Le mythe de l’Airbus européen

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Le premier prototype du nouvel Airbus A 350 qui s’est élevé dans le ciel de Toulouse le 14 juin pour son vol d’essai inaugural (« maiden flight » dans le jargon aéronautique) est le cinquième d’une lignée désormais prolifique : duo A 300 et A 310, famille A 320, duo A 330 et A 340, A 380, A 350[1]. Il faut s’attendre à de nouveaux dithyrambes sur le succès de la grande entreprise et surtout à un renouveau de la glose journalistique et politique sur « l’Europe qui marche » que ce succès est censé illustrer.

Car les produits d’Airbus et ceux qui les réalisent ont été mis, à leur corps défendant, au service du projet européen tel que nous le connaissons. Qu’on se rappelle le premier vol de l’Airbus A 380 le 27 avril 2005. Situé tout juste un mois avant le vote sur le traité « constitutionnel » européen, il servit de thème à la propagande des partisans du « oui » : Le Figaro et l’opuscule édité par le MEDEF pour la circonstance s’ornaient de photos de l’appareil assorties de la légende « Les ailes de l’Europe ». Ce qui revenait à dire aux Français : par votre vote favorable, vous ouvrirez la voie à d’autres succès qui assureront la prospérité et la force de l’Europe dans le monde[2].

Cela revenait à émettre une contre-vérité. Le projet Airbus était et est resté un projet coopératif. Sa longue histoire le démontre.

Les hommes du destin : Henry Ziegler, Roger Béteille, Félix Kraft et… Franck Borman

Airbus est né de la volonté de trois hommes, deux Français et un Allemand. Le plus connu reste Henry Ziegler, ancien grand résistant[3], mais aussi grand entrepreneur chez Breguet et à Sud-Aviation. Il réussit à faire adopter le principe du premier Airbus A 300 par les gouvernements français et allemand[4], aidé dans cette tâche par un autre homme important de l’aéronautique, l’allemand Félix Kraft. Son bébé avait été conçu par l’ingénieur Roger Béteille[5].

L’implication des Etats venait de ce que les fonds nécessaires étaient trop importants pour être procurés par les banques commerciales ou les banques d’affaires. On imagina ainsi un dispositif original d’avances remboursables. Les Etats présents au capital du Groupement d’Intérêt Economique ouvraient les crédits requis par le développement du programme en contrepartie de l’engagement de leur verser des royalties en cas de succès. Airbus se situait ainsi à mi-chemin d’un programme d’armement pris en charge par les Etats et d’un programme commercial financé sur fonds privés.

Le général de Gaulle signa le premier le crédit ouvert par l’Etat français, en février 1969, tout juste deux mois avant de se retirer après l’échec de sa réforme constitutionnelle dans les urnes[6]. Grâce aux crédits publics accordés des deux côté du Rhin et aux commandes d’Air France et de Lufthansa, le projet s’est concrétisé par le premier vol du prototype le 28 octobre 1972 et l’entrée en service deux ans plus tard. Doté d’une aile mieux dessinée, très fiable, le gros bimoteur A 300 devait s’avérer moins coûteux à l’usage que ses concurrents américains triréacteurs de chez Lockheed et Douglas. Mais le marché d’outre Atlantique, de loin le plus important, est resté fermé jusqu’à ce qu’un nouvel homme du destin intervienne. Franck Borman, ancien chef de la mission lunaire Apollo 8, alors placé aux commandes de la grande compagnie Eastern Airlines, décida de se procurer quatre Airbus en location pour les tester sur ses lignes. Ayant vérifié leur ponctualité et la modestie de leur consommation, il put alors passer la commande décisive qui ouvrit les cieux du monde aux appareils assemblés à Toulouse, commande qu’il commenta par cette phrase « L’Airbus a déjà l’aile du vingt-et-unième siècle » (propos quelque peu excessif quand on observe le profil complexe de la voilure du nouvel A 350).

Le conflit avec l’Amérique

Ainsi furent assurés le succès et la rentabilité du premier programme : les Etats rentrèrent dans leurs fonds et au-delà, grâce aux quelques 850 A 300 et A 310 livrés entre 1964 et 2007 ! Ainsi, fut pavée la voie du programme encore plus ambitieux de la famille A 320 dont plus de cinq mille exemplaires sillonnent le ciel. Doté de commandes de vol électriques[7] à l’initiative de Roger Béteille encore à la tête des programmes, son succès fut la première vraie pierre posée dans le jardin de l’aéronautique civile américaine par Airbus. L’A 320 a permis et permet encore à Airbus de déloger Boeing de ses innombrables anciennes chasses gardées dans le monde.

Il a permis aussi à deux pays de s’insérer dans le schéma coopératif. L’Angleterre a obtenu que la réalisation des ailes des Airbus lui soit confiée et l’Espagne de même pour différentes parties des appareils. C’est donc un attelage à quatre qui soutient l’entreprise tout en bénéficiant de ses activités, le principe de la coopération demeurant inchangé.

Le succès croissant du nouveau moyen courrier, assorti du lancement de l’A 330 et celui, plus symbolique, de l’A 380, concurrent direct du 747, convainquit Boeing d’intervenir à Washington pour engager une action politique contre Airbus. Cette action permit le dépôt d’une plainte à l’OMC visant à obtenir l’abandon des avances remboursables accordées par les Etats, faussant la concurrence à l’avantage d’Airbus. Or, cette plainte américaine, quoiqu’on en pense sur le fond, présente l’immense mérite de dévoiler la nouvelle nature du projet européen, né sous la férule de Jacques Delors et de ses semblables. Le soutien accordé par les Etats à Airbus est contraire à la doctrine de la concurrence en vigueur au sein de l’Union.

Le moment révélateur est ce jour de 2005 où le commissaire européen à la concurrence, Peter Mandelson, rencontre le secrétaire d’Etat au commerce de Georges Bush Jr à Washington, pour tenter d’aplanir le différend et obtenir le retrait de la plainte. L’Américain tient à son interlocuteur le propos suivant : « Nous ne vous demandons autre chose que de vous mettre en conformité avec vos propres règles qui vous interdisent de recourir à des aides publiques ». Peter Mandelson n’insiste pas.

Et pour cause. Les règles de concurrence, qu’il a la responsabilité d’appliquer, conjointement avec la cour de justice de Luxembourg et les autorités nationales de la concurrence des Etats membres de l’Union, interdiraient de lancer le projet imaginé par Ziegler, Béteille et Kraft, dont on mesure aujourd’hui le soutien qu’il apporte à des économies en difficulté comme la française, l’anglaise ou l’espagnole[8]. Car, en trente ans, l’Europe a basculé du côté d’une conception dogmatique de la concurrence dans les trois domaines où elle s’applique, la définition de l’abus de position dominante, le contrôle des concentrations et le contrôle des aides d’Etat qui concerne spécifiquement Airbus.

Les aides d’Etat constituent des infractions à la « concurrence loyale et non faussée » quand elles répondent à quatre critères : émaner de l’Etat, procurer un avantage à une entreprise, procurer cet avantage au détriment d’autres entreprises concurrentes, interférer dans les relations commerciales entre les Etats membres. Or, Airbus remplit les quatre critères, y compris le quatrième du fait que certaines entreprises européennes sont fournisseurs de Boeing[9]. Les aides qui ont été accordées devraient faire l’objet d’une demande de remboursement aux Etats par les autorités européennes, du moins pour les programmes en cours, comme celui de l’A 350. Mais ce serait un aveu immense sur la vraie nature de l’Europe telle qu’on l’a faite depuis le Marché unique[10].

France-Allemagne : le fond de l’air est devenu frais

J’ai choqué certains  par mes articles parus dans ces colonnes pour mettre en lumière la montée en puissance conjointe de l’industrie allemande et de la volonté de puissance allemande[11]. Or, l’histoire récente de la coopération au sein d’Airbus, dont la France et l’Allemagne demeurent les principaux protagonistes, le démontre. Le partenaire germanique est devenu exigeant, voire agressif.

Il est devenu exigeant quand, il y a douze ans, les Allemands sont venus trouver les Français pour obtenir une répartition du travail plus favorable à leur site de production. Prenant prétexte du fait que les gros porteurs sont finalement assemblés à Toulouse, à partir d’éléments fabriqués dans quatre pays, ils ont demandé à bénéficier de la montée en puissance du programme des Airbus de la famille A 320. Alors que les vingt-quatre exemplaires produits mensuellement étaient répartis à égalité entre Toulouse et Hambourg, les Français ont fait droit à la demande allemande. Aujourd’hui, à la faveur de l’explosion du carnet de commandes, les chiffres sont de douze pour Toulouse et de vingt-huit pour Hambourg[12]. De la sorte, quand le président normal signe, sous le regard des caméras du village médiatique planétaire, une commande géante comme celle de 234 appareils pour la compagnie asiatique Lion Air, il souscrit à une production qui se développera à Hambourg, ainsi qu’à Mobile, ville de l’Alabama où Airbus édifie sa quatrième usine dédiée à l’A 320 ! Sans doute faut-il considérer que l’Allemagne manque d’industrie quand on souffre d’en avoir trop en France.

Il est devenu agressif. Le programme du nouvel A 350 repose sur une aide répartie entre quatre Etats. La France, le Royaume-Uni et l’Espagne se sont acquittés de leur contribution à l’automne dernier, au mépris de leurs difficultés budgétaires. Mais on attend encore celle de l’Allemagne puissante et vertueuse. Philip Rösler, ministre de l’Economie concerné, refuse de signer le virement de 600 millions d’euros tant qu’une nouvelle répartition de la fabrication plus favorable au site allemand n’aura pas été consentie pars ses partenaires. Dans les milieux aéronautiques, on chuchote que les choses pourraient en rester là, sans que le versement soit effectué.

Une autre Europe ?

La grande aventure réussie d’Airbus, avec ses ingénieurs du monde entier, sa main-d’œuvre qualifiée européenne, et son chef vendeur américain[13], montre l’autre voie qu’aurait pu emprunter l’Europe, qu’elle pourrait encore emprunter si elle se défaisait de sa folie intégratice : celle de la coopération systématique, méthodique, inscrite dans la longue durée. Un thème central émerge : celui de l’effort à accomplir pour assurer la sécurité et l’autonomie énergétique des pays européens. Effort qu’il faudrait déployer sur l’espace d’une génération avec des programmes sur le photovoltaïque et l’éolien, la réduction des consommations, la modernisation des réseaux de distribution de l’électricité, les transports ferroviaires des marchandises en site propre, le développement de la biomasse. Et qu’on pourrait soutenir par cette création monétaire aujourd’hui stérilisée par le système des banques commerciales. On ne retrouvera pas le chemin de l’action sans retrouver d’abord la force de l’imagination. Imaginons l’autre Europe à laquelle les hommes et les femmes d’Airbus nous convient.

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[1] Les fans de l’aéronautique espéraient le voir au salon du Bourget prévu du 17 au 22 juin.

[2] On a omis de commémorer le huitième anniversaire de ce vote, annulé par le traité de Lisbonne de 2007, dont Nicolas Sarkozy a été l’initiateur et François Hollande le complice.

[3] Il fut nommé par le général de Gaulle chef des forces aériennes françaises libres.

[4] Mais pas l’anglais, pressenti, qui ne croyait pas à l’avenir du projet.

[5] Encore en vie, Roger Béteille a inauguré en octobre dernier le hall d’assemblage de l’Airbus A 350 qui porte son nom.

[6] Les deux référendums du 27 avril 1969 et du 29 mai 2005 offrent un contraste instructif sur la décadence de l’esprit public dans les élites françaises.

[7] Commandes toujours absentes des 737 livrés par Boeing.

[8] « On ne pourrait plus faire Airbus aujourd’hui » Jacques Attali in « Quelle politique de la concurrence pour 2011 et au-delà » Revue Concurrences No 4 2011.

[9] Dans l’industrie italienne tout spécialement.

[10] Le livre à lire : « Le droit et la politique de la concurrence de l’ Union européenne » par François Souty Editions Montchrestien 2013.

[11] Voir « Bundesrepublik über alles » Causeur No 53 Novembre 2012.

[12] Auxquels s’ajoutent quatre exemplaires à Tian Jin en Chine.

[13] John Leahy, fait officier de la Légion d’honneur, se fait agresser par ses compatriotes quand il retourne sur sa terre natale.

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