L’Irlande ou la croissance prédatrice

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L’Organisation de Bruxelles – comme la nommait Maurice Allais – n’a de cesse de montrer aux mauvais élèves de l’Europe l’exemple des bons élèves que seraient le Luxembourg et l’Irlande. Pour le Luxembourg, l’arnaque est simple à démasquer: ce pays sans usines et sans ouvriers a une production industrielle statistique qui n’a aucun rapport avec un quelconque flux réel de marchandises, et est en fait un paradis fiscal. L’Irlande a en gros la même stratégie, en y ajoutant l’illusion de transit de matières qui n’y sont ni produites ni fabriquées: en localisant le siège de grandes sociétés, celles-ci produisent ailleurs, vendent leur production à leur filiale irlandaise qui est censée importer les produits et ensuite les exporter, d’où un excédent commercial. En réalité, c’est un artifice comptable: les produits n’ont pas bougé physiquement du pays d’origine. Il permet de spolier celui-ci – qui aura supporté toutes les dépenses d’infrastructures – pour y déclarer ses impôts en Irlande… où ils ne payent que très peu d’impôts. 

Romaric Godin est un des rares journalistes économiques qui fait correctement son métier, c’est à dire regarde les faits et non les idéologies, à l’inverse d’un Arnaud Leparmentier au Monde qui est une caricature. La population irlandaise n’y gagne rien, celle des pays producteurs y perd beaucoup.


Irlande : une croissance de 26,3 % artificiellement gonflée

 
Par Romaric Godin  |   |
Selon l’office des statistiques irlandais, la croissance du pays a atteint 26,3 % en euros de 2010 l’an passé. Une croissance inédite gonflée par les particularités de l’économie irlandaise et qui ne profite que très marginalement aux ménages.

Voilà qui a de quoi faire tourner les têtes. L’Office central des Statistiques irlandais (CSO) a révisé ce mardi 12 juillet les chiffres de la croissance pour 2015 de la République d’Irlande et a multiplié la croissance annuelle du pays par trois ! Initialement prévue à 7,8 %, elle a été révisée à 26,3 % ! Désormais, en euros de 2010, le PIB irlandais s’élève à 243,91 milliards d’euros contre 191 milliards d’euros initialement indiqué. L’Irlande reste ainsi la dixième économie de l’UE (la huitième de la zone euro), mais n’est plus qu’à 70 milliards d’euros de 2010 de l’Autriche. En euros courants, la croissance irlandaise approche un tiers à 32,4 %. Avec de tels chiffres, le ratio de dettes publiques sur PIB tombe de 101 % à 80 %.

L’effet “multinationales”

De tels chiffres sont évidemment très rares pour une économie aussi développée que l’Irlande. Ils reflètent la nature très particulière de la croissance irlandaise, basée sur la localisation d’actifs attirés par le faible taux d’imposition de la République sur les bénéfices des entreprises (12,5 % pour les revenus commerciaux avec de possibles réductions). Beaucoup de multinationales fixent leurs opérations en Irlande pour bénéficier de ce taux, sans que les montants « basés » en Irlande ne correspondent effectivement à des activités réalisées dans la République. Les bénéfices de ces compagnies sont ensuite redistribués aux actionnaires qui ne sont presque jamais Irlandais. Durant l’année 2015, les sociétés internationales ont fait jouer la concurrence de façon particulièrement rude. L’attachement de la classe politique irlandaise dans sa quasi-totalité au faible taux de l’impôt sur les sociétés a permis d’attirer de nombreux actifs étrangers en Irlande.

Le PNB également en hausse

On constate, du reste, que la croissance du Produit national brut (PNB), qui reflète la richesse produite par les entreprises irlandaises et non pas par les entreprises localisées en Irlande, est inférieure de 5,6 points à celle du PIB, à 18,7 %, ce qui permet de mettre en lumière une partie des effets des transferts liés à ces multinationales. En clair : près de 22% de la croissance irlandaise en 2015 a été rapatriée à des propriétaires étrangers et ne sera donc pas redistribuée à la population irlandaise. Le PNB prend donc en compte la part de la « contribution » des entreprises étrangères à l’économie irlandaise comme les taxes payées effectivement et les salaires versées aux fournisseurs irlandais. En cela, sa croissance reste tout à fait exceptionnelle.

Les trois facteurs de la croissance

Trois éléments expliquent principalement cette croissance insolite : le rapatriement d’actifs financiers des multinationales sous la législation irlandaise, le mouvement vers l’Irlande des transferts de brevets qui fait, là aussi, grimper la valeur des actifs dans l’économie et qui est comptabilisé comme des investissements et enfin l’effet de l’activité de location-vente (« leasing ») d’avions qui est désormais intégrée dans les comptes nationaux. Or, une entreprise de leasing aéronautique s’est installé dans le pays en 2015, emportant avec elle non pas les avions physiques, mais son portefeuille d’actifs comprenant la valeur des avions. Aidan Regan, directeur de l’institut européen de Dublin, estime que c’est la première source de la croissance de l’investissement. Ceci a contribué à gonfler le PIB et, dans une moindre mesure le PNB, de l’Irlande.

Etrange discrétion

Un coup d’œil sur le détail des comptes nationaux de l’île verte permet de se rendre compte de certaines anomalies. Les taux de croissance sectoriels vont de 5,7 % à 10,4 %, ce qui correspond assez aux chiffres préliminaires, tandis que l’industrie affiche, elle, une croissance de 97,8 % ! Etrangement, le CSO refuse de donner le détail de cette croissance entre les trois principaux sous-secteurs industriels du pays, la pharmacie, l’informatique et les équipements médicaux « pour des raisons de confidentialité ». Cette confidentialité avancée pour refuser un détail statistique dit assez la nature de « l’activité » répertoriée par le CSO : ce sont des éléments fiscaux principalement. Cette discrétion traduit aussi le caractère très exceptionnel de cette croissance qui dépend sans doute de quelques entreprises seulement, puisque la répartition sectorielle rendrait leur identification possible.

Des exportations gonflées

Il convient également de ne pas se laisser impressionner par la progression de 102 % des exportations irlandaises. Une grande partie d’entre elles sont en effet également le fruit d’un effet comptableComme le souligne dans un texte de 2014 l’économiste John FitzGerald, qui explique la forte volatilité des comptes nationaux irlandais, les « contrats de fabrication » que passent des entreprises basées en Irlande dans des pays tiers pour vendre des produits dans d’autres pays sont désormais enregistrés comme des « importations » et des « exportations » dans les statistiques et non pas seulement comme des profits pour les entreprises concernées. La norme comptable prend en effet en compte non pas le lieu du commerce effectif, mais le changement de propriété du produit. Même si un produit ne passe pas par l’Irlande, le fait d’être acheté et revendu par une entreprise irlandaise le fait entrer dans les statistiques commerciales. Il n’y a donc pas là de considérations liées à la compétitivité propre de l’économie irlandaise.

Faible impact sur les salaires

PIB et PNB ne sont donc pas de bons indicateurs pour connaître la réalité de l’économie irlandaise. Le résultat des élections de février 2016 où la coalition au pouvoir pendant la crise et qui avait fait campagne sur la “reprise” a subi une nette défaite, perdant jusqu’à 24 points et 42 sièges au parlement, devrait alerter sur le caractère assez fictif de cette croissance de 26,7 %. De fait, on constate que la hausse des rémunérations non-agricoles a été de 5,7 % contre 35,6 % pour les bénéfices. Si l’on veut bien apprécier la nature de la croissance irlandaise en 2015, ce chiffre est très éclairant : la part des salaires dans le PIB est passée de 35,38 % en 2014 à 28,18 % en 2015. Un recul qui prouve combien cette croissance est « désincarnée » dans la réalité irlandaise.

Caractère volatil

Aucun doute, cependant, que l’Irlande connaît une croissance vigoureuse. En partie, du reste, en raison de cette stratégie fiscale qui a plusieurs retombées sur l’économie réelle, notamment sur les dépenses de consommation et le recours aux services aux entreprises. L’Irlande dispose aussi d’un appareil productif moderne et efficace, notamment dans le domaine de la santé et de l’agriculture. La croissance irlandaise n’est pas « fictive » : la consommation des ménages a progressé de 4,4 % et, on l’a vu, la croissance de tous les secteurs de l’économie est supérieure à 5 %. Mais elle n’est pas aussi vigoureuse que les grands agrégats le laisse penser. Les chiffres, publiées également, ce 12 juillet du premier trimestre 2016, prouvent le caractère volatil des comptes nationaux du pays : lePIB a reculé sur trois mois de 2,1 %, ce qui représente la plus forte baisse de la zone euro (la Grèce a affiché un recul de -0,4 % par exemple). Mais le PNB a progressé de 1,3 %…

Croissance prédatrice

Pour beaucoup d’Irlandais, la crise de 2010-2013 a encore laissé des traces et l’émigration, si elle se ralentit, reste une réalité sans que le mouvement de retour de ceux qui sont partis durant la crise ne s’enclenche. Les effets de l’austérité, notamment dans les secteurs de la santé, de l’éducation et des transports se font encore sentir et sont mal ressentis dans le pays. Quant à l’apport à la croissance de la politique de dévaluation interne menée par le gouvernement dans les années de crise, il reste relativement limité, puisque les secteurs les plus porteurs pour l’économie irlandaises sont ceux qui servent les salaires les plus élevés et demandent le plus d’investissements publics (éducation, valorisation à l’étranger de la place irlandaise, infrastructures), comme l’a montré Aidan Regan. En revanche, il convient de rappeler que la politique fiscale irlandaise conduit à transférer des richesses depuis leurs lieux de création en échappant aux impôts nationaux. La croissance irlandaise est réelle, mais c’est une croissance prédatrice qui se fait au détriment des autres. Là encore, plutôt que d’applaudir passivement en inventant le mythe d’une croissance produit de l’austérité, les responsables européens feraient bien de s’interroger sur ces pratiques.

 

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