Habiter, bouger, travailler, rencontrer, jouer, vivre enfin…

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Préface  de mon dernier livre

Des villes intelligentes, vraiment?

par Hervé Juvin

Tout indique que la quatrième économie, celle qui va succéder à l’âge de l’agriculture, à l’ère industrielle, puis au monde de l’information, l’économie de la ville, va interroger les conditions de la vie humaine, se concentrer sur les qualités plus que sur les quantités, et abandonner la plupart des sorcelleries modernes qui font croire que si la technique le permet, il faut le faire !

Tout indique aussi que la quatrième économie ne naîtra pas sans douleurs, sans renoncements et sans transformations.  La plus importante réside sans doute dans l’abandon du constructivisme social qui voudrait que les hommes soient le produit des techniques à leur disposition et des droits dont ils disposent. Supprimez la géographie, oubliez l’histoire, négligez le climat, la langue et la culture, et mettez à disposition dans un lieu donné tous les systèmes et tous les dispositifs qui vont assurer les fonctions vitales d’un groupe humain, et vous aurez une ville. Peut-être. Intelligente ? Sans doute. Une société ? Certainement pas, de quoi parlez-vous ? D’ailleurs, chacun le sait ; la société, ça n’existe pas !

Si vous avez un problème avec la ville, si vous croyez avoir un problème avec la société, voyez un psy ! Il n’est pas de problème collectif qui ne puisse se transformer en culpabilité individuelle ! Il n’est pas de question sociale à laquelle une bonne connexion des systèmes ne puisse répondre ! Puisqu’il n’y a pas de société, il n’y a pas non plus de ville, mais la coexistence forcée d’isolés compactés. Connectés. Et seuls. Il n’y aura plus jamais de ville, puisque la ville était le lieu de la rencontre physique, de l’intimité obligée de milliers de proches, que leur connexion permanente et leur fascination pour l’écran numérique séparent désormais radicalement.

Et tout indique que la quatrième économie sera en violente rupture avec quelques-unes des évidences les plus rebattues évidences, des vérités les plus violemment assénées, quelques-uns des MBA les plus doctes, qui auront semé la confusion, répandu le cynisme et gaspillé les énergies pendant deux ou trois décennies. On comptera à leur nombre les sottises assénées par la littérature managériale, l’alignement compulsif sur le numérique, les dogmes de l’individualisme systémique et ses libérations programmées.

Quand le Conseil d’Etat publie, en février 2018, une note conseillant d’adapter le droit français et la société française au numérique, chacun comprend que l’outil commande à la main qui le tient – et que le Conseil d’Etat est au goût du jour, c’est-à-dire à l’insignifiance. Et plus encore, va s’effondrer l’idée que l’intelligence tient dans les systèmes et les applications, qu’une société est la somme des individus qui la composent, ou qu’une ville est intelligente, parce que ses habitants sont intelligents. La magie de la ville, et son mystère, est qu’il faut de tout pour la réussir, et qu’une ville ce qui échappe toujours aux plans, aux programmes et aux systèmes. Quelque chose comme de la liberté s’y joue.

Le vivre, habiter, jouer, se déplacer, rencontrer est au centre de ces ruptures, de ces écarts, et de cette invention.

La ville, qui concentre ces fonctions vitales, qui prétend en ajouter quelques autres, rencontrer, jouer, se réaliser, tout particulièrement. La ville, comme lieu emblématique de la modernité, comme rêve de toutes celles, de tous ceux qui se sentaient à l’écart, relégués, délaissés, ces oubliés de la République et de la machine de la modernité, comme libération de ceux qui vivent encore le village, la rue, la paroisse, comme chape de plomb des regards et du jugement de tous sur tous, la ville est l’épicentre de la réinvention du commun et du savoir, du vouloir vivre du siècle qui s’ouvre.

La ville, comme miroir autodésigné d’une modernité qui ne ressemble pas à ce qui était dessiné, qui ne répond pas au cahier des charges que ses généreux donateurs lui assignaient – comme fabrique du client, comme creuset de l’individu hors sol, comme organisation du consentement, de l’obéissance et de la sidération aux abondances promises.

Claude Rochet a consacré un nouvel essai à exposer ce que devrait être la ville intelligente, ou smart city, et ce qu’elle n’est pas. Nourri d’expériences très diverses, de travaux et de conférences qui l’ont conduit de Sibérie en Namibie, et de Casablanca au Maroc ou au Mexique, cet essai devrait être lu par toutes celles et ceux qui s’interrogent sur la ville de demain, sur leurs conditions de vie, et qui ont envie de faire quelque chose – de ne pas subir. Il s’inscrit dans le courant en plein essor qui refuse le déterminisme technique, et entend sauver la ville contre le fonctionnalisme et le constructivisme.

Il participe au mouvement salutaire de déradicalisation de la modernité, ce fondamentalisme d‘un nouveau genre, qui fait bien plus de victimes que tout autre, au nom du progrès fantasmé.

Ce qu’écrit Claude Rochet doit être lu, médité, et appliqué par toutes celles, tous ceux qui sont confrontés aux questions de la ville, de l’espace, du territoire. Son premier message est une invitation à revenir au réel. Une ville est une histoire et c’est un territoire géographique, bien avant d’être un système de sous-systèmes, un assemblage de fonctions, et une mise en réseau. Invitation à l’intelligence territoriale, fruit du savoir délicat et profond des raisons de l’établissement humain, des singularités locales, des préférences collectives, des apprentissages séculaires et des invisibles adaptations continues.

Avec quelle inconscience nos faiseurs de ville négligent, bousculent ou détruisent des modes de faire qui accumulent des siècles d’expérience ! La ville a des raisons, qui ne sont pas réductibles à la disposition du foncier, à des moyens de communication, ou même à la volonté politique. Redécouvrir ces raisons, souvent oubliée, les analyser, en soupeser les pertinences et les permanences, est bien souvent pour l’urbaniste comme pour le développeur, le moyen des choix justes et du ton approprié.

Une ville est aussi un capital. Oui, mais lequel ? Le capital matériel, immeubles et infrastructures, le capital système, réseaux connectés et télécommunications, compte bien moins que ce capital immatériel fait d’intelligence collective, d’adaptations accumulées, mais aussi de règles de vie, de pratiques sociales, de mœurs et de traditions. L’implicite urbain, ce que fait qu’à quelques kilomètres, deux villes italiennes, françaises ou chinoises n’ont ni le même accent, ni les mêmes parfums, ni les mêmes couleurs, ce qui fait la surprise, la découverte, l’intimité d’une ville, échappe à tous les calculs, aux modèles de gestion et aux systèmes fonctionnels ; il est pourtant beaucoup plus et beaucoup mieux, ce qui fait la ville unique et ce qui la fait incomparable. Et ne dites pas seulement Florence et Pise, Nice et Marseille, dites Tucson et Albuquerque, Puebla ou Oaxaca, Xiamen ou Wuhan !

L’évidence bien mise en relief par Claude Rochet est que la ville intelligente n’a aucun intérêt, l’intérêt est de rendre ses habitants plus intelligents. Intelligents, c’est-à-dire plus proches de leur territoire et de la vie ; plus ouverts au monde et à ce qui compte dans le monde ; plus attentifs à ce qui ne s’achète ni ne se vend, à ces singularités minuscules et délicieuses, qui font toute la différente entre une ville et une autre, et qui font le goût, la saveur et le bonheur de l’ici, du maintenant et de l’entre soi. Car l’intelligence urbaine est aussi ce sens des limites qui sait distinguer, séparer et renoncer – à l’inverse des errements de la société ouverte, de la société multiculturelle, et de la ville hors sol. La bouffonnerie de ceux qui ont vendu de l’attractivité, de la mesure des classes créatives, des indicateurs de diversité ethnique, sexuelle, culturelle, pour avouer un peu tard qu’ils recréaient des ghettos et remplaçaient toutes les anciennes déterminations par une autre, bien moderne celle-là, celle de l’argent, devrait susciter la réflexion de tant d’élus, d’acteurs économiques, voire de Préfets, qui ont si souvent sacrifié au mythe de l’attractivité, et livré des territoires aux chasseurs de primes et aux nomades de la subvention !

Une ville est un lieu de vie. Un lieu où des femmes, des hommes se sentent vivre, et qu’ils font vivre. Ils en sont les véritables auteurs, la ville c’est leur vie. Pas la rencontre de capitaux à investir, des meilleures techniques disponibles, et d’architectes des systèmes d’information ! Claude Rochet fournit quelques exemples de ces plans parfaits, de ces programmations impeccables, auxquels il ne manque que l’essentiel ; la vie, des habitants, et tout ce qui s’appelle caractère, singularité, chair, et sentiment.

C’est l’erreur la plus banale et la plus coûteuse ; ignorer tout ce qui fait la ville, et qui n’est ni dans les plans, ni dans les programmes, ni dans les capitaux investis. Question de taille, sans doute. Question d’urbanisme, aussi. Mais surtout, question d’intelligence territoriale, de respect de l’histoire, de l’identité, des mœurs et des modes de vie. Et aussi, imprévu, surprise, espaces libres, détournements, écarts. La ville à vivre, comme inverse de l’ennui. Donc de la perfection abstraite, des contrats bien exécutés et des systèmes sans défaut.

Une ville est surtout une liberté. Nous sommes combien à avoir rêvé de la ville, de la grande ville, pour sortir de l’éteignoir du village, du qu’en dira-t-on, et de la conformité obligée du quartier, de la rue, des voisins ? La ville assure l’anonymat, sans doute. La ville assure de se perdre, dans tous les sens du mot sans doute. La ville est surtout le lieu qui multiplie les interactions, qui assure que nul, nulle ne peut demeurer seul, seule, qui ne l’aie choisi, la ville est le lieu où les solitudes ne sont que choix. Illusion ou réalité ? Au moment où la Grande-Bretagne créée un Ministère de l’Isolement, destiné à combattre la première pathologie de la modernité, la question vaut d’être posée. La ville a t-t-elle les solutions aux problèmes que pose la ville ?

Voilà qui situe la ville contre la ville. La ville des rencontres, des possibles, de l’imprévu, de la surprise, contre la ville des plans, des programmes et des systèmes. En somme, la ville vécue contre la  « ville as a service », la ville habitée contre tous les systèmes qui font la ville sans la ville. Non la ville n’est pas un commerce comme un autre, une marque comme une autre, un produit comme les autres.

Et voilà qui appelle le sursaut d’un vivre, habiter, se déplacer, travailler, etc., intelligent dans une ville complice, amicale et bienveillante. Loin des systèmes de systèmes et de leur emprise totalitaire, loin de la fabrication de la ville par des Google, des Amazon ou toute autre manifestation actuelle de l’accaparement privé de tous les communs et de la liquidation de tout ce qui faisait la vie confiante et bonne, voilà qui appelle à l’intégration de la ville et de ses territoires alentour – comme friches, campagne, déserts, forêts, tout ce sans quoi elle n’est pas la ville. Voilà qui appelle à une réflexion sur la diversité, la vraie, celle qui naît de l’unité interne d’une population, celle qui fait qu’une ville est aussi une communauté, tout à fait pareille à nulle autre, sans pareille. Voilà enfin ce qui appelle à un nouvel humanisme du faire la ville, construire la ville, penser la ville – humanisme comme modestie, comme respect, comme prudence des savoirs et des intérêts devant ce qui les dépasse, et qui demeure hors de portée des manipulateurs du réel, comme identité, comme fierté et comme lien.

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