Jean-Claude Michéa : préserver ou disparaître

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 Par Christian Authier

‘L’Empire du moindre mal’ offre une critique implacable et iconoclaste du libéralisme au nom d’un conservatisme critique.

Lire un essai de Jean-Claude Michéa est un exercice de salubrité intellectuelle qui se marie au plaisir de goûter une langue précise, claire, à mille lieux des nuées ou des slogans journalistiques en cours. Son dernier opus, L’Empire du moindre mal, sans doute son plus ambitieux, synthétise et prolonge ses travaux précédents (L’Enseignement de l’ignorance, Impasse Adam Smith…) qui furent de précieux phares dans cette dernière décennie où les ténèbres prirent l’allure de lampions.

Le libéralisme contre le conservatisme

Michéa s’attaque au «projet philosophique libéral» tel qu’il s’est élaboré depuis les Lumières et dont «le monde sans âme du capitalisme contemporain» est l’aboutissement logique. Il ne faut pas s’attendre ici à la vulgate antilibérale des altermondialistes, de l’extrême gauche, voire d’une part de la gauche socialiste. Le propos de ce disciple d’Orwell et de Christopher Lasch est autrement plus profond et subtil. Selon Michéa, le libéralisme a pour ambition de fonder la société la moins mauvaise possible, à l’opposé de la volonté d’instituer le Bien qui fut la matrice de nombre de tyrannies. Or, concrètement, le libéralisme déboucherait aujourd’hui sur ce «meilleur des mondes», dont il était censé nous préserver, et tendrait, à l’instar des totalitarismes ennemis, à créer à son tour un homme nouveau.

Dans sa démonstration, l’auteur de “Orwell, anarchiste tory” balaie quelques idées reçues parmi lesquelles celle qui considère le libéralisme comme conservateur ou réactionnaire. Or, «idéologie moderne par excellence», il s’efforce d’éradiquer les valeurs traditionnelles (l’honnêteté, le service de l’État, la transmission du savoir…) et de «briser les résistances culturelles au “changement”, qui trouvent généralement leur fondement dans les “archaïsmes” toujours dangereux de la tradition, ou encore dans les avantages injustement acquis lors des luttes antérieures (et non moins archaïques) de la classe ouvrière et de ses différents alliés.»

Dans sa guerre contre le conservatisme, le libéralisme séduit la droite par sa version «économiste» (extension du marché) et la gauche par sa version culturelle et politique (extension des droits individuels et donc du Droit et apologie de la transgression). Cette extension du Droit va de pair avec le «droit de tous sur tout» (Hobbes) ou avec ce que Michéa formula naguère comme «le droit de tous de se plaindre de tout».

En résumé : la droite vénère le marché en maudissant la culture qu’il engendre, la gauche affirme combattre la logique du Marché pour se prosterner devant la culture qu’il engendre.

Ce discours du grand bond en avant et du changement perpétuel, l’essayiste en dénonce la tartufferie en épinglant par exemple «le spectacle, toujours insolite (notamment lors des comédies électorales), de ces défenseurs intransigeants du Marché, obligés de prononcer, la main sur le cœur, les éloges les plus incongrus du lien familial, de la solidarité envers les plus démunis, de la responsabilité écologique ou du sens civique, alors même que ce Marché, dont ils travaillent sans relâche à étendre l’empire, ne peut fonctionner efficacement, comme ils sont les premiers à le savoir, qu’en sapant continuellement toutes ces dispositions

Anarchiste conservateur

Au passage, Michéa démonte d’autres ponts aux ânes chers en particulier à la gauche libérale libertaire dont la lecture de Libération offre le catalogue des obsessions. Certaines belles âmes vont frémir quand Michéa dénonce le relativisme culturel ou craint que ce que l’on nous invite «à applaudir aujourd’hui sous le terme séduisant de “métissage” ne soit que l’autre nom de cette simple unification juridique et marchande de l’humanité.

Un monde intégralement uniformisé, où l’Autre est beaucoup moins compris comme le partenaire possible d’une rencontre toujours singulière, que comme “un pur objet de consommation touristique et d’instrumentalisations diverses.» Même audace lorsqu’il souligne que l’immigration clandestine (que l’on nommera en langue libérale «libre circulation des personnes»), cause défendue – pour faire court – par le MEDEF et la LCR, est utilisée par le capitalisme comme un élément de blocage des salaires et de baisse du coût du travail et défendue au nom de la rationalité économique pour les uns, des droits de l’homme pour les autres.

Quant à la délinquance, L’Empire du moindre mal rappelle qu’elle représente un intérêt économique majeur d’un point de vue libéral. Idée aujourd’hui iconoclaste, mais qui ne surprendra pas les lecteurs de Marx et Engels qualifiant le lumpenprolétariat de «racaille parfaitement vénale et importune». D’où les retrouvailles sur la délinquance, comme sur la question de l’immigration, entre le Grand Capital et la gauche imprégnée de la sociologie de l’excuse et de la culture de la transgression. On aura compris que notre homme bouscule toutes les idoles de l’époque, y compris le sacro-saint PIB qui «prend en compte non seulement la production des marchandises les plus inutiles et les plus absurdes (celles dont la consommation est imposée quotidiennement par la propagande publicitaire et ses définitions toujours changeantes du “standing” et de la “distinction”), mais également certaines des nuisances les plus avérées du mode de destruction capitaliste de la nature et de l’humanité.»

Et Michéa de citer un extraordinaire discours de Robert Kennedy soulignant que si le PIB comptabilise la pollution, la production des armes ou «des voitures blindées de la police destinées à réprimer des émeutes dans nos villes», il néglige «la beauté de notre poésie ou la solidité de nos mariages (…) notre courage, notre sagesse ou notre culture (…) En un mot, le PIB mesure tout, sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue.»

Celui qui aime à se définir comme un anarchiste conservateur, en hommage à son cher Orwell, ne doit rien à la mode ni au marketing des idées. Si ses livres ont dépassé ces dernières années le cercle des happy few, notamment par leur humour cinglant et un sens de la formule digne d’un Philippe Muray, Michéa n’est pas de ces petits marquis de la rebellocratie et du politiquement incorrect érigé en créneau médiatico-commercial. Professeur de philosophie et de lucidité, il s’inquiète de l’«impasse civilisationnelle dans laquelle tout programme de modernisation intégrale de la vie projette nécessairement l’humanité à venir» en craignant que «la Croissance (cet autre nom du réchauffement climatique) finisse par accéder au statut d’impératif catégorique.» Cependant, nulle pose de Cassandre chez lui. Motif d’espoir : la «contradiction permanente entre la nécessité de construire le nouvel homme adapté au fonctionnement globalisé du capitalisme, et la fâcheuse obstination des gens ordinaires à vouloir rester humains».

Il n’est pas sûr que l’égoïsme et le nihilisme consumériste soient l’horizon d’une «humanité» qu’il faudrait dès lors baptiser autrement…

Christian Authier
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