Transition énergétique: La malédiction des énergies fossiles n’est pas prête de nous quitter

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Extrait de Des villes intelligentes, vraiment?

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Deux ouvrages récents, Carbon Democracy de Thimothy Mitchell (2011) et Or Noir de Matthieu Auzaneau (2015)[1] ont mis en avant combien les énergies fossiles avaient modelé notre système politique et nos systèmes sociaux dans leur ensemble. L’énergie de la première révolution industrielle fut le charbon qui eut pour conséquence la dissociation entre les lieux de production industrielle et les habitations bourgeoises qui fuyaient l’enfer de Coketown. Mais, souligne Thimothy Mitchell, la production du charbon était centralisée dans des lieux de production concentrant la main-d’œuvre ouvrière et son acheminement se faisait par des canaux bien précis et localisés, eux aussi consommateurs de main d’œuvre ouvrière. Ce qui permit à la classe ouvrière de faire valoir ses droits, d’améliorer sa condition à commencer par celle de son habitat et de sa santé, de reconstruire par le mouvement syndical, les bourses du travail, les caisses de secours mutuel, un écosystème de vie perdu avec l’exode vers la ville.

Avec la transition vers le pétrole, qui est une énergie facilement transportable répartie dans des lieux de production diversifiés hors des concentrations ouvrières, les choses changent. Souvenons-nous que le jeune révolutionnaire Joseph Staline avait été ouvrier dans le pétrole à Bakou où il a animé des grèves révolutionnaires. Mais le pouvoir du pétrole va détruire ce pouvoir ouvrier. Plus, il va modeler la géopolitique mondiale : les grandes compagnies pétrolières, à commencer par la Standard Oil, vont organiser la pénurie de pétrole pour faire monter son prix et garder le contrôle des lieux de production. Les problèmes que nous connaissons aujourd’hui au Moyen-Orient sont pour une bonne part dus à des frontières tracées par les puissances (Angleterre, États-Unis, France) en fonction de leur répartition des zones pétrolières en Irak et en Syrie qui ont donné naissance à des États qui ne correspondaient pas à leur histoire.

Le pouvoir du pétrole va modeler la ville en fonction de ses besoins. Très tôt, les compagnies pétrolières et Renault en France, General Motors aux États-Unis, torpillaient les systèmes de tramways électriques pour les remplacer par des autobus. Le réseau de tramways de Paris était le plus grand du monde et connectait la ville et sa banlieue : il est supprimé entre 1930 et 1932 pour être remplacé par des autobus Renault. En 1935, le Congrès américain interdit aux compagnies d’énergie de posséder des sociétés de tramway : elles seront rachetées par General Motors qui laissera volontairement les infrastructures se dégrader. Deux ans après, GM entreprend le démantèlement du réseau de tramway dans toutes les grandes villes américaines. GM sera condamné en 1949 conjointement avec Firestone et Standard Oil, mais le mal était fait[2].

La sortie de l’ère du pétrole serait donc une bénédiction, mais l’histoire de l’économie nous enseigne qu’un tel changement ne s’opère que si cela est rentable. Or, cela le devient, comme nous l’avons vu en introduction, bien que la sortie de l’ère du pétrole ne soit pas pour demain. Pour l’Agence Mondiale de l’Energie, le marché de l’énergie ne va pas cesser de croître jusqu’en 2040 : la consommation de pétrole passerait de 90 millions de barils par jour en 2016 à 121 en 2040. Le pétrole n’a pas fini de modeler la géopolitique du monde comme l’analyse Jean-Michel Valantin[3], avec les besoins croissants de pétrole de la Chine pour assurer sa transition énergétique hors du charbon à l’origine de la pollution intenable de ses villes. Le pétrole et le gaz vont structurer une nouvelle géopolitique autour de la nouvelle route de la soie, la stratégie chinoise pour sécuriser ses approvisionnements énergétiques en s’appuyant sur la mise en valeur de l’Arctique russe sur une route qui ira de l’Islande au Moyen-Orient et qui doublerait l’antique route de la soie passant par l’Asie centrale. Néanmoins, la fin de l’économie du pétrole est là. Les gisements classiques de pétrole ont atteint le peak oil, quoique l’échéance de celui-ci, avec la montée en puissance des hydrocarbures non conventionnels, soit sans cesse repoussée.

Même avec la nouvelle impulsion donnée par la mise en exploitation de l’arctique russe, les rendements décroissants du pétrole sont là. Le retour sur investissement énergétique du pétrole (RIE)[4] a été à l’origine excellent, et c’est ce qui a stimulé l’essor de la seconde révolution industrielle. Mais d’un RIE de 60 pour 1 (1 baril consommé pour en produire 60), il n’est plus que de 10 pour 1 tandis que celui des énergies vertes reste bien en dessous, atteignant les 1 pour 1 pour les biocarburants. Or, estime Ch. Hall, le retour sur énergie requis pour faire fonctionner une société industrielle se situe dans une fourchette de 10 à 15. Ce qui veut dire qu’il ne va pas falloir seulement changer la nature de l’énergie consommée, à supposer que les renouvelables puissent se substituer aux fossiles, mais son mode de consommation, donc des systèmes de vie, urbains en premier lieu.

Ne nous illusionnons pas sur les énergies renouvelables : dans un ouvrage roboratif[5], le professeur Rémy Prud’homme montre que la maturité et le déploiement des énergies renouvelables pour la production d’électricité ne sont pas au niveau qu’affichent les politiques et les industriels intéressés. Leur capacité de production et leur rendement sont extrêmement faibles et une véritable désinformation existe sur ce sujet. Le déploiement de ces énergies qui n’ont pas atteint leur maturité technologique se fait grâce aux financements publics, à l’image du Danemark dont l’exception ne confirme pas la règle : comparer la production et la consommation danoise, argumente Remy Prud’homme, peut faire rêver sur une possible autosuffisance électrique fondée sur le soleil et le vent, sauf que les heures où le Danemark produit ne correspondent pas, en général, à celles où il consomme. En l’absence de toute possibilité de stockage massif de l’énergie, le pays ne peut être correctement alimenté que grâce à son réseau électrique intégré à un plus vaste ensemble qui inclut la Suède et la Norvège (et leur électricité hydraulique et nucléaire). Sans compter que lorsque le Danemark produit une électricité dont personne ne veut, il en est réduit à payer pour s’en débarrasser… L’électricité renouvelable bute à ce jour sur le problème du stockage. Elle n’est donc pas mature.

Les énergies renouvelables ne nous libèrent pas pour autant des visées géopolitiques de leurs promoteurs, comme on l’a connu pour l’ère du pétrole. La Chine s’assure un quasi-monopole des minerais rares nécessaires à l’industrie informatique. Il va y avoir une géopolitique du numérique comme il y aura eu une géopolitique du pétrole. Au nom de la lutte contre le réchauffement de la planète, on entend interdire aux pays émergents de construire des centrales à énergie fossile. L’Afrique manque dramatiquement d’électricité, mais elle est censée ne pas s’équiper en centrales à énergie fossile sur la base d’une technologie aisément accessible. On retrouve ainsi une stratégie implicite de « retrait de l’échelle » telle que l’appliquèrent les pays développés aux autres pays après la première révolution industrielle[6].

Pour l’historien du développement économique Erik Reinert, nous sommes entrés dans un sixième cycle de développement[7] basé sur les « technologies vertes » dont l’industrie entre maintenant dans un cycle de rendements croissants[8]. L’intérêt de l’industrie deviendrait donc compatible avec le respect des limites écologiques de la planète, ce qui est une bonne nouvelle, car dans la vraie vie — et plus particulièrement dans la vie du capitalisme — les choses changent non pas parce que c’est bien, mais quand le bien devient plus rentable que le mal. Pour le professeur australien de management John Mathews[9] il s’agit d’un changement de paradigme socio-économique « à la Schumpeter » tel qu’identifié par Carlota Perez, qui succéderait au cinquième paradigme basé sur les technologies de l’information[10].

Un changement de paradigme signifie que nous entrons dans un cycle d’apprentissage continu et de baisse des coûts. Un tel cycle se développe de deux manières : par les innovations de procédés (ou courbe d’apprentissage) et par l’application de ces procédés à des volumes de production croissants, les deux phénomènes étant inséparables. L’économiste Nicholas Kaldor avait caractérisé ce processus comme une réaction en chaîne : plus les coûts baissent et les rendements croissent, plus il y a d’incitation pour le développement de cette nouvelle industrie.

Et comme on avance sur la courbe d’apprentissage par résolution des problèmes auxquels on est exposés, ce sont les pays les plus pollués — l’Inde et la Chine — qui sont les mieux positionnés, avec leur stratégie de croissance verte, pour prendre le leadership de cette nouvelle industrie, tandis que l’Occident court le risque de rester enfermé dans une trappe à énergies fossiles où les industries dominantes bénéficient de rentes de situation qui leur permettent de faire un intense lobbying en faveur du statu quo (généralement par le chantage à l’emploi).

La stratégie de croissance verte de l’Occident repose sur l’hypothèse que les énergies renouvelables seraient à maturité. Or, la véritable rupture technologique viendra de l’innovation dans le stockage. Sans cela, les renouvelables restent intermittents et dépendants de leur couplage avec le pétrole et le gaz. Dans la II° révolution industrielle, l’électricité n’était pas une amélioration de la bougie, mais une rupture radicale. Rien de tel avec l’éolien qui n’est qu’un ventilateur amélioré, une amélioration incrémentale couplée avec une turbine améliorée[11]. Cette industrie n’est pas gérée comme une industrie innovante : elle dépend largement de grandes entreprises et bénéficie de financements publics très importants.

En France, il n’y a pas d’entreprise française. Les deux seules, Alstom a été vendue à General Electric, et Areva a vendu sa filiale à une entreprise espagnole qui a été rachetée par Siemens. De sorte que la progression sur la courbe d’apprentissage ne profite pas à l’économie française. Depuis Schumpeter, on sait qu’une révolution industrielle est portée par des entrepreneurs qui prennent le risque de l’innovation, risque financier et industriel. Il n’y a pas de grands entrepreneurs dans les renouvelables, sur-financés d’argent public au profit de grands groupes industriels internationaux. On voit ainsi des villes financer l’installation de bornes de recharge électrique pour automobiles : a-t-on vu lors de la révolution industrielle du pétrole des collectivités publiques financer l’installation de pompes à essence? Paradoxalement, les politiques actuelles font des renouvelables — dont le périmètre est limité à l’éolien et au solaire, en oubliant le nucléaire, la biomasse, entre autres — une rente. Si ces industries nécessitent un soutien aux industries dans l’enfance[12], c’est dans la perspective de la création d’un marché, ce qui ne peut être aujourd’hui à l’ordre du jour.

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NOTES:

[1] Edité à La Découverte, Paris

[2] in « La contamination du monde », Jarrige et Le Roux, op. cit  p. 275

[3] Jean-Michel Valantin « Géopolitique d’une planète déréglée » Le Seuil, 2017

[4] « Energy Return on Investment, A Unifying Principle for Biology, Economics, and Sustainability » Ch. Hall, Springler , 2017

[5] Rémy Prud’homme, 2017. « Le Mythe des énergies renouvelables : Quand on aime on ne compte pas ». L’Artilleur.

[6] La stratégie du retrait de l’échelle a été décrite par Friedrich List dans son ouvrage de 1846 « Le système national d’économie politique » : l’Angleterre s’est développé grâce au protectionnisme et parvenue en « haut de l’échelle » prétend en retirer l’accès à ses concurrents au nom du libre-échange. Voir Claude Rochet, L’Etat stratège, op. cit.

[7] Pour l‘histoire des cycles de développement voir « Comment les pays riches sont devenus riches et pourquoi les pays pauvres restent pauvres », Erik Reinert, Ed. du Rocher, 2012.

[8]Renewables, manufacturing and green growth: Energy strategies based on capturing increasing returns” John A. Mathews, Erik S. Reinert, Futures 61 (2014) 13–22 

[9] Mathews, J. A. (2013). « The renewable energies technology surge: a new techno-economic paradigm in the making? » Futures, 46, 10–22. 

[10] Voir « Les nouveaux modèles d’affaires de l’icononomie », Michel Volle, Claude Rochet, De Boeck universités, 2015.

[11] Prud’homme, R,  op.cit

[12] Voir « L’Etat stratège, de la Renaissance à la troisième révolution industrielle », Claude Rochet in Encyclopédie de la stratégie, Vuibert 2014.

 

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