La philosophie du bien commun

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Extrait de Qu’est-ce qu’une bonne décision publique?

L’abandon de la posture positiviste pour une posture évolutionniste implique l’abandon d’une vision de l’Etat soit accoucheur des lois de l’histoire et où la liberté de l’acteur est niée (l’Etat maximal), soit gestionnaire des échecs du marché (l’Etat minimal), pour un Etat capable d’action intentionnelle. Se pose alors la question de la finalité et de la légitimité de l’action de l’Etat : cette question centrale, au cœur de la philosophie politique classique, est celle du bien commun.

a)    Qu’est-ce le bien commun ?

Dans un essai tonique, « L’économie n’est pas une science morale », Bruno Amable et Stefano Palombarini (2005) entreprennent la critique radicale de l’économie des conventions en ce qu’elle suppose que chaque individu est porteur du sens du bien commun et que l’individualisme méthodologique suffit à bâtir un cadre institutionnel consensuel. Le politique n’est plus, alors, qu’un gestionnaire de consensus. L’économie des conventions aboutit effectivement à une aporie en reconnaissant l’existence de plusieurs conceptions du bien commun (les « cités ») qui sont incommensurables. Amable et Palombarini (A&P) en concluent à une dissociation entre bien commun et politique, le cadre institutionnel étant considéré comme le résultat des compromis sociaux construit par un groupe social dominant. Pour A&P (2005 :239), « la structuration à long terme de l’espace politique est le produit non intentionnel de l’institutionnalisation de compromis sociaux spécifiques ».

Cette assertion est difficilement falsifiable et on peut faire le lien entre cette approche et la structuration de la dépendance de sentier : la manière de gérer les compromis sociaux conditionne l’évolution ultérieure du système, ce qui est au cœur de la théorie de la régulation à laquelle se réfèrent A&P. Mais l’exclusion de la question du bien commun du champ politique amène logiquement A&P à exclure la possibilité de stratégies institutionnelles intentionnelles, ce qui, bien entendu, doit être discuté.

Qu’elles soient un « système de croyances partagées » chez Aoki, un « réducteur d’incertitudes cadrant les interactions des acteurs » chez North ou le résultat d’un compromis entre intérêts et finalités hétérogènes dans la théorie de la régulation, les institutions ont en commun une autonomie dans la conduite du système global qui est au cœur de l’évolution.

Cette autonomie est clairement fondée par Machiavel (Discours sur la première décade de Tite-Live) par trois considérations :

  • Le politique a pour mission d’impulser une dynamique de l’action vertueuse, la virtù (de vir, la force, et virtus, la vertu) du prince qui, par son action politique, sait modifier le destin d’un peuple.
  • Le politique a sa propre dynamique, elle s’adapte au contexte de chaque cité et est confrontée à l’incertitude caractérisée par la fortuna, elle est guidée par le critère éthique ultime qui peut lui permettre de s’affranchir des principes moraux communs : c’est la raison d’Etat qui peut amener le politique à utiliser le mal au profit du bien, afin de maintenir les institutions face aux assauts de la fortuna.
  • L’objet du politique est le bien commun dont le dépositaire ultime est le peuple, qui est le seul « défenseur de la paix », au sens de Marsile de Padoue, face aux dérives d’un pouvoir qui, laissé à lui-même, ne serait plus soumis à aucune loi.

La question de la légitimité du pouvoir est donc centrale et est rattachée à celle du bien commun, ainsi qu’à l’interaction entre les citoyens et l’Etat comme moyen de validation des finalités et de construction du cadre légal en accord avec la légitimité des fins. Pour Machiavel, cette dynamique ne peut être maintenue vivante que dans une république[1].

Nous avons adopté comme cadre d’analyse (Rochet 2001) la dynamique du bien commun définie par Gaston Fessard, particulièrement opérationnelle pour le management public et dans la perspective de la ligne de démarcation que nous adoptons :

  1. La mise en commun du bien : soit il s’agit de biens collectifs par nature, soit la mise en commun concerne une décision volontaire pour bénéficier d’effets d’échelle ou d’externalités positives (p. ex. des infrastructures de transports). C’est le principe même de constitution des services publics.
  2. La communauté du bien : le bien mis en commun est-il bien la communauté de tous ? Cette problématique est essentielle pour les services publics qui sont soumis à la loi de Gresham : le public cible est évincé par le public mieux instruit, aux marges de la cible, qui sait mieux tirer partie des opportunités administratives.

Cet effet est d’autant plus grand que le dispositif administratif impose des coûts de transaction à la population cible, qui peuvent être des procédures absconses, un langage hermétique, de la paperasserie, etc. Amartya Sen, contribuant au dépassement de l’opposition construite par Isaïah Berlin, distingue les « libertés négatives » et les « libertés positives », soit avoir simplement la possibilité de faire ou pouvoir effectivement faire, en fonction de ses capacités effectives. Beaucoup de dispositifs publics offrent « la capacité juridique de faire» (au sens de la liberté négative, soit « ne pas être empêché de »), mais qui ne repose pas sur la capacité effective – sur un plan pratique et cognitif- des populations cibles. Une politique publique doit donc nécessairement agir dans le domaine de la liberté positive.

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p style=”text-align: justify; padding-left: 60px;”>Autre problème pour le management public, le service public fonctionne-t-il effectivement pour le public ou est-il un alibi pour le maintien du pouvoir des fonctionnaires ? C’est le phénomène de capture des services publics que le Constituant de 1789 avait bien perçu en disposant dans l’article 12 de la Déclaration des droits qu’un service public, la force publique en l’occurrence, est « instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux à qui elle est confiée. »


3.Le bien du bien commun, qui est l’effet systémique du bien commun. La mise en commun du bien est-elle supérieure à la somme des biens mis en commun ? Ce critère est essentiel pour distinguer le bien commun des « biens communs ». L’effet systémique du bien commun permet à l’homme à la fois d’être la partie et d’être dans le tout, et, par la transcendance qu’il apporte à la vie humaine, de jouer le rôle des cheveux du Baron du Münchausen qui parvient à s’abstraire du réel en se tirant par les cheveux.  La distinction est formalisée chez Thomas d’Aquin pour qui la cité suppose « l’existence d’un bien commun[…] Tout comme le tout est plus important que la partie et lui est antérieur[…] la cité est antérieure à l’individu[…] et son bien est d’une dignité plus élevée[…] que celui de chaque individu pris en lui-même[…] Par la connaissance de la loi naturelle l’homme accède directement à l’ordre commun de la raison, avant et au-dessus de l’ordre politique auquel il appartient en tant que citoyen d’une société particulière. ».

Dans la solution de Hobbes, chaque individu doit faire don de sa liberté à un souverain. Pour l’humanisme civique de la renaissance, au contraire, il ne peut y avoir contradiction entre les deux. Comme le montre Pocock, l’individu engagé dans la quête universelle du bien commun est solidaire de l’individu privé. C’est cette participation du citoyen qui permet de construire une république vertueuse capable de résister aux assauts de la fortuna.

Le bien commun se trouve donc à un niveau intermédiaire entre la loi de Dieu (dimension métaphysique du pouvoir) et la loi positive (expression des croyances du moment qui fondent le dispositif institutionnel). Il se situe au niveau du droit naturel qui est supposé inscrit dans chaque homme du fait de son humanité, et qui doit inspirer la production du droit positif.

b)    La dynamique du bien commun : de la connaissance à la décision publique

Le bien commun n’est pas uniquement confié aux capacités de discernement des individus, comme le soutient l’économie des conventions où les institutions ne sont plus que le résultat des consensus sur la nature de ce qui est juste. On peut suivre sur ce point la réfutation rigoureuse de ses thèses menée par Amable et Palombarini. Mais leur raisonnement s’égare en concluant à l’absence de bien commun du fait de la pluralité de conceptions du bien commun soutenue par l’économie des conventions au travers du concept de « cités ». Ils prétextent du renvoi par le courant dominant des questions de morale collective sur l’éthique personnelle pour conclure à une élimination totale de l’éthique du champ du raisonnement institutionnel qui est réduit à être le produit du conflit social arbitré par un groupe dominant. Ce qui est vrai, mais ne peut à lui seul constituer la clé de voûte d’un système institutionnel. Le titre de leur ouvrage « l’économie n’est pas une science morale » est d’ailleurs explicite sur ce point, par parodie du titre de l’ouvrage d’Armartya Sen «l’économie est une science morale» qui est au passage renvoyé de manière peu élégante, et surtout peu rigoureuse, au rang de caution éthique du capitalisme. Dans ses recherches sur les causes de la grande famine au Bengale en 1974, Amartya Sen en a attribué la cause non pas à un manque de nourriture mais à un design institutionnel qui ne permettait pas aux pauvres d’accéder au marché. Son propos n’est pas de tempérer une obéissance à des supposées lois de la nature économiques par un appel à l’éthique individuelle, mais de considérer les institutions du point de vue du bien commun comme moyen de développer les capacités des individus pour faire face aux contingences.

Il est exact que l’éthique[2] est devenue un ersatz se substituant au politique et auquel on demande de compenser le relativisme philosophique dominant. Mais, souligne Corinne Pelluchon, « comme le politique, qui n’est plus le lieu des décisions déterminant l’avenir des nations et des civilisations, l’éthique est impuissante face à ces problèmes et ne propose, en guise de solutions, que des compromis ou un bricolage » (2005 :285). Le renvoi sur l’éthique personnelle du débat sur les fins de l’existence humaine sur l’individu a pour résultat de ne pas questionner le système de croyances dominant.

Le bien commun n’est pas plus en la possession d’un seul, qu’il s’agisse du monarque ou d’une manière plus générale du gouvernement. Il émerge de la pratique des vertus civiques impulsées par les gouvernants – la virtù du Prince chez Machiavel – qui incite les citoyens à bien se comporter. Il y a donc interaction entre le peuple et les gouvernants d’où émerge le bien commun, ce qu’illustre ce commentaire de Lorenzetti sous sa fresque principale :

« Partout où règne la sainte vertu de la Justice

Elle appelle de nombreuses âmes à s’unir

Et les ayant ainsi liées entre elles

Elle leur permet de créer par leur signor un bien commun à toutes »[3]

Le bien commun est donc une source fondatrice de la légitimité des décisions. Leo Strauss traite précisément de cette question dans le chapitre III de « Droit Naturel et Histoire» (ci-après DNH). Il distingue très clairement légalité et légitimité. Rien ne garantit que les lois soient justes (« elles peuvent très bien être l’œuvre d’imbéciles ou de fripouilles » DNH : 99). La légalité n’est légitime que si elle sert le bien commun. Mais le bien commun ne peut être conventionnel, or les lois le sont par nature. Elles ne peuvent être qu’une interprétation de ce qui est juste hic et nunc. Et ce qui est juste dépend de chaque cas, de chaque cité et ne peut relever de la connaissance scientifique, ni même de la connaissance sensible. Aussi « déterminer ce qui est juste dans chaque cas, tel est le rôle de l’art et de l’habileté du politique, comparables à l’art du médecin qui prescrit dans chaque cas ce qui est bon pour la santé du corps humain » (DNH :100) ce qui relève des Arts pratiques que nous définissons plus loin : le bien commun est une réalité émergente qui résulte de la confrontation d’options par le débat public au sein d’un espace de controverse qu’est historiquement l’Etat-nation.

Pour Strauss, le politique est guidé par une conscience du tout : « avant toute perception particulière, il faut à l’âme une vision des idées, une vision du tout dans son articulation » (DNH :119). Mais ce tout nous est par nature inaccessible et notre perception de ce tout n’est qu’une simple opinion car nous n’en avons que des visions parcellaires qui sont des « appréhensions inadéquates de l’appréhension fondamentale du tout ».

Cette tension vers le tout est la traduction de la tension entre Athènes et Jérusalem, entre la société régie par la loi et entre la société régie par la morale parfaite, et est le moteur de la vie politique. Elle est un vecteur de l’évolution des croyances, puisque, à l’opposé de la vision hégélienne de Kojève, le philosophe politique ne sait pas et ne dirige pas, mais à la manière de Socrate, pose des questions fondamentales sur le sens de l’action publique et de la bonne société. La philosophie politique est plus modestement une tentative de passage de l’opinion à la connaissance (Tanguay, 2004 :193).

Il en résulte une structuration téléologique de la politique qui est la recherche du compromis entre le droit naturel, expression du bien commun mais par nature inaccessible, et les exigences contingentes de la vie de la cité :

« La vie civile est en son essence un compromis entre la sagesse et la folie, c’est-à-dire entre le droit naturel tel qu’il apparaît à la raison ou à l’entendement et le droit fondé sur l’opinion seule. La vie civile requiert l’amendement du droit naturel par le droit simplement conventionnel. Le droit naturel ferait l’effet d’une bombe incendiaire dans la vie civile » (DNH :141).

Le bien politique est ainsi « ce qui supprime beaucoup de maux sans choquer trop de préjugés ». Pour Strauss, l’antagonisme entre Athènes et Jérusalem est une aporie et doit le rester. La question du bien commun doit rester une question ouverte pour gérer le compromis entre la sagesse du philosophe qui n’agit pas et la folie du positivisme de la raison embrasée par la toute puissance de la technique et de la science.

La question morale ne peut ainsi être écartée au motif qu’elle conduirait vers la métaphysique et donc à la croyance religieuse, ce que laisse entendre Jacques Sapir (2005, 2006)[4]. Strauss nous ouvre des perspectives qui nous permettent de dépasser l’aporie pratique des « lois générales » de Hayek, sorte de positivisme tempéré par la sagesse pratique, face au positivisme débridé du scientisme.

Kenneth Boulding, un des pères de l’application de l’analyse systémique à l’économie, concluait également que « l’économie est une science morale » (1969) pour deux raisons. Premièrement, du fait de la généralisation de la relation d’incertitude d’Heisenberg : quand nous cherchons à extraire la connaissance d’un système, les informations que nous y introduisons changent le système lui-même. En second lieu, la science d’aujourd’hui n’étudie plus le monde physique réel, elle étudie un monde qu’elle a créé, un monde d’artefacts. Se pose donc le problème de la relation entre l’accroissement de la connaissance et la création de nouveaux artefacts, et cela est un problème de choix éthique et politique, qui repose sur les valeurs morales communément admises par la société.

Cela ajoute trois questions à notre programme de recherche : le rôle de la vertu civique comme institution informelle, l’éducation des élites, et la relation entre évolution des institutions et des organisations.

 


[1] « C’est le bien général et non l’intérêt particulier qui fait la puissance d’un Etat ; et, sans contredit, on n’a vraiment en vue le bien public que dans les républiques ». Discours, Livre II

[2] Nous distinguons tout au long de cet ouvrage la morale qui est l’ensemble de normes collectives définissant le bien et le mal, et l’éthique qui définit le bon et le mauvais pour des situations particulières et dont le niveau de décision est, depuis la Révélation chrétienne, l’individu. Le choix éthique peut donc s’exercer au sein du bien moral et résulte du discernement et de la prise de responsabilité par l’individu de la bonne conduite à adopter face à une situation particulière.

[3] Traduction proposée par Quentin Skinner (2003 :139)

[4] Nous entendons ici la métaphysique au sens de Schopenhauer, comme une science de l’expérience dont l’objet est d’en révéler le sens « la métaphysique ne dépasse pas réellement l’e’xpérience, elle ne fait que nous ouvrir la véritable intelligence du monde qui s’y révèle » in Le monde comme volonté et comme représentation.

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