Chevènement et le défi de civilisation

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Jean-Pierre Chevènenement est une anomalie dans le paysage politique français: un homme politique cultivé. C’est un oxymore quand on côtoie dans ce monde un gourou de l’esbrouffe et du cumul de rémunérations comme Jack Lang, une grande bobo nunuche comme Nathalie Kokiusco Morizet et un Jean-Christophe Cambadélis avec ses diplômes universitaires bidons… arrétons-là la liste qui serait trop longue.

Dans ce livre Chevènement fait oeuvre d’historien, de diplomate, d’économiste et de philosophe politique. Un ouvrage complet, bien écrit, agréable à lire et une mine d’informations et d’analyses pertinentes: excellent cadeau à offrir pour Noël!

J’ai travaillé pour lui lors de sa campagne présidentielle de 2002, en charge des parties  éducation et travail du programme. On sait qu’il n’a pas eu les “tripes” pour traverser le Rubicon. Dès février 2002, on savait qu’il n’irait pas jusqu’au bout et qu’il se rallierait au mythe de la “refondation républicaine de la gauche”. Les carottes étaient cuites avant même d’être mises au four. On ne peut reprocher à personne de ne pas être de Gaulle et de ne pas avoir le caractère pour entrer dans l’histoire par une geste héroïque. Il est resté prisonnier de son parti politique, le MRC, composé de personnalités médiocres et dépendantes d’accords avec le PS pour leur réélection dans leur petites conditions de notable local. Il l’a enfin quitté pour reprendre sa liberté et exprimer son talent.

Il reste qu’il a marqué l’histoire et sa reconversion dans le travail d’analyse politique au travers de sa Fondation (oublions son ralliement pitoyable à Ségolène Royal) est un apport d’une grande qualité.

Jacques Sapir, à son habitude, en fait une analyse détaillée.

CR


 

PAR JACQUES SAPIR · 7 NOVEMBRE 2016

Le dernier livre de Jean-Pierre Chevènement, Un défi de civilisation[1], est une somme impressionnante, et qui pourtant se dévore presque dans l’instant. Ce livre passionne, interpelle, suscite de nombreuses questions et nourrit la réflexion. Cela n’est pas pour étonner. Nous avions sur ce carnet dit déjà tout le bien qu’il fallait penser du précédent ouvrage l’Europe sortie de l’Histoire ? que son auteur avait fait paraître en 2013[2].Le présent livre combine donc la profondeur de vue que l’on accorde à Jean-Pierre Chevènement, l’érudition de certaines de ses réflexions et la pertinence du propos. S’y ajoute aussi une lecture rétrospective de sa propre histoire politique et du début des deux septennats de François Mitterrand. Aujourd’hui, alors que le parti créé par François Mitterrand, mais aussi par Jean-Pierre Chevènement, car l’apport tant intellectuel que matériel du CERES, le groupe de réflexion mais aussi groupe militant qu’il fonda dans les années 1960, fut loin d’être négligeable, est en ruine. Alors que tels des chiens apeurés se battant sur les décombres et parmi les cadavres d’une maison détruite on voit les membres du gouvernements et autres responsables « socialistes » se disputer les reliques restantes, ce livre prend aussi l’allure d’un bilan. D’un bilan, mais aussi d’un réquisitoire ; car Jean-Pierre Chevènement relie la catastrophe actuelle au tournant de 1983. Le défi de civilisation dont il parle c’est bien celui posé par le néolibéralisme dont il montre, qu’il s’agisse en économie, en politique, ou dans le domaine social, les désastres.

Sidération face aux désastres

Ce livre est organisé en quatre parties. La première se nomme « Sidération » et traite de la réaction de la société française aux attentats qui l’ont frappée, de janvier 2015 à juillet 2016. On ne peut que partager l’idée que ce qui fut alors en cause, et permet d’expliquer une bonne partie du phénomène de « radicalisation » n’est pas un défaut de la République mais un défaut de République. La confrontation des analyses sur le processus de « radicalisation », la synthèse qui en est faite, mais aussi la manière importante de replacer cette synthèse dans le contexte historique spécifique de la France constitue probablement l’un des principaux apports de ce livre.

Cet ouvrage fait aussi la critique du « multiculturalisme » et du rapport Thuot sur la « société inclusive » (p. 60). On ne contestera pas les arguments, que l’on partage. On relèvera, pour en souligner l’importance, la distinction qui y est opérée entre un passé « post-colonial » et un passé « post-impérial ». Un point important émerge alors, c’est le débat entre la notion d’intégration et d’assimilation. Jean-Pierre Chevènement a raison de rappeler certains faits, et en particulier que l’article du Code civil qui traite de la naturalisation, l’article 21-24, parle d’assimilation (p. 62). Mais, les mots ont pris dans le débat actuel un certain sens qui oblige à revenir sur ces notions. En fait, ce qui manque dans l’argumentaire de Chevènement, c’est une explicitation de la notion de culture politique. Cette culture politique doit bien être assimilée par l’arrivant pour qu’il puisse s’intégrer et être naturalisé. Mais cette assimilation n’est pas « l’assimilation » dont on se repait aujourd’hui dans le débat public.

Ceci renvoie à un autre problème. Chevènement souligne, à très juste titre, le fait que la République est porteuse de principes universels. Mais, ces principes doivent (et peuvent) se décliner de manière différente suivant la spécificité des cultures. Au lieu d’opposer, comme il semble s’y résoudre la spécificité et l’universalité, il eut été plus sage de la présenter comme les deux pôles d’une contradiction qu’il convient de résoudre, mais qui peut aussi, dans son aspect dynamique, contribuer à faire avancer la société.

Retour aux origines

La deuxième partie du livre, qui va des chapitres V à IX, s’intitule « Comprendre ». On en devine l’enjeu : arriver à expliciter ce qui a produit cet éclatement du modèle républicain que l’on constate, et qui a frappé les français, mais pas seulement eux quand on lit certaines des réactions à l’étranger, de sidération. Le chapitre V est certainement alors l’un des plus intéressants. Revenant sur le parcours politique initial de l’auteur, mais aussi du groupe qu’il avait fondé avec ses amis, dont Didier Motchane, dans la SFIO, le CERES, il en montre l’importance dans la naissance du Parti Socialiste en 1971, l’influence certaine, mais aussi les limites de cette même influence (p. 82-83). Il montre l’importance stratégique de la contribution du CERES au programme du Parti socialiste, et il explique de manière convaincante les débats de cette époque, et les enjeux pour le futur. Il fait aussi un aveu : le CERES a « manqué » 1968. C’est un point important du livre, mais un point qui reste dans une semi-obscurité. Pourquoi, justement, le CERES ne fut-il pas au rendez-vous de mai 1968 ?

On peut proposer une explication, qui vaut ce qu’elle vaut, et sur laquelle je serai d’ailleurs heureux que les anciens du CERES, et Jean-Pierre Chevènement me répondent et me contestent à l’occasion. Si le CERES à « manqué » mai 1968, c’est parce que fondé à l’origine par des militants issus d’un courant en réalité technocratique (et Chevènement rappelle ses origines mendésistes en 1957) il ne pouvait comprendre la politique autrement que quand elle s’écoule dans les canaux bien tracés des organisations et des institutions. Mais, la politique, et parfois encore plus le politique, déborde de ces canaux. Pour comprendre ces débordements, en mesurer l’importance et la signification, il faut avoir une « ligne de masse », comme on le disait – justement – dans une des organisations issues de mai 1968 où j’ai fait mes premières dents comme mes premières armes[3]. D’une manière plus théorique, cela revient à dire que le politique ne s’interrompt pas quand on bascule du cadre normal des événements à un cadre exceptionnel. Il faut penser la transformation du politique en ces temps d’exception tout en en pensant aussi la continuité. C’est ce à quoi je me suis essayé dans mon propre ouvrage Souveraineté, Démocratie, Laïcité[4] et dans les réflexions que cet ouvrage contient sur l’état d’exception. De par leur formation d’origine, mais aussi peut-être faute de s’être ouverts aux courants qui alors s’exprimaient en France, les responsables du CERES n’ont pas compris ces moments de crues où la politique déborde des canaux des appareils mais pour autant ne cesse pas d’être politique. Ils sont restés fidèles à une vision ou la politique l’emporte sur le politique, et où les appareils sont le cadre nécessaire à l’expression de ce politique.

Et, de cette constatation en découle une autre. Si aujourd’hui Jean-Pierre Chevènement, qui a quitté le parti qu’il avait fondé, le MRC, et qui a retrouvé son indépendance, écrit ces lignes qui sont capitales pour comprendre les limites de son courant, pourquoi n’étend-il pas la réflexion à l’après 2002 ? Car, après une campagne présidentielle dont il n’a pas à rougir, et qui avait marqué la rupture définitive avec le delorisme doloriste qui régnait au P « S », pourquoi avoir renoncé à créer un parti souverainiste avec « ceux de l’autre bord », parti dont on peut penser que Nicolas Dupont-Aignan aurait pu en être ? Si l’on ne refait pas l’histoire, il y a des choix qu’il convient d’expliquer.

Le tournant de 1983

Cette deuxième partie du livre est donc formidablement intéressante et contient les éléments d’une histoire intellectuelle de la gauche, même si l’on peut y relever une erreur factuelle (et c’est bien la seul de l’ouvrage), concernant la dette extérieure de la France. Quand Jean-Pierre Chevènement écrit (p. 69) que la « dette extérieure » actuelle de la France se monterait à 97% il commet une double erreur. D’une part, il ne s’agit pas de dette extérieure mais de dette de l’Etat. Et la part de cette dette détenue par des agents non-résidents (et c’est la seconde erreur) n’est pas de 100% mais de 67% (sur les 97% de la dette concernée qui est le pourcentage de dette émis en droit français). Ajoutons que ce chiffre n’a aucun sens, car il faudrait le comparer aussi aux avoirs détenus sur l’étranger par les résidents et, ensuite, il convient de rappeler que le droit international donne la possibilité à un pays de payer cette dette émise en droit français dans la monnaie ayant cours légal en France, que ce soit l’Euro ou le Franc, si nous devions revenir au Franc…

Par-delà cette erreur factuelle, on trouve une description passionnante du tournant de 1983, dans lequel Jean-Pierre Chevènement voit, avec raison, le début de la destruction non seulement de l’industrie française, mais aussi bien plus profondément de la République. Insistons là-dessus : ce qui opposait les tenant du « tournant de la rigueur » à leurs adversaires n’était pas juste des idées économiques : c’était une certaine vision de la France et de la République. Ce qui fut enterré lors de ce tournant fut l’idée que la France pouvait encore avoir un destin en tant que Nation.

Il insiste sur la bataille pour imposer une « grande dévaluation » qui aurait dû être d’au-moins 20% à 25% au lieu des deux « petites » dévaluations qui furent faites à cette époque. Le débat qui eut lieu alors, au plus haut niveau du pouvoir, j’en fus indirectement le témoin à travers ce que l’un des conseillers de François Mitterrand mort prématurément, Jean Pronteau dont je salue ici la mémoire et qui fut l’un des mes « parrains » en politique, me raconta sur le moment.

Jean-Pierre Chevènement souligne, ici encore à juste titre, sur le rôle néfaste joué non pas tant par le SME (qui avait été pourtant condamné dans un texte de 1979 du PS) que sur l’interprétation du SME qui était faite dans les milieux financiers français, mais aussi chez des responsables du PS comme Laurent Fabius ou Pierre Beregovoy, comme une forme de parité avec le Deutsch Mark. Ce fut ce tournant de 1983 qui contraignit Mitterrand à proposer aux français l’Europe comme horizon indépassable, quitte à changer de registre et se transformer en Brejnev (oui, le socialisme « réellement existant ») quand il fallut ramener l’Europe aux institutions bien réelles de la Communauté Economique Européenne, puis de l’Union européenne.

L’importance de ce tournant ne saurait être ignorée. Elle conduit à opposer l’Europe à la République, et à citer Philippe Séguin (p. 110-111), avec qui Jean-Pierre Chevènement fit campagne contre le traité de Maastricht.

Globalisation ou République

Les autres chapitres de cette deuxième partie, sans avoir l’intensité dramatique du chapitre V, ne sont pas moins intéressants. Ils passent en revue les mutations, tant passées qu’à venir, du capitalisme, et ils s’interrogent aussi sur le sens de la « globalisation ». Cette dernière s’avère bien être en réalité une forme volontariste d’occidentalisation du monde. Les réflexions géopolitiques que Chevènement fait à cette occasion sont précieuses. Il réfute l’idée d’un « choc des civilisations » et argumente que la Nation induit une spécificité au sein des différentes civilisations qui permet alors de trouver des médiations originales pour qui veut une réelle coopération et non une domination.

Car, et ceci est dit, le projet de la « globalisation » est un projet politique avant que d’être une réalité financière (chapitre VII). C’est le projet des Etats-Unis. Et ce projet conduit au chaos mondial, justement parce qu’il ne permet pas, ne permet plus, les formes de médiation qui impliquent de reconnaître les spécificités entre les Nations. On retrouve là, (p. 138) le dilemme entre Nation et Civilisation, entre Universalité et Spécificité. Et si, au lieu de penser ces termes comme des oppositions, nous les pensions comme les pôles d’une contradiction ? On mesure ici tout ce que la réflexion a perdu dans l’abandon du marxisme, ou plus précisément de la grille de lecture « marxienne » débarrassée des scories dogmatiques des marxismes divers.

L’analyse du naufrage du projet européen de la France (le chapitre VIII) est aussi un des points importants de cet ouvrage. Il montre comment et pourquoi les gouvernements successifs ont commis trois erreurs graves, tout d’abord le choix du « franc fort » qui coûta probablement à la France entre 500 000 et un million de chômeurs, l’abandon du rôle de stratège de l’Etat dans le domaine industriel mais aussi, aujourd’hui, écologique, et enfin la monnaie unique. Ces trois erreurs ont scandé la marche aux abymes de notre pays. Il convient désormais de le répudier si l’on veut retrouver la croissance et le plein-emploi.

Cela conduit Jean-Pierre Chevènement à s’interroger sur les limites de ce nouvel « Saint-Empire Romain Germanique » qui est en germe dans l’Union européenne actuelle. Après avoir montré que le fédéralisme européen était une complète impasse, il s’attaque à la « religion de l’Euro ». Cette dernière finit d’étrangler ce qui reste de l’Union européenne et organise en fait la dilution de l’Europe au plus grand profit des Etats-Unis, qui apparaissent, de plus en plus, comme les organisateurs de cette déchéance.

Penser le dialogue franco-allemand, penser l’Europe

Mais, Jean-Pierre Chevènement ne se résout pas à cette déchéance. Dans la troisième partie, intitulée l’Europe Européenne, il va tenter de montrer à quelles conditions un projet différent pourrait voir le jour. Que ce projet soit compatible avec les règles et les institutions de l’Union européenne, on peut en douter. D’ailleurs, Chevènement n’insiste guère sur ce point. On peut penser que sa religion est faite. L’Union européenne devra être transformée, voire détruite, si l’on veut pouvoir reconstruire.

Il analyse d’abord les relations complexes entre la France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne et les Etats-Unis (chapitre X) et montre que le Brexit est une occasion de repenser ces diverses relations. Cela le conduit à s’interroger sur les relations entre les pays européens et les Etats-Unis. Dans le chapitre qu’il écrit à ce sujet (chapitre XI), il insiste sur le couple que forment le pacifisme allemand et l’interventionnisme américain. Il montre bien que le poids de l’histoire pèsera encore longtemps sur l’Allemagne et lui interdira de se doter des moyens complets d’affirmer son autonomie, voire son indépendance, vis-à-vis des Etats-Unis. La France, au contraire, dispose de ces moyens, et en particulier de la dissuasion nucléaire, dont le but n’est pas seulement de nous assurer un siège de membre permanent du Conseil de Sécurité des Nations Unies. Il s’intéresse surtout au couple Franco-Allemand, auquel il consacre un chapitre en entier (chapitre XII). Ce chapitre est passionnant, car Jean-Pierre Chevènement est un fin connaisseur de l’Allemagne, de sa culture comme des débats historiographiques qui y font rage. Il montre comment le nationalisme allemand s’est construit contre la vision des Lumières propagée par la Révolution française et pas seulement contre les volontés impériales de Napoléon 1er. Ce chapitre devrait être médité par tous ceux qui veulent (ou qui prétendent) parler d’Europe aujourd’hui.

Il s’attaque, enfin, aux dilemmes que doit affronter Mme Angéla Merkel (chapitre XIII), que ces dilemmes soient de nature démographique ou qu’il soient de nature économique, qu’ils soient de nature politique ou qu’il soit de nature culturelle. La question se pose, compte tenu des choix stratégiques faits par l’Allemagne sur la question de la financiarisation de son économie et son ouverture à la globalisation, si elle réussira, dans ces conditions, à maintenir la compétitivité du « site Allemagne ». Et l’on peut ici y discerner le pourquoi de la volonté de maintenir à tout prix l’Euro.

Jean-Pierre Chevènement conclut alors par deux chapitres cette troisième partie de son livre, l’un consacré à la nécessité de trouver un nouveau modèle de développement (un thème par ailleurs largement développé par Jean-Luc Mélenchon) et l’autre consacré au partenariat avec la Russie. Il y suggère que la crise des relations entre les pays de l’Union européenne et la Russie ne provient pas seulement de la crise ukrainienne, mais qu’elle trouve ses origines dans l’attitude de l’Union européenne dès 2012.

La résilience française et les raisons d’espérer

La quatrième partie de cet ouvrage revient sur des points qui sont à la fois des fondamentaux de la politique et des moments de forte actualité dans le débat public. Elle s’intitule « résilience » et ce n’est pas sans quelques bonnes raisons.

Sur la question de la résurgence du patriotisme français, Jean-Pierre Chevènement touche juste, mais il touche aussi un point sensible. Nous sommes tous témoins, depuis les attentats de janvier 2015, d’un basculement moral et idéologique important. Il a concerné d’abord la police et les forces de sécurité ; il touche maintenant à l’armée. Ce basculement, le Président actuel et le gouvernement tentent de l’encadrer. C’est l’objet de la transformation de la Réserve en Garde Nationale, au-delà de la réduction du coût des opérations de défense. Mais, même encadré, même canalisé, ce mouvement est un basculement dont nous ne mesurons pas encore toutes les conséquences. Jean-Pierre Chevènement est une des premiers hommes politiques, si ce n’est le premier, à tenter de donner un sens à ce mouvement. Le rappel qu’il fait du patriotisme révolutionnaire, des vertus mais aussi des ambiguïtés, du discours de Robespierre est bien venu. Il n’est pas dit qu’il aille, sur ce point, au fond des choses. Car, ce basculement est en réalité plus profond. Il fait ressortir des valeurs individuelles que l’on croyait disparues, sauf dans de petites minorités, qu’il s’agisse des militaires ou des militants car les uns et les autres vouent leur vie à quelque chose qui les dépassent.

Il est alors logique et normal que le chapitre suivant soit consacré à la laïcité. On ne peut en effet parle de « spiritualité républicaine » sans aborder, de front la question fondamentale de la spiritualité en général. Mais, encore faut-il le faire en distinguant ce qui tient aux religions révélées, et ce qui tient au plus profond de nous mêmes. Les chapitres alors s’enchaînent, plus court que le chapitre V qui est l’un des cœurs du livre, mais pas nécessairement moins intéressants. Celui qui oppose l’universalisme au différentialisme (le « droit à la différence ») est d’une rare importance, même si l’on peut encore regretter que Jean-Pierre Chevènement n’use pas plus de la méthode dialectique et en reste à des oppositions simples. Les deux chapitres suivants traitent de l’autorité de l’Etat, qui est bien menacée aujourd’hui et bien dévoyée, tout comme de la nécessité de transmettre des principes et des valeurs. Il s’agit, là encore de chapitres courts, qui n’ont pas l’ampleur des chapitres de la deuxième partie, mais qui pourtant ne sont pas moins importants.

Enfin, le dernier chapitre, pose la question fondamentale du récit (et non du « roman ») national. Il prend nettement position contre des lectures simplificatrices ou même falsificatrices de l’histoire de France, des lectures dont le but est de faire détester la France aux français et qui, en réalité, nourrissent le djihadisme en notre sein. Ces lectures font bon marché des thèses qui ont été publiées, tant en France qu’à l’étranger. On peut regretter, mais étais-ce le lieu, qu’il n’y ait pas dans ce chapitre une réflexion sur l’évolution des droites antiparlementaires[5], et en particulier des « Croix de Feu » puis du parti qui leur succéda, le PSF. Ce courant, venu de ce que l’on appelle l’extrême-droite, évolua de manière rapide vers une position populiste[6]. Le nombre de cadres du PSF qui entrèrent en résistance contre l’occupant et le régime de Vichy en témoigne. L’histoire de ce mouvement, qui donna après-guerre ses cadres au gaullisme de gauche, est en effet exemplaire du fait que la résistance de la société française au « fascisme » fut bien plus grande que ce que l’on pouvait penser. Cette histoire est aussi riche d’enseignements pour la période actuelle.

Au terme de cet ouvrage, le lecteur aura intégré l’essentiel de ce qu’il faut savoir pour penser les défis qui nous attendent et ceux auxquels nous sommes confrontés. Ce n’était pas une mince affaire que d’arriver à faire tenir en un seul livre ces différentes thématiques, que d’arriver à en faire une synthèse. C’est tout l’honneur de Jean-Pierre Chevènement que d’y être parvenu, et d’avoir produit un livre essentiel pour l’éducation et la réflexion des générations actuelles. Ce livre est une lecture fondamentale pour qui veut comprendre la politique actuelle, mais aussi comprendre les enjeux DU politique, soit de l’affrontement amis-ennemis.

[1] Chevènement J-P., Un défi de civilisation, Paris, Fayard, 2016.

[2] Chevènement J-P., L’Europe sortie de l’Histoire ?, Paris, Fayard, 2013.

[3] Cette organisation était le groupe Révolution ! qui devint l’O.C. Révolution puis l’OCT, avant de disparaître au début des années 1980.

[4] Sapir J., Souveraineté, Démocratie, Laïcité, Paris, Michalon, 2016.

[5] Voir Julliard J., « Sur un fascisme imaginaire : à propos d’un livre de Zeev Sternhell ». In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 39ᵉ année, N. 4, 1984. pp. 849-861.

[6] Kennedy S.M., Reconciling the Nation against Democracy : The Croix de Feu, The Parti Social Français and French Politics 1927-1945, Thèse soutenue à l’Université de York, Ontario, 1998.

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