidats du Kremlin, c’est de la propagande! Ils vont défendre les intérêts des États-Unis. Il y a au fond une question de réciprocité: nous comprenons vos intérêts, mais, attention, prenez aussi en compte les nôtres. Vous savez, les conseillers de Donald Trump sont déjà à Moscou alors que beaucoup de crises ont été exacerbées, comme en Ukraine ou en Syrie, parce que les diplomates et les politiques n’ont pas assez parlé avec Poutine. Toutes les indications dont je dispose vont dans le même sens, que les Russes qualifient de «modérément optimiste». Poutine a prouvé dans le cadre de la crise turque qu’il savait être hyperpragmatique. Il se dit que les choses pourraient aller de même avec la future administration Trump. Avec la reprise d’Alep, la Russie part sur des bases de négociation très claires en Syrie. Disons les choses… cette année 2016, c’est l’année Poutine! Il y a l’élection de Donald Trump, le leadership en Syrie, l’économie russe qui, non seulement a survécu, mais qui a commencé à décoller, notamment l’agriculture… grâce aux sanctions occidentales! La stratégie des sanctions d’Obama pour que les Russes vivent mal et se retournent contre le Kremlin a complètement échoué. La stratégie occidentale d’alliance avec l’islamisme modéré (dont Poutine dit qu’il n’existe pas) a aussi complètement échoué. Nous assistons à un tremblement de terre géopolitique. En francophile que je suis, je pense que la France avec l’aura gaulliste de son ancienne politique étrangère peut jouer un rôle assez étonnant dans cette nouvelle donne internationale, même si j’ai complètement sous-estimé l’influence négative de la présidence Hollande sur les rapports avec Moscou. Par exemple, l’affaire des Mistral que je considérais longtemps comme anecdotique a profondément marqué en Russie. Ils ne veulent plus faire d’affaires avec les Français.
Dans la classification russe, vous êtes davantage un occidentaliste qu’un slavophile. Pensez-vous que les conditions soient un jour réunies pour que la Russie fasse de nouveau partie du concert des nations européennes et que l’on puisse dire enfin que la guerre froide est terminée?

Historiquement, je pense que, s’il y a une impulsion étatique, les choses peuvent changer rapidement car l’intérêt bien compris de la Russie est vraiment de renouer avec l’Europe. Les Russes se sont orientés vers la Chine et, maintenant, ils pourraient se tourner vers les États-Unis. L’Europe pourrait leur permettre de trouver un nouvel équilibre. Maintenant, pour citer le mot de Gramsci, «il faut allier le pessimisme de l’intelligence à l’optimisme de la volonté». Prenons la France. La France est le pays le plus russophile d’Europe. Les sondages le prouvent. L’affinité culturelle qui existe est beaucoup plus forte que le reste. Obama ou Hollande nous ont prouvé récemment une évidence: les présidents passent. Mais les intérêts nationaux restent. L’autre jour à la télévision, on m’a demandé si Fillon était le candidat de Poutine. Je leur ai répondu: non, c’est le candidat du bon sens et c’est surtout le candidat de Tchaïkovski! Tout ce que je faisais autrefois comme diplomate et que je fais aujourd’hui comme écrivain, c’est de souligner cette affinité culturelle et même civilisationnelle.
En revanche, soyons réalistes, il manque une chose terrible qui est cette absence fondamentale de vision. Nous sommes encore dans le triomphe de l’idiotie diplomatique. Ce qui me chagrine, c’est que ceux qui pratiquent cette idiotie sont persuadés d’être les meilleurs diplomates… Mais prenons les faits: ces diplomates ont misé sur l’islamisme modéré, ils allaient dès le début dans le mauvais sens. Il y avait dans cette approche un danger de rupture historique avec la Russie. Je crois qu’on a réussi à éviter cette rupture. Il y a un nouvel alignement des planètes, avec Trump, Fillon ou Macron en France, les opinions publiques qui comprennent beaucoup mieux qu’on ne le dit la politique de Vladimir Poutine au Moyen-Orient et la nécessité de s’allier avec le peuple russe contre l’islamisme. Il y a maintenant un créneau unique pour la diplomatie française de renouer avec la Russie et de jouer un rôle moteur dans ce mouvement européen. Dans cette nouvelle donne, l’intérêt français est aussi d’équilibrer la domination allemande en Europe. Mais il faut avoir une vision et beaucoup de volonté. En créant Saint-Pétersbourg, mon ami Pierre le Grand a montré que la volonté pouvait complètement changer la donne!

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