La méthode KJ: la diagramme des affinités

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LE DIAGRAMME DES AFFINITÉS

(Méthode KJ)

Méthode développée par le professeur Kawakita Jiro et introduite en France par le professeur Shoji Shiba

Manuel théorique

par Claude ROCHET

Édition du 28/03/98 

Les pères fondateurs en France (René Robin et Daniel Crépin) de la méthode viennent de publier un manuel complet [amazon_link id=”221255799X” target=”_blank” ]Résolution de problèmes : Méthodes, outils, retours d’expérience[/amazon_link] qui est une somme de tout le panier de méthodes de résolution de problème. Très pédagogique et abondamment illustré, je le recommande vivement.

Je mets en ligne ce manuel qui figure sur mon ancien site et qui fait référence pour les praticiens des méthodes de résolution de problème en groupe. Cette méthode m’a été enseignée pour la première fois par René Robin quand j’étais dans la sidérurgie et que nous menions une opération de transformation radicale de cette entreprise pour la remettre à flots. Je lui dois beaucoup. Dans ce manuel, j’ai creusé les fondements théoriques et épistémologiques de la méthode, qui ne doit pas être gérée comme un simple outil mais comme une véritable démarche épistémologique de construction de connaissance. On travaille ici sur la construction des systèmes de représentation de la réalité. J’ai utilisé cet outil dans de nombreuses circonstances, notamment quand j’étais chez PSA, à la direction de la recherche et des affaires scientifiques, et qu’il fallait repenser la conception des véhicules pour passer d’une conception où la voiture était une addition de pièces – aboutissant à un objet dont la complexité n’était pas  maîtrisée – à la conception d’un système complexe dont de nombreuses propriétés sont émergentes et ne peuvent être attribuées à un organe en particulier.C’est une méthode extrêmement puissante que j’ai depuis simplifiée pour l’appliquer sur des séances de trois heures, la réalisation complète de l’exercice tel que décrit dans ce manuel demandant une journée de huit à dix heures, ce qui n’est souvent pas compatible avec le stress et la course à la productivité idiote qui règne dans les entreprises.
Claude Rochet 2013-08-16

 L’histoire, pas plus que la nature, ne peut nous indiquer ce qu’il faut faire. C’est nous qui y apportons un but et un sens. Les hommes ne sont pas égaux mais nous pouvons décider de combattre pour l’égalité des droits. Nos institutions sociales ne sont pas rationnelles, mais nous pouvons tenter de les rendre plus rationnelles. Nous pouvons faire un effort semblable en ce qui concerne nos réactions et notre langage, dans lesquels le sentiment l’emporte trop souvent sur la raison. Le langage doit être pour nous, avant tout, un instrument de communication rationnelle. C’est à nous qua’il revient en définitive, de choisir les buts de notre existence, d’en fixer les objectifs.

Karl POPPER, [amazon_link id=”2020051362″ target=”_blank” ]La société ouverte et ses ennemis[/amazon_link]

 

Ce manuel est vivant: il est le fruit du partage des expériences et de la réflexion de pilotes du changement dans des situations variées mais toujours complexes. Les observations, critiques, contribution et commentaires sont les bienvenues.

 


AVERTISSEMENT

Le diagramme d’affinités est l’outil de base de la panoplie d’outils de résolution de problèmes de tout pilote du changement.

Son utilisation permet en un temps intense mais limité de créer une vision partagée d’une situation et de la mettre en problème afin de pouvoir bâtir les plans d’action pertinents subséquents.

Simple d’accès et de mise en oeuvre, la méthode KJ – développée par un anthropologue japonais, le professeur Kawakita Jiro – peut être employée dans tous les groupes de travail, quels que soient les problèmes et les milieux sociaux, des aménagements pouvant être trouvés pour en simplifier encore l’usage.

C’est un outil puissant de gestion de la complexité qui demande de la part de l’animateur une solide formation sur deux plans:

1) Une maîtrise de base de l’analyse systémique et des théories de la complexité. Cette maîtrise est indispensable car le KJ heurte de front les conceptions analytiques de résolution de problèmes qui sont dominantes chez les participants. Cette distorsion s’accroît avec leur niveau d’éducation, et rend indispensable de pouvoir fournir des explications sur le changement de paradigme que représente le recours au KJ. Cela peut aller de quelques explications très simples à un exposé plus étendu, qui dans tous les cas fera appel à la maîtrise par l’animateur de concepts de base.

2) Une compétence éprouvée de l’animation des groupes. Faire un KJ est un exercice enthousiasmant par les perspectives qu’il ouvre et la joie du partage qu’il apporte, mais c’est un exercice éprouvant. Si le problème à traiter est très complexe et l’hétérogénéité du groupe forte, il peut durer une dizaine d’heures. L’animateur aura à relancer l’énergie du groupe, à se comporter en coach qui gardera en vue l’objectif et saura y amener les participants dans la créativité et la rigueur.

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La maîtrise de ces deux compétences permettra d’éviter des erreurs conceptuelles graves d’autant plus qu’au sein du groupe peuvent se produire des mouvements d’humeur ou d’impatience pouvant porter l’animateur à l’opportunisme et à la facilité, invalidant par là l’exercice.

 Un modèle est une représentation symbolique d’une situation sur laquelle nous souhaitons intervenir.. Résoudre un problème c’est partir d’un modèle énoncé pour aboutir à un modèle solution. La difficulté vient de ce que la construction du modèle énoncé est souvent inconsciente (elle provient des systèmes de représentation en action (culture, langage) ou implicite: ce qui compte c’est le modèle solution. Notre système éducatif, représenté par les grandes écoles, nous forme à briller par la formulation de modèles solutions.

LE KJ: UN SYSTEME DE REPRESENTATION

Tout est modélisation

Nous ne raisonnons que sur des modèles (Paul Valéry).

Par un paradoxe ironique, alors que s’affirme le rôle décisif de la conception dans toute activité professionnelle, il faut observer que le XX° siècle a presque complètement éliminé les sciences de l’artificiel du programme des écoles formant des professionnel “1

H.A. Simon met ainsi l’accent sur la prédominance de la modélisation analytique dans notre système d’enseignement. La méthode analytique, formulée par Descartes en 1637 dans “Le discours de la méthode” présuppose l’existence d’une réalité objective, indépendante de l’observateur, à laquelle on peut avoir accès par décomposition ou division. Dans la méthode analytique il s’agit de passer du compliqué au simple par disjonction des parties et identification de leurs relations causes-effets. Or cette méthode a montré ses limites. Les prémisses sur lesquelles elle repose – l’existence autonome d’une réalité observable et l’indépendance du sujet et de l’objet (ou de l’observateur et de l’observé) ont été invalidées par le progrès des sciences. La mécanique quantique et l’ensemble des progrès scientifiques de la première moitié du XX° siècle ont renversé les bases de l’épistémologie cartésienne: il n’ y a pas de réel donné, prédéterminé, et la réalité observée ne peut être dissociée de sa relation à l’observateur.

Et, quoiqu’on en dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d’eux-mêmes. C’est précisément ce sens du problème qui donne la marque du nouvel esprit scientifique…S’il n’y a pas eu de questions, il ne peut y avoir de connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n’est donné. Tout est construit 2

Karl Popper, physicien et philosophe, a consacré son oeuvre à mettre à bas une conception déterministe de l’univers et de la société en en tirant une conclusion qui contredit directement les conceptions hégéliennes qui restent prédominantes en occident: “l’avenir est ouvert”.Il n’ y a pas de sens prédéterminé, l’avenir sera ce que nous déciderons d’en faire.

Faire un KJ c’est donc construire la représentation, au travers d’un modèle qu’est le KJ, qu’a un groupe (limité aux participants) d’une situation donnée (représentée par la question posée) à la date T ou se tient l’atelier.

Résoudre un problème signifie simplement: le représenter de façon à rendre sa solution transparente (H.A Simon)

Isomorphe et homomorphe

Le KJ est un outil de construction de la représentation, qui ne peut être dégagé d’une conception générale de la représentation et de la gestion de projet qu’est la modélisation systémique. Cela implique pour son utilisateur d’avoir présent à l’esprit deux paramètres:

1) Le KJ fait partie d’un système général de représentation qui procède par étape du QUOI (= mettre la situation en problème) au COMMENT (=recherche des voies d’action et choix d’un chemin pertinent)

2) Il faut distinguer la méthode du KJ et la production finalisée de l’atelier. La méthode repose sur des hypothèses de travail, et la production d’un cheminement heuristique dont le coach est responsable vis à vis du groupe.

Il y a donc un processus (la mise en oeuvre de la méthode) et une production. Processus et production sont étroitement liés en analyse systémique.

  • Définition 1: Deux systèmes ayant une partie de leur structure identique sont homomorphe
  • Définition 2: Deux systèmes ayant la même structure sont isomorphes
  • Définition 3: Lorsqu’un système est homomorphe d’un système plus complexe, il constitue un modèle de celui-ci. (Bruno LUSSATO “Introduction critique aux théories d’organisation”)

 La méthode KJ est isomorphique en ce qu’elle garantit une constance du système de représentation basée sur des hypothèses explicites. La production est homomorphique en ce qu’elle donne une représentation de la réalité observée -mais jamais de toute la réalité – au travers du système. Si l’on utilise le KJ comme représentation première d’une situation à partir de laquelle va se dérouler un projet – ce qui est toute la valeur ajoutée de l’outil – il importe d’être conscient, et de pouvoir le faire partager, du processus que l’on enclenche en faisant un KJ et dans quelle dynamique on s’engage.est isomorphique en ce qu’elle garantit une constance du système de représentation basée sur des hypothèses explicites. La production est homomorphique en ce qu’elle donne une représentation de la réalité observée -mais jamais de toute la réalité – au travers du système. Si l’on utilise le KJ comme représentation première d’une situation à partir de laquelle va se dérouler un projet – ce qui est toute la valeur ajoutée de l’outil – il importe d’être conscient, et de pouvoir le faire partager, du processus que l’on enclenche en faisant un KJ et dans quelle dynamique on s’engage. est isomorphique en ce qu’elle garantit une constance du système de représentation basée sur des hypothèses explicites. La production est homomorphique en ce qu’elle donne une représentation de la réalité observée -mais jamais de toute la réalité – au travers du système. Si l’on utilise le KJ comme représentation première d’une situation à partir de laquelle va se dérouler un projet – ce qui est toute la valeur ajoutée de l’outil – il importe d’être conscient, et de pouvoir le faire partager, du processus que l’on enclenche en faisant un KJ et dans quelle dynamique on s’engage.

…nous avons à être explicites, comme jamais nous n’avions eu à l’être auparavant, sur tout ce qui en jeu dans la création d’une conception et dans la mise en oeuvre des processus de création (H.A Simon)

Est-ce à dire qu’il faille expliquer l’ensemble de la méthode avant de commencer un KJ? Bien sûr non, sauf dans des situations de formation ayant pour objet l’étude du système de conception lui-même. Il suffit généralement de marquer, en trouvant les mots appropriés à la culture du groupe, la rupture avec la logique analytique que représente l’exercice, et donc la rigueur qu’il suppose. Expliquer la méthode peut générer un effet pervers: enclencher une discussion sur la méthode pour éviter de se lancer dans l’exercice de construction d’une représentation. C’est donc dans la méthode d’animation qu’il va falloir faire porter toute la rigueur de la systémographie isomorphique que l’animateur aura en tête.

Rupture avec la logique aristotélicienne

La représentation systémique du KJ est conjonctive en ce qu’elle regroupe par inférences ascendantes des représentations élémentaires pour aboutir à des concepts élaborés, définis par la conjonction de ces sous-systèmes de représentation. Elle est en rupture avec la logique analytique aristotélicienne qui est au contraire disjonctive:

La logique aristotélicienne repose sur trois axiomes:

1) l’axiome d’identité : ce qui est A est A

2) L’axiome de non-contradiction: B ne peut être à la fois A et non-A

3) L’axiome du tiers exclu: B est A ou non-A

Elle suppose qu’à un signe, un mot, ne puisse être attribuée qu’une seule réalité, et que cette représentation est vraie ou fausse en toutes circonstances.

La logique conjonctive est une rupture radicale en ce qu’elle introduit un caractère relatif et contingent des représentations : on ne cherche pas un vérité absolue pré-existante, on construit ensemble notre représentation de notre expérience des phénomènes au travers d’une systémographie (l’isomorphe) qui garantir la fiabilité de cette représentation. Il sera donc très important de souligner la portée de cette rupture dans le processus d’animation.

https://i0.wp.com/claude.rochet.pagesperso-orange.fr/kj/Img3/filtre.gif?resize=2%2C1

Les éléments du système

1) Les participants (le sujet)

Nous savons depuis plus d’un demi-siècle que ni l’observation micro-physique, ni l’observation cosmo-physique ne peuvent être détachées de leur observateur. les plus grands progrès des sciences contemporaines se sont effectués en réintégrant l’observateur dans l’observation. Ce qui est logiquement nécessaire: tout concept renvoie non seulement à l’objet conçu, mais au sujet concepteur (…) il n’existe pas de “corps non pensés”. 3

Les participants sont des acteurs directs du processus de conception. Il ne s’agit pas de découvrir une réalité cachée, qui préexisterait à la construction que vont en faire les membres du groupe. La production finale sera le reflet de la culture des participants ici et maintenant, depuis le choix des mots, l’agencement des phrases, au regroupement et au titrage des idées.

2) L’objet

C’est la matérialisation de la représentation par le groupe. C’est une “configuration de symboles”4 dont on ne peut dissocier:

  • la sémantique (le rapport aux objets désignés, la désignation de la chose, le signifié),
  • la syntaxe (la structure formelle de la langue et de la phrase, le traitement du signal)
  • et la pragmatique (le rapport entre les mots et les concepts et les individus qui les utilisent, la production, l’activité de conception, le signifiant) .

a) La sémantique

La “Sémantique générale” de Korzybski (1876-1950) met l’accent sur le langage comme un des modalités du comportement. Nous percevons le réel à travers un certain nombre de filtres. Le filtre sensoriel limite notre capacité de perception à un spectre humainement sensible. Le filtre socioculturel est constitué par l’ensemble des connaissances, traditions, usages,… d’une communauté. Le filtre individuel est celui de l’éducation et des expériences vécues.

Depuis Kant, nous savons que le réel nous est inaccessible. Korzybski a utilisé une métaphore commode pour nous faire comprendre le rôle du langage dans la modélisation du monde, celle de la carte et du territoire. La carte est un représentation du territoire, et entre la carte et le territoire existent un ensemble de relations indissociables. Korzybski a défini trois prémisses régissant les relations entre la carte et le territoire:

i) La carte n’est pas le territoire. La distance entre le signifié et sa représentation est irréductible. On ne passe pas ses vacances sur une carte. Cela est encore plus vrai dans nos systèmes de langage qui sont digitaux (chaque lettre peut être assimilée à un digit, un signe vide de toute représentation), alors que les langages analogiques (les langues à idéogrammes) maintiennent une relation porteuse de sens entre le mot et la chose représentée. C.H.A.T ne ronronne ni ne griffe, alors que le chat, si. Nous ne traitons que du symbole, jamais de la réalité elle-même.

ii) Une carte ne représente pas tout le territoire. Nos représentations ne représentant pas toute la réalité, quand bien même en aurions-nous connaissance. Nous sommes limités par nos outils et nos capacités de représentation:

Les mots dont nous nous servons ne disent jamais exhaustivement tout ce que nous pourrions dire de l’expérience sensible. Ce que nous disons est plus abstrait que ce que nous voyons. Et l’expérience qui justifie notre énoncé n’est qu’une fraction de ce que nous éprouvons à ce moment, sauf dans des cas de concentration inaccoutumée5

iii) La carte est auto-réflexive. Le cartographe est influencé dans sa cartographie par la convention de représentation qu’il a choisie. De même les mots sont auto-réflexifs dès lors que pour décrire la signification de mots je ne peux me référer qu’à d’autres mots. Ce principe découle de l’indissociabilité de la relation observateur-observé, contrairement au dualisme cartésien ou hégélien. Qu’en est-il du menteur qui dit “oui, je mens”? De toute évidence il ne ment pas et alors ce qu’il dit est faux. Dès l’antiquité, les penseurs ont insisté sur “l’auto-référence”: “tout langage, tout systèmes formel, lorsqu’il s’exprime à propose de lui-même, crée une structure comparable aux miroirs se réfléchissant à l’infini”6

Il n’ y a pas de point dans la précision croissante du langage au delà duquel nous ne puissions aller; notre langage peut toujours être rendu moins inexact, mais il ne peut jamais devenir tout à fait exact”Bertrand RUSSELL

b) la syntaxe

H.A Simon cite en exemple7je vis l’homme sur la colline avec le télescope“. Cette phrase a au moins trois interprétations possibles à la lumière du sens commun, un linguiste pouvant en trouver bien d’autres. Par contre, si je fais un dessin indiquant qui tient le télescope, il n’y a plus qu’une seule représentation possible. Si l’homme, souligne Simon, est capable de construire des langues, leur structure révèle les limites au traitement de l’information. Ces limites ne sont pas un problème technique de syntaxe: ce sont les limites mêmes au traitement de l’information par l’esprit humain.

c) la pragmatique

Le langage est orienté vers les objets, les monades de Leibniz, éléments isolés de leurs relations les uns avec les autres. Il nous attire donc à interroger essentiellement le contenu échangé dans une relation et une conversation et à prêter peu d’attention aux relations entre les personnes. Or, isoler un contenu du processus relationnel, c’est limiter notre compréhension des représentations à la recherche des causes. “J’aime les livres” de ce point de vue va uniquement nous inciter à rechercher ce qu’il y a d’aimable dans les livres, la cause de l’aimabilité d’un livre. Un point de vue pragmatique, au contraire, va s’intéresser à la compréhension globale de la relation entre le lecteur et le livre.

En adoptant un point de vue monadique, nous nous interrogeons sur la cause, l’origine, la raison, nous recherchons le pourquoi; en adoptant un point de vue pragmatique, nous posons la question “Quoi?”. Nous tentons de savoir ce qui se passe ici et maintenant.”8

Dans la dynamique du KJ, on ne va pas s’attacher à une explication de texte. “Bâtir un langage commun” va nous amener à nous intéresser à l’ensemble du langage comme tout indissociable d’un rapport à la réalité. Le rôle du coach est ici fondamental: “si la structure du phénomène relationnel – souligne Watzlawick– en tant que phénomène interpersonnel est par nature assez facilement repérable par l’observateur extérieur, elle est inaccessible aux partenaires eux-mêmes”. En amenant progressivement chacun à être animateur – ne produisant pas d’idées et se consacrant exclusivement à son rôle de régulation- le coach va permettre de passer à une position méta, de donner progressivement une importance croissante au processus relationnel par rapport au contenu. La compréhension des processus relationnels est avant tout une affaire de vécu: il ne sert à rien -et est même contre-productif- de donner des explications a priori faisant appel au raisonnement, car dans ce domaine, comme dans tous ceux où, selon la formule du bouddhisme zen, “l’oeil ne peut se voir lui-même”, la vision précède la compréhension. L’inverse est la plupart du temps faux : Watzlawick insiste sur la nécessité de mettre en doute “le postulat selon lequel l’intelligence préalable de ce lien (de causalité entre les phénomènes et le passé) est une condition sine qua non de tout changement. Dans la vie quotidienne, la prise de conscience et la compréhension accompagnent rarement le changement et la maturation, et le précèdent encore moins.”

3) Le processus

De ce qui vient d’être dit on peut déduire sans peine que la relation du groupe au KJ fait partie du KJ. La modélisation analytique – le dualisme cartésien – dispose qu’il est possible de décrire objectivement un phénomène, indépendamment de la subjectivité du sujet. Il n’en est rien en modélisation systémique: le sujet est pleinement acteur. Cela va avoir trois incidences sur le processus:

a) En application du théorème de Gödel, cette relation objet/sujet doit se définir en recourant à une proposition de niveau supérieur. Elle est définie par le projet que l’on se fixe en faisant le KJ. L’objectif de la démarche doit être clair et partagé. Il ne faut pas se tromper dans les explications données: c’est la finalité de l’exercice qu’il faut expliquer, avec les règles que cela induit, pas la méthode. La décision de faire le KJ est capitale. Lorsque l’on se retrouve dans la salle de travail face au panneau, la partie est quasi gagnée dès lors que les participants ont accepté d’entrer dans la dynamique de partage des représentations. Le coach devra donc garantir tout au long du processus une qualité de vie de groupe qui soit le reflet de ce projet et respecter scrupuleusement les règles de formes (organisation de la salle, traitement des étiquettes…) et d’animation ( écoute mutuelle, partage, expression de chacun, refus des jugements et des opinions).

La modélisation systémique postule que l’action de modéliser n’est pas neutre et que la représentation du phénomène n’est pas disjoignable de l’action du modélisateur. L’idéal de la modélisation ne sera plus dès lors l’objectivité du modèle, comme en modélisation analytique, mais la projectivité du système de modélisation: on caractérise la projectivité par la capacité du modélisateur à expliciter ses “projets de modélisation”, c’est à dire les finalités qu’il propose au modèle(…) le système de modélisation (…) se comprend comme auto-finalisant : il élabore ses projets, il est projectif.’ 9

b) Se fixer un projet, c’est travailler au niveau du “Quoi?”. C’est pour cette raison que le KJ n’est approprié qu’au traitement des questions de type “Quoi” et en aucun cas des questions du type “Comment? (Attention aux fausses questions “Quoi?” du type “Quels sont les moyens pour…?.” qui sont des “Comment?” déguisés). Le but du KJ est de mettre une situation en problème, et non de traiter un problème réputé déjà posé.

“Et la question “Quel est le problème?” appelle pour réponse : quel est ou quels sont les projets du systèmes de modélisation “sur” le phénomène considéré? Cet exercice s’avère à la fois familier et inhabituel

– familier en ce que l’on est accoutumé à proposer une réponse simple et unique à la question “Quel est le projet?”, réponse dont on présume, souvent à tort, qu’elle décomplexifira le problème, lequel sera alors passible d’une méthode analytique réductrice (…)

– inhabituel car (…) nous ne sommes pas habitués à l’exercice cognitif de formulation de nos propres projets ou de ceux des systèmes dans lesquels nous intervenons.” Jean Louis Le Moigne

c) La formulation du problème réalisée par le groupe ne sera donc pas la “réalité” au sens de la réalité objective de la modélisation analytique cartésienne, mais celle du projet qu’il se fixe en formulation sa représentation du problème. Il n’y a aucun élément “objectif” dans la construction du KJ: tout est le fruit de la décision du groupe, du choix des mots à l’agencement des idées pour constituer les familles, au titrage final. Répondre à “Quel est le problème?” c’est donc se fixer un projet pour traiter le phénomène choisi. Ce projet se définit de façon téléologique, par opposition à la causalité déterministe. Dans la causalité cartésienne, je vais chercher à expliquer un phénomène par l’analyse des causes qui l’ont produit afin d’identifier un déterminisme qui guidera mes actions. L’approche téléologique, au contraire, définit le système de représentation comme s’auto-finalisant. Il SE détermine lui-même. Faire un KJ, c’est faire oeuvre d’homme libre!

On accordera de ce fait beaucoup d’importance à la présentation finale du travail:- il doit être toujours daté, avec les noms des participants, pour bien montrer qu’il s’agit de la construction d’une vision à une date donnée, pas une vérité universelle.
  • il doit être restitué au groupe en fin de séance, au travers d’une présentation (voir plus loin) qui donnera sa cohérence à tout le travail de modélisation et permettra d’appréhender le travail final comme un tout: un contenu (la production finale), un processus (le travail de modélisation en équipe accompli) et un sens ( la finalité téléologique qui s’en dégage).

Niveaux de conceptualisation

Dans la dynamique du KJ, nous partons des faits, pour nous élever ensuite dans les niveaux d’abstraction. Quelle est la cohérence globale de ce modèle? Nous en avons une bonne illustration avec la “théorie des trois mondes” du physicien et épistémologue Karl Popper.

(…) le monde est constitué d’au moins d’au moins trois sous-mondes ontologiquement distincts; ou, dirais-je, il y a trois mondes : le premier est le monde physique, ou le monde des états physiques; le second est le monde mental, ou le monde des états mentaux; et le troisième monde est le monde des intelligibles, ou des idées au sens objectif; c’est le monde des objets de pensée possibles : le monde des théories en elles-mêmes et de leurs relations logiques ; des argumentations en elles-mêmes ; et des situations de problèmes en elles-mêmes”;·10

S’opposant directement à Hegel – qu’il a toujours violemment combattu comme étant le père du totalitarisme – Popper fait une distinction entre objet de pensée et processus de pensée qu’Hegel confond en une seule catégorie: la conscience de l’esprit objectif, ce qu’il résume dans son célèbre aphorisme “ce qui est réel est rationnel, seul ce qui est rationnel est réel”. Le premier et le troisième monde ne peuvent interagir, sauf au travers du second monde. Ainsi, lorsque je vois quelque chose (qui appartient au premier monde), je le vois avec mes yeux qui participent du processus de pensée (second monde) mais aussi avec mes outils de pensée (troisième monde) qui vont me rendre cette réalité intelligible. Ce que Popper a mis en avant, c’est l’autonomie du troisième monde. Les théories, les concepts et tous les “outils de pensée” ont une existence objective une fois que nous les avons créés, et nous en créons beaucoup plus que nous ne pouvons en utiliser à la fois. Cela a deux conséquences:

– Le développement du troisième monde est autonome comme fruit non-intentionnel de l’activité humaine: nous créons des théories et des concepts de manière intentionnelle, mai ils se développent à leur tour de manière non-intentionnelle par l’effet de rétro-action qu’a le troisième monde sur notre perception du réel et de l’interaction des théories entre elles. Les mathématiques sont l’exemple le plus clair de ce développement: elles sont à l’origine le produit intentionnel de l’activité humaine, mais la complexité du domaine ainsi créé fait apparaître des propriété mathématiques non-intentionnelles que nous ne sommes même pas capables d’expliquer·11. Le monde trois est donc indécidable au sens du théorème de Gödel.

– L’autonomie du troisième monde fait qu’il est accessible à notre compréhension et qu’il est criticable. L’objet de la découverte scientifique, selon Popper, est de démontrer que les théories vraies ne sont que des hypothèses – des outils de pensée – dont on n’a pu encore démontrer la fausseté.

Il n’ y a donc pas de limites à la connaissance (théorème de Gödel) et notre activité principale dans la compréhension des phénomènes va être la résolution de problèmes nés de la complexité même du troisième monde.

Ma thèse principale, c’est que toute analyse intellectuellement significative de l’activité de compréhension doit pour l’essentiel, et peut être même entièrement, procéder d’une analyse de notre maniement des éléments structuraux et outils du troisième monde

Karl Popper

Dans la dynamique du KJ, on va se pencher sur un phénomène du premier monde, un état de la situation. En se centrant sur le “Quoi?” on va faire porter l’effort de compréhension sur les éléments du troisième monde qui structurent le système de représentation. Ce lien n’étant possible qu’au travers du deuxième monde – l’expérience vécue par le groupe- le processus de vie qu’entreprend le groupe est au coeur de la réussite de l’expérience. Néanmoins le coach du groupe devra avoir pour objectif, au travers de cette expérience dans le monde deux, la compréhension par le groupe de ses cadres de références, de ses outils de pensées et des axiomes et postulats sur lesquels il construit sa représentation.

Il va donc travailler sur deux registres: l’un explicite, le coaching du processus – que l’on pourrait appeler “aventures dans le deuxième monde” – et l’autre explicite pour lui mais non explicite au début pour les participants, la compréhension critique des outils et structures du troisième monde qui rétroagissent sur la perception du monde un, et influencent nos décisions.

La mise par écrit des idées, le partage des représentations dans la première phase de l’exercice est un premier passage du monde un au monde trois. De l’émergence de cette compréhension du monde trois par le groupe va naître sa capacité à prendre des décisions. Faire un KJ, c’est se définir des buts au travers d’une modélisation du réel. A partir d’un KJ il peut y avoir des mois ou des années de travail en termes de plans d’action. Ne pas voir cela, c’est galvauder le processus.

Valeur et vérité.

Nous devrons être nécessairement succinct sur ce qui le plus vieux problème de la philosophie. Les valeurs ne sont pas “vraies”, mais ce qui donne du sens. La vérité est elle, toujours relative et contingente puisque l’on ne sait jamais les frontières de notre connaissance et que le but même de la résolution de problème et de la découverte scientifique est de montrer que toute vérité est une théorie dont on n’a pu encore démontrer la fausseté.

Cela nous entraîne-t-il pour autant vers le relativisme des valeurs? La tentation est grande si l’on ne sait pas -comme nous y invite Comte-Sponville12 – disjoindre les ordres qui prétendent tous deux à l’universel, la valeur et la vérité. Il y a une vérité universelle “Ce qui est vrai, c’est ce qui est adéquat au réel”. Auschwitz est vrai. Par contre la justice n’est pas vraie car le réel n’est pas juste. Ce qui va réconcilier la valeur et la vérité, c’est notre volonté, notre décision. Et il y aura décision si nous nous donnons un projet. C’est à cela que sert le KJ.

“-la décision complexe présente un caractère fondamentalement téléologique, ou prospectif

-les problèmes ne sont pas donnés a priori mais construits : il n’y a décision que parcequ’il y a projet, projet a priori complexe, modélisé par un processus de finalisation...” Jean-Louis Le Moigne.

La construction par inférences axiomatiques à partir des faits

La règle de base de la dynamique du KJ est de partir des faits. Par fait, on entend énoncé d’une donnée, dite verbale, pouvant être reliée directement à la réalité, mais qui ne sera jamais la donnée pure. Dès que j’utilise le langage, j’introduis de l’inférence, c’est à dire l’ensemble de la relation pragmatique-syntaxe-sémantique propre à tout système de représentation. La donnée verbale est, pour reprendre l’expression de Bertrand Russell, asymptote à la donnée pure. En utilisant un langage-objet (du type dictionnaire) je peux limiter au minimum le rôle de la syntaxe en tant que codification. L’exercice est inhabituel, et il faut prohiber absolument:

– Les jugements et les opinions, qui sont des valeurs et ne sont donc jamais vrais, et qui sont inappropriés à un partage des représentations;

– les phrases sans verbe qui ne permettent pas de situer le niveau d’abstraction

– les phrases qui comportent plusieurs idées: une modélisation systémique va porter son attention sur les interactions entre les éléments. Si je veux pouvoir lire la complexité, je dois garder visibles ces interactions en identifiant clairement les sous-ensembles. Si une donnée est elle-même trop complexe et peut être interprétée de diverses manières, je créé une complexité que je ne peux plus lire.

A défaut, on sombre dans l’arnacologie

La phase la plus importante du travail est le partage des représentations qui a lieu lors de la phase d’appropriation des étiquettes par le groupe. L’objectif est ici de collecter et de partager une multitude de vision sur le même phénomène. Les données verbales de niveau factuel sont par définition vraies au sens ou je ne peux contester à un participant le droit de lire la réalité de telle manière, par contre je pourrai toujours contester telle interprétation, tel jugement de valeur. C’est pour cela qu’il est si important de les prohiber lors de cette première étape. Lors de cette phase, le groupe construit la première pierre de son langage commun, qui sera la fondation de l’ensemble du système de représentation: qu’une donnée soit confuse ou donne lieu à interprétation et c’est toute la modélisation ultérieure qui sera incertaine.

 

Les arnacologues en action

La forme évoluée de l’arnacologie à l’heure des technologies de l’information:

Une fois la base construite, la modélisation va ensuite procéder par axiomatique inférentielle:

Inférence: on va progresser sur l’échelle d’abstraction en regroupant les données verbales en concepts. Ce regroupement demande beaucoup de rigueur et d’intuition. Le principe de regroupement est “qu’est-ce que ces données mises ensemble veulent dire? quelle idée suggère-t-elle?”. Il y a inférence en ce que l’idée ainsi créée se référera non plus à des faits, mais à des données verbales. Un titre de premier niveau, s’il était proposé directement comme donnée verbale, devrait être refusé comme étant trop abstrait. L’inférence doit se situer au bon niveau: elle ne doit pas aller trop haut et ne doit être fondée que sur les données verbales situées dans la famille qu’elle regroupe. A l’inverse elle ne doit pas reformuler et faire une simple synthèse des données qu’elle contient, car il n’y a alors plus d’inférence.

Axiomatique: en logique systémique, le réel ne nous est pas donné: il n’existe donc pas une loi logique de regroupement pré-déterminée. Le choix du regroupement est, dés ce premier niveau, l’expression du projet en émergence au sein du groupe. Le choix du regroupement est donc bien un choix, et non la découverte d’une logique immanente. Ce choix ne pouvant se justifier que par lui même (théorème de Gödel), c’est un axiome. C’est sur cet ensemble d’axiomes que va se construire le modèle. Il importe qu’ils soient explicites et précis.

Ces deux phases, validation du langage-objet et constitution du premier niveau d’axiomatique, sont les plus importantes. Si l’on dispose de peu de temps ou si l’on à faire à un public difficile, le travail de construction axiomatique peut être poursuivi par des professionnels, à la condition expresse qu’il fasse valider par les participants leur construction.

L’échelle d’abstraction

Une fois terminé, le travail constitue un tout indissociable: la phrase finale ne peut se définir qu’au regard de cet ensemble d’inférences axiomatiques. Chaque mot doit y trouver sa définition. La production finale est non seulement indissociable en tant que contenu mais également en tant que processus. C’est pour cela qu’il est important que le document soit daté et que soient mentionnés les participants. Le jour où vous aurez à faire deux KJ simultanément sur la même question, vous comprendrez toute l’importance de cet indissociabilité du KJ.


LA DYNAMIQUE DU KJ

La réalisation d’un KJ se heurte à quelques problèmes récurrents:

Le groupe fait partie du système de représentation

Le KJ se prépare. Il est inutile -et même nuisible- d’expliquer la méthode. Il est par contre essentiel de recueillir l’assentiment du groupe pour travailler sur la question posée en en restant au niveau du “Quoi?”. Cela suppose un travail préalable de choix de la question. Le coach veillera à ce que sa formulation réserve toutes les possibilités d’émergence de projets. Il faut ainsi éviter les questions du type “Quelles sont les causes….?” ou “Quels sont les moyens…?”, qui ramènerait le groupe tout droit dans une logique analytique. Si tous les membres du groupe n’ont pas participé aux travaux préparatoires, il est important de préciser la dynamique dans laquelle on se trouve et pourquoi on a souhaité leur présence.

La dynamique du KJ fait appel tant au cerveau gauche qu’au cerveau droit. La rigueur du processus de modélisation et le soutien continu du processus de créativité exige une règle du jeu que le coach fera respecter:

– on ne peut participer partiellement à un KJ,

– l’accueil de l’expression de l’autre est une condition incontournable de la réussite du travail,

– les étapes de validation (données verbales et titrages) sont irréversibles.Une personne qui accepte un choix par opportunisme, en gardant pour plus tard l’expression de son désaccord invalide tout le travail et à tout le moins se met hors du groupe.

Changer son regard

Le changement de paradigme auquel invite le KJ est dérangeant pour être créateur. La plupart des groupes éprouvent les plus grandes difficultés à faire les différences entre faits et opinions, entre valeurs et vérité. Quelques exercices montrant la portée du changement de paradigme ou illustrant les paradoxes de Korzybski seront utiles pour chauffer le groupe. Le KJ ne pourra valablement se faire que s’il y a d’une part un intérêt du groupe pour traiter le problème, d’autre part si la règle du jeu est suffisamment explicite pour être acceptée.

Tout le talent du coach va consister à développer les capacités d’expression du groupe dans ce climat de rigueur méthodologique. Si l’expression du groupe se situe à un niveau trop abstrait -ce qui arrive souvent avec les groupes de cadres supérieurs- il devra se livrer à un travail de questionnement pour faire émerger la réalité factuelle qui se situe derrière. Généralement en questionnant on découvre une réalité beaucoup plus riche que ce qu’il en transparaissait dans une première formulation synthétique, sinon absconse. Il importera alors de souligner cette richesse à l’auteur pour l’amener à rédiger à nouveau sa fiche sans qu’il en soit contrarié. La dynamique du KJ fait rapidement apparaître les jeux au sein des groupes: il importe de les prendre en compte et de les réguler.

Les points clés du déroulement

a) La validation des données verbales

Pour lancer la dynamique il est généralement nécessaire d’obtenir quelques étiquettes. L’humour et la capacité d’entraînement du coach seront indispensable pour éviter que l’inconfort des premiers instants se transforme en critiques contre la méthode. Au cours de la phase de validation on observe généralement une vampirisation des idées, chacun apportant son commentaire sur l’étiquette qui vient d’être lue. Il est important de donner la parole à son auteur, de lui demander d’expliquer ce qu’il veut dire et de valider en groupe la sémantique et la syntaxe employée pour décrire le phénomène. Il est primordial d’insister sur le fait que les idées, une fois validées, ne sont plus la propriété de leurs auteurs, mais la propriété du groupe.

b) La validation des niveaux d’inférence: le titrage

On constate deux difficultés:

– Les premiers regroupement peuvent comporter un grand nombre d’idées, or au delà de 3 à 5 idées par famille on perd de la substance.

– Le titrage oscille entre deux extrêmes: soit il est une reformulation simple des étiquettes qu’il contient, soit il s’envole dans les niveaux d’abstraction. A chaque étape il faut vérifier qu’il y a bien inférence au sens systémique, c’est à dire que le titre soit supérieur en valeur à la somme des parties, et que cette inférence est fondée par les idées contenues dans la famille titrée). La tentation est grande dans les groupes de revenir à des schémas de représentation connus, et des participants sont souvent très attachés, parfois par des moyens habiles, à vouloir faire triompher leur point de vue quitte à forcer le sens de la construction du KJ. Ex: “64% des ouvriers ont fait grève” et “la grève a duré 3 semaines” ne doit pas être titré “les 2/3 des ouvriers ont fait grève 3 semaines” (pas d’inférence) ni “le climat social se dégrade dans l’entreprise” (inférence non fondée), mais plutôt “Nous avons vécu une grève dure” (le concept de dureté est fondé sur le nombre de grévistes et la durée de la grève)

On constate également deux pièges:

– les pièges sémantiques: dans l’exemple cité, le facteur de regroupement ne doit pas être le mot “grève”, mais bien l’idée générée par le regroupement.

  • les chaînes causales: la culture analytique nous invite à classer les choses en ce qu’elles sont la conséquence l’une de l’autre. Ce type de regroupement doit être écarté.

Le titre doit toujours garder le même format sujet-verbe-complément. Il ne doit en aucun cas exprimer une solution (“Il faut…”, “nous devons…”) mais la formulation d’une situation problématique.

c) Le pilotage de l’émergence

Le regroupement est l’illustration parfaite du caractère heuristique de la démarche: il ne s’agit pas de chercher un regroupement optimu au regard d’une logique immanente. Formellement il ya une quantité non-définie de regroupements possibles. Le choix d’opérer un regroupement nait de la décision du groupe de faire émerger tel sous-ensemble, tel concept, parce cela semble adéquat au projet du groupe. Ce serait une grave erreur de considérer le regroupement comme un simple exercice de logique formelle, qui pourrait s’illustrer, par exemple, par des titres généraux et non finalisant, du type “Qualité” “Conception” “Cohésion d’équipe”…Le titre donné au premier niveau de regroupement est l’expression d’un sous-système du projet que se donne le groupe. Regrouper participe du processus de finalisation du projet du groupe

d) Le vote

Le vote est une étape difficile d’une part parcequ’il intervient à un moment où le groupe est fatigué, d’autre part parcequ’il demande de dégager l’essentiel de l’important et est en cela frustrant. La procédure de vote doit être expliquée avec précision, l’expérience montrant que les groupes ont du mal à la comprendre. Le vote va refléter ce qui, pour les participants est l’essentiel dans la configuration du problème à résoudre. On put dire qu’il s’agit de donner le plus de poids à ce qui est structurant, de dégager les principes d’ordre autour desquels va s’organiser le modèle. Est-ce à dire que les points qui seront les moins pondérés seront laissés de côté? Non, s’agissant de dégager ce qui est structurant on pourra réoganiser le modèle autour de ces points forts, et les points plus faibles apparaîtront comme des sous-systèmes de réalisation de ces points forts.

Son résultat est généralement désappointant: il met en relief les préoccupations du moment, ce qui doit être contourné pour atteindre la finalité téléologique qui généralement recueille peu de voix car n’étant pas encore suffisamment opérationnelle. C’est en cela que le vote va permettre d’identifier les points de blocage de la situation et de mettre en place les plans d’actions. Le vote nous indique ce qui grippe, il ne porte pas de jugement sur la valeur des familles et des axiomes qui les titre. Certains groupes ont des réflexes “politiquement corrects” en constatant ce fait et et ce qui peut apparaître comme un manque d’ambition. Par exemple, si le diagramme fait apparaître comme finalité le gain en parts de marché et la construction d’une entreprise vivante, le vote pourra mettre l’accent sur les efforts à faire en matière de qualité. C’est tout l’intérêt du travail que de mettre les problèmes quotidiens en rapport avec une perspective téléologique, et d’inscrire les problèmes techniques comme partie du tout qui sait se finaliser.

Un autre problème est les niveaux de vote: on vote toujours sur les titres rouges de premier niveau. Il n’y a pas de difficulté d’interprétation quand il y a focalisation massive des votes sur une famille, ce qui est fréquemment le cas. Mais dès qu’il y a dispersion il va falloir la prendre en compte: la dispersion peut affaire apparaître une prédominance de préoccupation au niveau du titrage de second niveau, si la dispersion sur les titres de premier niveau se fait au sein d’une même famille de second niveau. Dans certains cas, les votes sur les titres rouges peut les faire apparaître comme secondaire alors même que la totalisation au niveau de leur regroupement en titre bleu le fait apparaître comme principal Qu’en conclure? il faut prendre acte de cette prédominance mais constater que la dispersion au niveau rouge traduit une incertitude quand aux axes opérationnelles. L’objectif générique peut être bien identifié, mais sa déclinaison en objectifs opérationnels peut-être imparfaite. Nous sommes bien évidement ici en “logique floue”, et la computation des votes ne fait apparaître aucune vérité analytique. Un traitement plus rigoureux avec le logiciel “Descriptor” pourra permettre d’affiner ces choix.

Descriptor va permettre de valider la cohérence des choix entre eux. Son principe est de faire comparer l’ensemble des éléments 2 à 2, soit il y a N éléments, de faire (N-1)/2 comparaisons. Il permettra d’exprimer ces poids en termes de préférences.

Au final, la famille (= le sous-système) la plus pondérée constituera le point de départ du plan d’action. On en déroulera une arborescence d’action afin d’isoler les actions élémentaires qui seront les variables clés à piloter pour réaliser l’objectif.


Notes :

1 H.A SIMON ” Sciences des systèmes, sciences de l’artificiel”

2 G. BACHELARD “La formation de l’esprit scientifique” 1938

3 Edgar MORIN “La nature de la nature”

4 Jean-Louis Le Moigne “La modélisation des systèmes complexes” P. 102

5 Bertrand RUSSELL “Signification et vérité”, Coll. champs Flammarion P.66

6 Etienne KLEIN “Conversations avec le sphinx”, Albin Michel, p.34

7 op. cit. p. 81

8 Paul Watzlawick “Les cheveux du baron de Münchausen”, seuil, p.15

9 Jean-Louis Le MOIGNE, La modélisation des systèmes complexes

10 Karl Popper “La connaissance objective” Aubier, p. 247

9 Ainsi la théorie des nombres premiers: on sait (conjecture de Goldbach) que tout nombre pair est la somme de deux nombres premiers, mais sans avoir jamais pu le démontrer, de sorte que cette conjecture est indécidable.

11 Voir l’avant-dernier chapitre de “Valeur et vérité” PUF.


Manuel pratique de réalisation d’un atelier KJ:

La présente brochure établit les fondamentaux épistémologiques de la méthode qui étayent sa validité. Ils ne peuvent être utilisés pour la conduite d’un atelier de résolution de problèmes et ne doivent surtout pas l’être au risque de contre-performances graves. La présente brochure a pour seule finalité la formation théorique de l’animateur. Il est contre-performant de se référer à des concepts théoriques pour l’animation pratique d’un atelier de résoplution de problèmes. Nous avons réalisé à cet effet un [wpfilebase tag=file id=22 /]. Si vous envisagez de réaliser un atelier de résolution de problèmes, j’offre aux abonnés de la liste la possibilité de télécharger le guide  que j’ai réalisé .


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