Des villes intelligentes, sans blagues?

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La ville intelligente doit être un projet politique

(Economie Matin, 21/04/2016)

 

Avec la vogue des smart cities, tout se passe comme si les villes actuelles avaient été promues par General Motors, Roux et Combaluzier ou Bouygues. Ce sont les grandes firmes du numérique qui ont lancé cette mode pour étendre leur offre à la fin des années 1990. Si les productions se veulent spectaculaires, les résultats ne sont pas au rendez-vous : Masdar (Abu Dhabi) n’a pas d’habitants, Songdo (Corée) n’atteint pas ses objectifs économiques et Plan IT Valley au Portugal reste une vitrine de ville connectée. L’Union européenne se prévaut de plusieurs centaines de villes intelligentes, au motif qu’elles auraient développé une infrastructure de connexion appliquée à la gestion de problèmes urbains. C’est peu pour prétendre à l’intelligence de la ville !

La blague devient de mauvais goût quand ont parle de « ville verte » à propos de « bobo cities » comme Paris ou Toulouse, qui certes sont vertes au centre mais se retrouvent entourées d’une ceinture rouge dès lors que l’on mesure les émissions polluantes émises au point de départ des déplacements domicile lieu de travail. Repousser les pauvres et les activités polluantes à la périphérie ne peut prétendre être une voie d’accès à l’intelligence de la ville. La blague devient franchement sinistre quand la ville se couvre de capteurs de données qui pourraient la faire ressembler à l’Océania et au panoptique d’Orwell et de Bentham réunis.

Il y a eu des villes intelligentes avant le numérique. Les villes libres du Moyen-âge étaient intelligentes en ce que leur conception formait un système cohérent favorisant les synergies entre activités économiques, animé par le sens du Bien commun qu’a illustré Ambroggio Lorenzetti dans se célèbre fresque de l’Hôtel de ville de Sienne, soutenu par une vie politique active abondamment analysée par Machiavel. Et pourtant ces villes n’avaient pas d’architectes : elles avaient un fonctionnement organique, soit le fonctionnement d’un organisme vivant évoluant à partir de la vraie vie des citoyens et des circonstances, dans une ensemble cohérent d’échanges entre ville et campagne. Le pouvoir absolu, puis la révolution de transports nous ont fait perdre ces qualités au profit de la séparation spatiale des fonctions urbaines dont l’idéologie de Le Corbusier fut le couronnement.

L’absurdité et la nocivité de ce modèle ont été dénoncées avec talent par de grands auteurs que furent Lewis Mumford et Jane Jacobs. Avec une population urbaine qui regroupe maintenant plus de 50% de l’humanité, la perspective de l’épuisement des énergies fossiles, les atteintes multiples à l’environnement et des conditions de vie dégradées, il est en effet temps de se tourner vers ce que pourraient nous apporter les technologies numériques. L’intelligence d’une ville est d’abord sa capacité à apprendre : apprendre du passé, de son histoire et de la culture de son territoire. Contrairement au mythe moderne de la smart city, on ne construit pas une ville à partir de rien et il n’y a pas, il n’y a aura pas de ville intelligente standard car l’intelligence est précisément cette capacité à s’inscrire dans une dynamique territoriale, une histoire et une culture. Apprendre en continu grâce à l’instantanéité du retour d’information que fournit le numérique, qui permet de comprendre et de cartographier le système urbain et de le piloter.

Mais cela ne se fera pas en suivant le techno-déterminisme ambiant. Les théories de la complexité, l’œuvre de Gilbert Simondon sur le mode d’existence des objets techniques nous ont appris que plus la technique est puissante et tend à remplacer l’homme plus elle a besoin de l’homme pour la piloter.

Oui, il y aura des villes intelligentes, mais elles seront construites à partir d’une vision commune des habitants de ce qu’ils considèrent être le Bien commun. Elle se construira de manière ascendante à partir de la vraie vie et ne sortira pas du cerveau d’un nouveau Le Corbusier. La ville intelligente nous appelle à faire retour vers la philosophie politique du Bien commun et l’humanisme civique de la Renaissance pour piloter la puissance de production de complexité par les technologies numériques qui peuvent connecter à peu près tout avec tout, qui peut faire de la ville un enfer.

Si elle ne veut pas être une mauvaise blague, la ville intelligente sera un projet politique, non une accumulation de technologies.

 

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