La philosophie du sujet, figure du nihilisme actif

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Les nouvelles technologies et le troisième âge du nihilisme

Le nihilisme moderne trouve sa source au XVII° siècle avec l’apparition de la technique comme activité autonome, qui se développe indépendamment des besoins de l’homme. Hannah Arendt identifie trois activités humaines fondamentales: le travail, qui correspond aux nécessités biologiques du corps humain, l’œuvre, qui est la nécessité pour l’homme de dépasser sa condition mortelle par la création d’artefacts pérennes, l’action enfin, qui est la relation qu’ont les hommes avec la condition humaine sans passer par la médiation de la création d’objets, l’activité politique d’organisation de la communauté humaine. Jusqu’au XVI° siècle, les innovations avaient pour objet premier l’émancipation de la condition humaine de la domination du travail. L’époque moderne offre, avec le développement des mathématiques et de la logique, une capacité d’innover qui n’est plus directement liée à l’amélioration de la condition humaine, donc une primauté de l’œuvre sur le travail. Toutefois “… les objets, qui doivent leur existence aux hommes exclusivement, conditionnent néanmoins de façon constante leurs créateurs. (…) Les hommes créent constamment des conditions fabriquées qui leur sont propres et qui, malgré leur origine humaine et leur variabilité, ont la même force de conditionnement que les objets naturels » .
Par la technique détachée des seuls besoins du travail, l’homme acquiert donc la possibilité d’agir sur ses conditions d’existence. La technique devient alors un dépassement de la métaphysique, comme l’a décrit Heidegger, pour devenir un projet métaphysique intégral. La technique n’est pas un moyen au service d’une fin. Elle est une matière première exploitable au service de la volonté de puissance. Elle est une manifestation de l’homme parvenu au stade du nihilisme : séparé de l’être, l’homme ne s’intéresse qu’à l’étant, qu’elle sépare de plus en plus de l’être.
La philosophie fondamentale du nihilisme moderne remonte à Descartes, à son dualisme de l’objet et du sujet, qui pose le sujet comme indépendant du monde et capable d’accéder à sa compréhension intégrale. Comme l’a montré Koyré , la révolution scientifique moderne initiée par Galilée ne rendait aucunement nécessaire la philosophie cartésienne. Dissocié de la nature, le sujet devient, de Descartes à Nietzsche, sa propre fin : « L’autonomie du sujet émancipe le vouloir, et la volonté n’ayant plus d’autre fondement qu’elle-même devient avec Nietzsche une volonté de la volonté, une volonté de puissance ». La technologie ouvre la voie au nihilisme actif, à l’expression radicale de la volonté de puissance, à la possibilité de créer un homme issu de sa propre volonté, indépendamment des contingences de la nature, du droit naturel et du bien commun.
La première application de la technologie à un vaste reingineering du monde fut la guerre de 1914. Sa conséquence fut une perte de foi dans la pérennité de la civilisation – avec la célèbre apostrophe de Paul Valery « Nous autres civilisations savons que nous sommes mortelles »- qui ne déboucha que sur une tentative encore plus radicale avec la seconde guerre mondiale, celle de l’inversion des valeurs du bien et du mal par la corruption des notions du bien issue de la première guerre et de la crise de 1929.
La troisième tentative, nous la vivons avec les nouvelles technologies de l’information qui suscitent de nouveaux fantasmes de transformation radicale de l’homme.
Avec un rythme de développement sans cesse croissant, les nouvelles technologies de l’information assurent l’hégémonie absolue du contenant sur le contenu. On crée des médias extrêmement performants avant même de savoir qu’en faire. Dans ce vide s’engouffrent tous les fantasmes, qui sont avant tout la manifestation d’un autisme communicationnel croissant. Il suffit de se rendre sur internet dans un chat room, un « salon de bavardage », pour voir les symptômes de cette ère du vide, l’art est devenu celui de parler pour ne rien dire, en observant un code de conduite qui ne souffre aucun écart, ainsi qu’il en est de toutes les « nouvelles pratiques sociales » « libérées » du nihilisme contemporain. Le cyberespace devient une nouvelle tentative de vivre une « humanité hors corps » , vieux fantasme de l’homme délié de son identité sexuée où le corps apparaît comme un frein face aux promesses illimitées du monde virtuel « il s’agit non seulement de satisfaire aux exigences de la cyberculture et de la communication , mais simultanément de supprimer la maladie, la mort, et toutes les entraves liées au fardeau du coprs ».
 Projet métaphysique intégral, les technologies de l’information se veulent non pas un moyen au service d’une fin – ce qu’elles peuvent être en contribuant efficacement au progrès – mais une volonté de reconfigurer radicalement les relations sociales.Le rejet de la philosophie des droits de l’homme
Libéré de toute dépendance vis-à-vis du monde et de la nature, le sujet voit s’ouvrir devant lui les larges avenues de la toute puissance. La modernité rompt le lien qui lie l’homme à la nature et au droit naturel, fondement des droits de l’homme. « Si, en effet, il n’y a plus de droit naturel, c’est l’homme qui (…) construit sa propre histoire dans un monde qu’il a voulu, et seules comptent les réalités positives qu’il a produites. » L’homme tout puissant a la volonté de se produire lui-même. La vérité n’a plus de caractère externe, mais est produite par l’homme. Le doute cartésien n’est pas un doute de l’enquête et de la recherche, mais un doute sur la vérité du monde lui-même. Le cartésianisme doute du monde mais fait confiance au raisonnement logique. Il sera le fondement de la technocratie.
Se produit alors, nous dit Blandine Kriegel, un renversement « de la philosophie du droit naturel pour laquelle la nature était évidente, donnée, et l’individu un problème, un avenir. » qui combat l’assimilation de l’humanisme et du cartésianisme, confusion fatale pour la philosophie des droits de l’homme .
Le « droit de l’hommisme » est aujourd’hui au cœur de l’idéologie officielle. Mais quel lien y-a-t-il avec la philosophie des droits de l’homme ? Pour qu’il y en ait un, il faudrait que les soixante-huitards au pouvoir aient étudié un jour cette discipline, or affirme Blandine Kriegel, « les gens de ma génération – la génération 68- n’ont jamais suivi un seul cours de philosophie sur la question, pour la raison extrêmement simple, que personne, je dis bien personne, ne les enseignait (…) De là sans doute la propension de certains à retrouver les droits de l’homme dans le langage et le vocabulaire philosophique qui avait servi à les fouler aux pieds, c’est-à-dire le langage de la philosophie du sujet» . Le « droit de l’hommisme » n’est qu’une forme modernisée de la philosophie du sujet, celle d’un homme qui se produit lui-même. Il est une inversion de la philosophie des droits de l’homme – où la nature est donnée et l’homme en devenir.
La question devient dès lors « comment l’homme s’accomplit-il ? », processus de libération de l’individu que Blandine Kriegel nomme individuation. Si le sujet est donné et la nature un devenir, il n’y a plus de droit naturel et l’homme peut laisser libre cours à sa volonté de puissance. Il peut modeler le monde à son image, et modeler l’homme à l’image qu’il s’en fait, indépendamment de toute contingence imposée par le droit naturel. A l’inverse, si c’est la nature et le monde qui sont donnés et infinis et l’homme qui est en devenir, l’homme s’accomplit dans une confrontation positive avec la nature et avec le droit naturel. Or, poursuit Blandine Kriegel, « faire du sujet le producteur de la puissance, voilà la faute et le raté de l’individuation. La puissance, la force, l’énergie, l’action, l’acte, l’actualisation, vont et viennent. … Personne d’autre que Dieu ou la suite de l’Histoire ne détient le jugement ultime du bien et du mal, et chaque individu demeure à jamais enseveli sous un voile d’ignorance… La mauvaise individuation conduit toujours à incarner la force dans l’individu, à en faire la belle brute blonde, le surhomme… Le sujet se veut souverain, il ne demeure que seigneurial, maître et possesseur » Au contraire l’individuation requiert que l’homme s’accepte comme être non-fini et en construction. Cela requiert qu’il accepte sa contingence, la première de toute étant le sexe et le caractère insurmontable de la différence sexuée. Il n’est pas étonnant que son rejet soit devenu un des thèmes clés de la volonté de puissance du nihilisme contemporain.
Alternative fondamentale que résume Blandine Kriegel : d’un côté le sujet « dans son ambition extrême finit par retomber dans le collectif sans image et sans style. Sous sa forme tragique, elle a évolué du positivisme totalitaire (Staline, Mao) au règne gris des bureaucraties sans visage des ouvriers modèles, aux foules avachies par la pénurie et la langue de bois. ». De l’autre l’individu libre qui accepte son imperfection et sa quête permanente d’un accomplissement de son humanité.
Cet individu libre, c’est celui de la République qui « délivre les hommes des tyrannies du sujet en faisant de l’individuation une promesse et un devoir. Citoyens, encore un effort pour devenir républicains »
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