Dunkerque de C. Nolan et la vérité sur les combats de mai-juin 1940

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Le film « Dunkerque » (Dunkirk) qui vient de sortir sur les écrans dans différents pays[1], dont la France, relance le mythe d’une armée française qui ne se serait pas battue lors des tragiques semaines de mai et de juin. De fait, ce film mélange un point de vue allemand et un point de vue (non professionnel) américains[2]. La réalité fut tout autre. Non que l’armée française n’ait été battue. Mais, cette défaite est avant tout à mettre sur le compte d’une stratégie inadaptée, et, surtout, la défaite française de 1940 doit bien plus à des causes politiques qu’à des causes militaires. S’il y a eu effondrement de la France, il fut d’abord politique.

 

La réalité des combats de mai et juin 1940

 

Ces combats ont été extrêmement violents, provoquant 92 000 morts français et sans doute 100 000 morts allemands. En fait, la violence de ces combats contraignit le régime hitlérien à décaler dans le temps la « révélation » du nombre de victimes.

La manœuvre dite « coup de faux » conduite par Guderian est connue[3]. Mais l’histoire des batailles qu’elle entraîna, et en particulier à Gembloux et à Stonne (du 13 au 17 mai 1940), si elle est bien détaillée par les historiens américains, anglais et allemands, reste – sauf des témoignages – assez peu connue du public français[4]. De fait, à Gembloux, les unités françaises, et en particulier la 3ème DIM, infligea des pertes très sévères aux forces blindées allemandes, mettant hors de combat en deux jours plus de 200 blindés allemands. Stonne, petit village des Ardennes, fut pris et repris 17 fois, est coûta très cher aux allemands, qui vérifièrent alors que leur armement n’était pas réellement supérieur à celui des français.

 

On connaît l’anecdote du char B1bis du futur général Billotte, massacrant une compagnie de chars allemands, dans ce qui apparaît comme une préfiguration de l’embuscade de Villers-Bocage en juin 1944, ou celle du B1bis du commandant Domercque, provoquant une panique dans l’infanterie allemande. Des anecdotes similaires existent lors de la bataille de Montcornet (où la 4ème DCR du Colonel de Gaulle enfonça le flanc de Guderian) ou devant Abbeville.

L’issue de combats de mai fut, bien entendu, l’évacuation d’une large partie du BEF britannique à Dunkerque (thème du film cité en introduction). Mais, cette évacuation fut rendue possible par la vaillance des soldats français[5]. De fait, cette campagne fut utilisée à des fins de propagande par la machine hitlérienne pour construire un « mythe » de la Blitzkrieg, mais, dans la réalité, elle dévoila surtout les limites et les faiblesses de la Werhmacht[6].

 

De même, dans les batailles du mois de mai et de juin 1940, la sauvagerie de l’armée allemande (et non pas de la SS qui n’existait pas encore réellement comme force combattante) se révéla face aux soldats sénégalais se battant dans les unités françaises[7]. Tout ceci doit nous interroger tant sur les raisons de la perpétuation de mythes (les soldats français ne se sont pas battus, les soldats allemands n’ont pas commis de crimes, seule la SS fut responsable), que sur la réalité, maintenant bien établie d’une incompétence systémique allemande, ou plus précisément, dérivant de la manière dont le régime Nazi avait organisé tant la guerre que son outil militaire.

 

L’incompétence systémique allemande

 

On est en présence des bases de ce que l’on pourrait appeler une « incompétence systémique » allemande qui se manifeste à plusieurs niveaux, dès que l’on sort des éléments tactiques les plus étroits. De manière intéressante, ce sont les Italiens, au contact permanent des élites nazies, qui ont donné les meilleures descriptions de cette « incompétence systémique » ou « désordre structurel » de la prise de décision[8]. Le « Journal de Ciano », notes prises par C. Ciano et publiées après-guerre, montre d’ailleurs très bien comment un observateur, qui est pour le moins ambivalent vis-à-vis d’Hitler, observe la succession de décisions qui ne sont cohérentes que sur un espace limité et qui sont incohérentes entre elles.

Une incohérence stratégique se manifeste clairement dès 1939. L’appareil militaire allemand n’est pas prêt à une guerre contre la France et la Grande-Bretagne à cette époque. D’ailleurs, Hitler affirme – pour calmer ses généraux – que la France et la Grande-Bretagne ne se battront pas pour la Pologne. Le triste et révoltant éditorial de Marcel Déat (le célèbre Mourir pour Dantzig ?) l’a certainement conforté dans son opinion. Néanmoins, et la diplomatie allemande et la diplomatie italienne attirent son attention sur le fait que la détermination franco-britannique est cette fois solide. Dans ce contexte, la recherche d’un compromis aurait été logique, d’autant plus qu’Hitler avait indiqué 1942/43 comme date de la guerre qu’il voulait. Tous les plans de réarmement allemands, air, terre et mer inclus, étaient conçus en fonction de cette date et non d’une guerre en 1939. Pourtant Hitler attaque la Pologne car il « veut » la guerre, au-delà du gain qu’il attend de cette dernière. Il prend alors le risque d’une rupture avec Mussolini[9].

 

En 1940, l’opération contre la Norvège est un désastre du point de vue des moyens navals. La faisabilité de l’opération « Lion de Mer », l’invasion de la Grande-Bretagne, a été compromise par les pertes en navires subies à ce moment. Or, du point de vue stratégique, une victoire sur la Grande-Bretagne était plus importante que la conquête de la Norvège. Pour Hitler, cependant, « agir avant l’adversaire » est plus important que tout. On imagine la situation diplomatique inextricable des Alliés, si Hitler avait attendu que Churchill impose son idée d’invasion d’un pays neutre (la Norvège). Le dictateur aurait pu se couvrir du manteau de protecteur de la neutralité et aurait certainement obtenu un soutien suédois. Sa décision d’envahir la Norvège a été, d’un point de vue stratégique, une bénédiction pour les Alliés. De la même manière, fin 1941, la décision d’Hitler de déclarer la guerre aux États-Unis après Pearl Harbor n’était nullement justifiée, car le Pacte Tripartite n’avait plus d’existence réelle depuis longtemps et le Japon s’était abstenu de soutenir l’Allemagne contre l’URSS. Roosevelt aurait certainement eu quelques difficultés à faire passer très rapidement une déclaration de guerre si l’Allemagne avait proclamé sa non-belligérance dans le conflit entre le Japon et les États-Unis. Cependant, pour Hitler, il était essentiel d’être celui qui prend la décision suprême. On voit bien, de par ses discours, que la dimension pathologique de ses représentations du monde l’emporte. La puissance industrielle américaine ne l’effraye pas car le pays est « mi-enjuivé, mi-négrifié »[10].

Ce ne sont pas les seuls exemples d’une cohérence idéologique conduisant à une incohérence stratégique de la part d’Hitler, et cela nous conduit à la situation en juin 1940.

La logistique de l’Armée allemande n’est pas en mesure de mener une offensive prolongée, les généraux le font savoir à Hitler. Le degré de motorisation de l’Armée est relativement faible, même si les moyens ont été concentrés dans les divisions blindées et de cavalerie (les divisions « légères »). La « Blitzkrieg » est un mythe de propagande et non une réalité doctrinale ou opérationnelle[11]. Après six semaines de combats très violents, dont nous savons aujourd’hui qu’ils ont provoqué des pertes en hommes qui sont au moins égales et probablement supérieures aux pertes des Franco-Britanniques en termes de morts et blessés, avec des lignes de communications très étendues et une usure considérable du matériel, l’Armée allemande a besoin d’une pause. On retrouvera d’ailleurs le même problème lors de Barbarossa, quand l’avance allemande devra s’arrêter fin juillet 1941, offrant aux Soviétiques un répit pour se reprendre. Toutes les archives militaires allemandes convergent vers ce constat.

 

Quand Pétain offre la victoire à Hitler

On comprend alors pourquoi, en juin 1940, Hitler se jette littéralement sur l’offre d’armistice de Pétain. Il faut ici soigneusement lire l’ouvrage de William L. Shirer[12]. Shirer était en 1940, journaliste accrédité à Berlin et il a accompagné les dirigeants nazis. Il était présent lors de la signature de l’armistice à Compiègne. Son ouvrage s’appuie aussi sur les mémoires laissés par les principaux acteurs (Halder, Ciano, mais aussi les interrogatoires de Jodl et Keitel). Il note qu’Hitler refuse à Mussolini la plupart de ses exigences, car il craint qu’elles ne poussent les Français à refuser l’armistice et continuer la guerre. Cette crainte indique bien que si l’avance allemande a été spectaculaire, elle est fragile. Shirer va plus loin, et la citation suivante, provenant d’un auteur qui a été un témoin direct des événements et qui a pu vérifier ses informations aux meilleures sources, est pour nous essentielle :

« Finalement, Hitler laissa au gouvernement français une zone non occupée au sud et au sud-est. C’était un tour astucieux. Non seulement il divisait ainsi la France géographiquement et administrativement, mais il rendait difficile, sinon impossible, la formation d’un gouvernement français en exil et empêchait des hommes politiques de Bordeaux de transporter le siège du gouvernement en Afrique du Nord française – projet qui fut près de réussir, ruiné au dernier moment non par les Allemands, mais par les défaitistes français : Pétain, Weygand, Laval et leurs partisans. »[13]

 

Hitler sait que ses troupes ne peuvent pas continuer longtemps leur offensive en France. La demande française d’armistice est pain béni pour lui, car il est convaincu que la Grande-Bretagne va elle aussi faire une demande similaire en voyant que la France sort de la guerre. Pour lui, la guerre à l’ouest est terminée. Seulement, contre toutes ses représentations mentales qui lui disent que des Aryens ne peuvent se battre durablement contre des Aryens[14], la Grande-Bretagne refuse de signer une paix « honorable ». Or, l’Allemagne n’a pas les moyens d’envahir la Grande-Bretagne en septembre 40. L’aviation allemande, du fait des décisions (par ailleurs probablement justifiées par l’état de l’industrie allemande) d’Udet et de Jeschonnek, est essentiellement une force d’usage tactique, manquant de rayon d’action. Les moyens amphibies sont pratiquement inexistants (en dépit d’improvisations ingénieuses) et la Kriegsmarine ne s’est pas encore remise des pertes subies en Norvège.

Il convient ici de savoir que l’opération « Lion de Mer » a été « jouée » en Grande-Bretagne dans les années 1960 (à peu près au moment où était tourné le film La Bataille d’Angleterre) avec pas moins de quarante joueurs incluant les officiers supérieurs survivants des deux camps (Galland, Portal, etc.). Le résultat, dûment vérifié par des spécialistes (l’équipe des professeurs de l’Académie militaire de Sandhurst était présente), fut un massacre épouvantable pour les forces allemandes[15]. Une attitude « raisonnable » aurait donc été de reporter l’opération au printemps 1941, même si, bien entendu, les forces britanniques se seraient considérablement renforcées entre temps. Pourtant, au lieu de tenter de finir le travail, Hitler prépare dès juillet 1940 l’attaque contre l’URSS. Quand les Italiens apprendront sa décision, ils seront horrifiés, mais n’auront pas leur mot à dire.

 

Incompétence opérationnelle

De manière caricaturale, une certaine historiographie occidentale reprend les thèses des généraux allemands qui, dans leurs mémoires, font porter la responsabilité de leurs défaites soit sur la « folie » de Hitler (certes, bien réelle), soit sur les Italiens. Cependant, une analyse réaliste des éléments factuels montre que ces mêmes généraux sont responsables de leurs défaites en dépit et même à cause de leurs succès tactiques. Ce fait a bien été établi par M. Geyer qui montre que, dès 1937/38, la pensée stratégique allemande se dissout dans la tactique[16]. Guderian conçoit le « Coup de Faucille » de 1940 pour pousser la Grande-Bretagne à sortir de la guerre. Il croit que la destruction du groupe d’armées britannique en France sera pour cela suffisante. C’est à croire qu’il n’a jamais rien lu sur la stratégie britannique depuis le XVIe siècle.

Bien entendu, Guderian a eu la tâche facilitée par les concepts stratégiques ineptes de l’Armée française. Mais, le comportement des unités françaises, que ce soit à Gembloux ou à Stonne (dans les Ardennes) montre à chaque fois l’extrême fragilité du plan allemand. Notons par ailleurs que Guderian ne réussit pas à détruire le corps d’armée britannique, qui sera évacué à Dunkerque, grâce à l’ingéniosité des britanniques, mais aussi grâce, et il faut le dire et le répéter, au sacrifice des soldats français qui arrêtèrent les armées allemandes pendant près de trois jours.

Le comportement de Rommel en 1941 et 1942 porte les signes de la même pathologie. Lors des combats de « Crusader » (en novembre 1941), son attaque vers l’Égypte (le « Raid ») aurait pu se terminer en un véritable désastre, et l’Afrika Korps (AK) n’a dû son salut qu’à la lenteur britannique et à une tempête de sable. Le 27 novembre 1941, Rommel aurait bien pu perdre la totalité de la 15e Panzer à Bir el Chleta, et avec elle tout l’Afrika Korps[17]. Que penser d’un général qui met son armée en si grand péril qu’il n’est sauvé que par un accident météo et la lenteur de ses adversaires…

L’attaque de juin 1942 (Gazala) est tactiquement brillante. Mais elle n’est possible que par l’attribution à l’AK des moyens qui auraient été nécessaires à la prise de Malte. Ici encore, on a un pari, qui aboutit à une suite de brillants succès tactiques mais laisse l’AK épuisée sur un théâtre d’opérations immense, et avec une logistique fragilisée. Notons qu’il a suffi de la brillante résistance des forces françaises libres du Général Koenig à Bir-Hakeim pour sauver une grande partie de la VIIIème armée britannique. Dès le 29 mai 1942 (la bataille a commencé le 26), l’AK est à court d’essence et de munitions. Ici encore, la chance joue pour Rommel, qui trouve un passage non couvert par le feu de l’artillerie britannique, pour apporter le carburant et les munitions nécessaires.

 

 

Tous ce faits doivent être rappelés. Encore une fois, ils n’exonèrent pas le haut commandement français, confits dans des conceptions stratégiques archaïques, la bureaucratie tant civile que militaires dont le poids se fit lourdement sentir dans la conception des matériels, ni les responsabilités proprement politiques d’une élite qui, dans sa majorité, préférait « Hitler au Front Populaire ». Mais, ces faits éclairent ce que fut le sacrifice des soldats français de mai et juin 1940, et surtout l’immense responsabilité de la demande d’armistice par Pétain. Ces faits éclairent aussi que les guerres qui sont vraiment perdues sont celles que l’on s’est refusé à mener. Et c’est une leçon qui pourrait bien se révéler d’actualité.

 

Notes

[1] Dunkirk de Christopher Nolan, http://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=240850.html

[2] Maurice Vaïsse (dir.), Mai-juin 1940. Défaite française, victoire allemande sous l’œil des historiens étrangers, Postface de Laurent Henninger, Paris, Éditions Autrement, 2010.

[3] Karl-Heinz Frieser, Ardennen – Sedan, Militärhistorischer Führer durch eine europäische Schicksalslandschaft, Francfort sur-le-Main, Report, 2000.

[4] Voir, Jeffery A. Gunsburg, « The Battle of Gembloux. 14–15 May 1940 : The Blitzkrieg Checked. », in Journal of Military History 64 (2000), pp. 97-140. Dominique Lormier, La bataille de Stonne, Ardennes, mai 1940, Paris, le Grand livre du mois, 2010.

[5] Dominique Lormier, La bataille de Dunkerque. 26 mai-4 juin 1940. Comment l’armée française a sauvé l’Angleterre, Paris, Tallandier, 2011

[6] Jean Solchany, « La lente dissipation d’une légende, la ‹ Wehrmacht › sous le regard de l’histoire », in Revue d’histoire moderne et contemporaine 47 (2000), pp. 323-353.

[7] Raffael Scheck, Hitler’s African Victims : the German Army Massacres of Black French Soldiers in 1940, Cambridge, Cambridge University Press, 2008 ; Raffael Scheck, « They Are Just Savages : German Massacres of Black Soldiers from the French Army in 1940 », in The Journal of Modern History 77 (2005), pp. 325-344.

[8] J. Sadkovich, “German Military Incompetence Through Italian Eyes”, War in History, vol. 1, n°1, Mars 1994, pp. 39-62 ; du même auteur, “Of Myths and Men: Rommel and the Italians in North Africa”, International History Review, 1991, n°3.

[9] Max Gallo, « L’Italie de Mussolini », Marabout Université, Verviers, 1966, pp. 302-06.

[10] W. Sheridan Allen, “The Collapse of Nationalism in Nazi Germany”, in J. Breuilly (ed), The State of Germany, Londres, 1992

[11] Karl-Heinz Frieser, Le Mythe de la guerre éclair, Paris, Belin, 2003

[12] W.L. Shirer, « Le Troisième Reich – Des origines à la chute », vol. 2, Stock, Paris, 1961, traduction de l’ouvrage américain de 1959.

[13] W. Shirer, « Le Troisième Reich », vol. 2, p. 129, op.cit.

[14] M. Burleigh et W. Wippermann, “The Racial State – Germany 1933-1945”, Cambridge University Press, 1991.

[15] F-K von Plehwe, “Operation Sea Lion 1940”, Journal of the Royal United Services Institution, March, 1973.

[16] M.Geyer, “German Strategy in the Age of Machine Warfare”, 1914-1945, in P.Paret (ed.) Makers of Modern Strategy, Princeton University Press, Princeton, N.J., 1986.

[17] Brig.Gen. H.B.C.Watkins, “Only Movement Brings Victory – The Achievements of German Armour”, in D. Crow (ed.), Armoured Fighting Vehicles of Germany -World War II, Barrie & Jenkins, London, 1978.

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